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Leçon de bonheur national brut au Bhoutan

 

La Tribune, 27 août 2010

Le petit royaume himalayen tente, avec son concept de « Bonheur National Brut », de bâtir un modèle de développement qui conjugue croissance économique, respect de l’environnement et bonheur individuel.

Voir le diaporama associé et l'article Le Bhoutan, paradis environnemental

 

« Le principe du Bonheur National Brut (BNB) est complètement innovant. C’est une excellente chose que le Bhoutan dise au monde qu’il veut se développer, mais qu’il y a d’autres facteurs à prendre en compte comme l’environnement, la culture, la spiritualité... » : à en croire Mark LaPrairie, représentant de la Banque mondiale au Bhoutan, ce minuscule royaume himalayen pourrait bien fournir des éléments de réponse à des questions que le monde entier se pose sur la nature du progrès économique et la façon de le mesurer... « Il y a un mécontentement croissant sur la notion de PIB (produit intérieur brut) », explique Basudeb Chaudhuri, économiste franco-indien basé à Delhi, « car cet indicateur masque la répartition des revenus et ne reflète pas la notion de bien-être ». Crise économique oblige, et panne de croissance dans les pays industrialisés, les réflexions sur la façon d’évaluer le développement se multiplient. Mais le royaume du Bhoutan fait œuvre de pionnier en la matière.

Il y a plus de trente ans que ce pays coincé entre l’Inde et la Chine et qui compte aujourd’hui 680.000 habitants élabore le concept du « bonheur national brut » (BNB). « Il s’agit d’une philosophie du développement, et non pas d’une simple politique », explique V. Namgyel, ambassadeur du royaume à New Delhi. Cette philosophie s’appuie sur quatre « piliers » : un développement socio-économique durable et équitable, la protection de l’environnement, la promotion de la culture et la bonne gouvernance. Ce qui est intéressant, note un diplomate occidental, c’est que cette doctrine amène le Bhoutan à prendre des décisions clairement « différentes ». Des exemples : le Bhoutan, qui est constitué de montagnes boisées, a inscrit dans sa Constitution l’obligation de préserver une couverture de forêts d’au moins 60 % du territoire, ce qui le prive de recettes considérables. Et en matière de tourisme, le pays pratique une extrême retenue, n’accueillant que quelques dizaines de milliers de visiteurs par an en leur imposant des dépenses d’au moins 200 dollars par jour et par personne.

Les forêts du pays sont jalousement préservées

Ces grands principes de développement prudent, respectueux de l’environnement, de la culture et des traditions suscitent une adhésion quasi universelle dans le pays. Mais les choses se gâtent quand il s’agit de passer à l’application concrète du BNB. Au point que l’on a parfois l’impression qu’il y a autant de visions du bonheur national brut qu’il y a de Bhoutanais...

Désireuses de transformer le concept du BNB en instrument effectif de gouvernance, les autorités de Thimphu, la capitale du royaume, ont chargé un centre de réflexion, le Centre for Bhutan Studies, d’élaborer des outils de mesure et de calculer un indice du BNB. Tous les deux ans, environ 9.000 habitants du royaume vont devoir répondre à plusieurs centaines de questions sur leur vie personnelle, permettant d’élaborer 72 indicateurs qui vont de la fréquence des sentiments de jalousie ressentis par l’intéressé jusqu’à la participation aux jeux traditionnels (tir à l’arc et fléchettes) en passant par le temps de sommeil. L’idée, c’est que les ministères examinent ces indicateurs et élaborent leurs politiques de façon à les améliorer.

Mais tout le monde n’adhère pas à cette lourde mécanique, très normative (le citoyen qui médite souvent a une meilleure note que celui qui ne médite pas...). « Le ministère des Affaires économiques dit qu’il croit au BNB, mais il agit différemment, déplore Dasho Karma Ura, président du CBS, pour eux, il n’y a que l’activité économique qui compte, produire, construire, exporter... »

« Le BNB? J’essaye toujours de comprendre, note un Occidental spécialiste du pays. C’est bien comme vision à long terme, mais ils consacrent trop d’efforts à sa mise en œuvre dans des microdomaines. On a vu des séminaires sur le thème “Comment appliquer le BNB dans l’enseignement des mathématiques” ! Ce n’est pas vraiment utile. » De son côté, même s’il est enthousiaste sur le principe et sur l’utilité des indicateurs pour décrire l’évolution de la société, Mark LaPrairie admet que les Bhoutanais « mettent peut-être un peu trop de zèle à quantifier » le bonheur national brut. Sur le fond, les conséquences de la mise en œuvre du BNB sont également critiquées. « Nous sommes nombreux à avoir des sentiments mêlés sur le BNB », affirme Tobgay Sonam Namgyel, directeur du Bhutan Trust Fund for Environmental Conservation et secrétaire du frère du roi. « Le concept est bon, mais c’est une question d’équilibre : nous allons trop du côté du BNB alors que nous avons besoin de bâtir une économie forte, quoique verte », explique-t-il. Défenseur acharnée des principes du BNB, Siok Sian Pek-Dorji, directrice du Bhutan Centre for Media and Democracy, s’inquiète aussi de certaines conséquences : « Nous avons une politique de développement lent dans le tourisme, dans l’industrie, dans la forêt, dans les mines, mais le peuple va commencer à demander des résultats. » Alors que le pays est devenu une monarchie parlementaire en 2008, les attentes de la population, et notamment de la jeunesse, de plus en plus éduquée mais qui a du mal à trouver des emplois qualifiés, ne cessent d’augmenter. En fait, avance, conciliant, le ministre de l’Information Nandalal Rai, « la réalité, c’est qu’il y a une forte corrélation entre le PIB et le BNB, le tout est de trouver le bon équilibre ».

Le respect des traditions est omniprésent, jusqu'au port quasi permanent du costume traditionnel

Le ministre peut se réjouir à cet égard : le Bhoutan semble pour le moment avoir trouvé un tel équilibre, même s’il est fragile. Dans ce pays où le PIB par habitant, 1.900 dollars, est très supérieur à celui de ses voisins, grâce surtout à de grosses ressources hydroélectriques, et où prévaut une certaine sérénité bouddhiste, « je crois vraiment que les gens sont plus heureux que dans le reste du monde, affirme Pavan Varma, ambassadeur d’Inde à Thimphu et auteur de nombreux ouvrages sur la société indienne. Ils ont trouvé la voie du juste milieu ».

Nul ne sait combien de temps le bonheur national brut résistera aux tensions nées de l’ouverture sur le monde et des attentes croissantes de la population. Mais en proclamant que le développement matériel n’est pas la réponse à tous les problèmes, le Bhoutan lance « un message de bon sens dans un monde qui croule sous le matérialisme », ajoute Pavan Varma. Mais qui écoutera le Bhoutan ?

PATRICK DE JACQUELOT

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