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A Mysore, dans la bulle dorée d’Infosys

 

Thèmes: Business - Société

Les Echos, 22 juin 2011

Sur son campus pharaonique, non loin de Bangalore, la SSII indienne initie à l’informatique l’élite de la jeunesse du pays. Près de 27.000 étudiants seront formés cette année dans cet univers de luxe débridé et d’impitoyable compétition...

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La route qui mène de Bangalore, capitale indienne de la high-tech, à Mysore est plutôt meilleure que la moyenne en Inde, avec de larges portions à deux fois deux voies. Du coup, il ne faut guère plus de trois heures pour couvrir les 140 kilomètres qui séparent ces deux villes du Karnataka, au sud du pays. Mais quand on s’engage sur la route qui contourne la cité, la situation se dégrade : des portions entières de chaussée sont inexistantes et la voiture doit parfois négocier au pas de profondes ornières. Rien que de très normal en Inde.

Ce qui l’est beaucoup moins, c’est ce qui attend le visiteur une fois franchies les barrières d’un vaste complexe dans la banlieue de la ville : des pelouses immaculées, des bouquets d’arbres superbes, une voirie impeccable fréquentée essentiellement par des véhicules électriques et des bicyclettes en libre-service. Des bâtiments de tous styles apparaissent derrière les frondaisons. Un vaste dôme de marbre blanc et or se détache. Bienvenue au Global Education Center d’Infosys, le centre de formation qui est au cœur de la fabuleuse montée en puissance depuis dix ans de la deuxième SSII indienne.

Les qualificatifs manquent pour décrire ce véritable palais du XXIe siècle, non moins extravagant que celui des anciens maharajas – mais beaucoup plus grand. Le centre d’Infosys à Mysore occupe 136 hectares et comporte 828.000 mètres carrés de surfaces construites. Un peu plus de 10.000 chambres attendent les stagiaires. L’ensemble représente un investissement de 260 millions d’euros... Inaugurant le deuxième centre de formation il y a deux ans, Sonia Gandhi – la personnalité la plus puissante du pays, présidente du Parti du Congrès et de la coalition gouvernementale – a résumé la chose en un mot : « Un monument ! »

Le deuxième centre, le plus somptueux

Besoins colossaux d’informaticiens

Pourquoi avoir fait si grand ? « Parce que nous pensons grand », répond sobrement Sundaresan Krishnan Iyer, responsable de la formation et de la recherche... Si le groupe a bâti cet invraisemblable complexe, ce n’est pas pour le seul plaisir d’impressionner la clientèle. Après tout, Infosys n’est pas devenu en trente ans une société de 6 milliards de dollars de chiffre d’affaires, de 130.000 salariés et de 40 milliards de dollars de capitalisation sur le Nasdaq en jetant l’argent par les fenêtres. Mais le centre de formation de Mysore répond à un problème très précis : la dramatique insuffisance du nombre de jeunes informaticiens indiens directement opérationnels.

« Si nous voulons que nos logiciels soient de classe mondiale, il faut que nos équipes travaillent dans un environnement qui soit lui aussi de classe mondiale. »
NARAYANA MURTHY FONDATEUR ET PRÉSIDENT D’INFOSYS

Il faut dire que les besoins des groupes informatiques du pays sont colossaux. Pour la seule année en cours, Infosys prévoit d’engager 26.800 débutants. Et le système académique ne suit pas. Selon une étude réalisée l’année dernière par la firme spécialisée Aspiring Minds, la proportion de diplômés qui peuvent être mis au travail par les entreprises informatiques sans avoir reçu une formation maison de plusieurs mois « peut être estimée de façon optimiste à 5,97 % » ! Les raisons de cette situation catastrophique sont multiples : approche beaucoup trop académique et théorique de l’enseignement, prolifération d’instituts très médiocres, etc. En outre, affirme Sundaresan Iyer, « il y a aussi les diplômés qui partent à l’étranger ou qui créent une start-up ».

Pour Infosys et ses concurrents, il n’y a qu’une solution : puisque le personnel opérationnel n’existe pas, il faut le former. La SSII a élaboré une politique de recrutement qui consiste à prendre les meilleurs diplômés des instituts de technologie, quelle que soit leur spécialité. « Nous recrutons des jeunes brillants, avec d’excellentes capacités analytiques », détaille Ramesh Babu, vice-président du département éducation et recherche au quartier général du groupe, à Bangalore, mais il peut s’agir de diplômés en mécanique, en électronique ou dans n’importe quel autre domaine. « Ensuite, poursuit-il, nous avons six mois pour en faire des professionnels du logiciel. » Une politique suivie par les autres géants de la profession : TCS, le numéro un du secteur, dispose d’un très gros centre de formation à Chennai.

La raison d’être du centre de Mysore est donc là : il s’agit d’accueillir les nouvelles recrues pour six mois de formation intensive. Le complexe comprend une gamme d’équipements dont probablement pas une ville indienne de 20.000 habitants ne dispose : vaste piscine ombragée par des palmiers, stades d’athlétisme, de cricket, courts de tennis, sept ensembles de restaurants, théâtre de plein air, cinémas, etc. Sans oublier les agences bancaires, un supermarché, des boutiques de vêtements, une librairie...

Un programme infernal

D'impressionnantes mosaïques de marbre

Si l’ensemble, à l’ombre d’une luxuriante végétation tropicale, ressemble à un village de vacances de luxe, la réalité est bien différente : les jeunes « infoscions », comme on les appelle, sont soumis à un programme infernal. Après une formation générale de deux mois aux principes fondamentaux de l’informatique et de la programmation, les recrues sont initiées aux mystères de technologies précises : Microsoft, Sun Java, IBM, etc. L’ensemble se termine par la gestion d’un projet en conditions réelles. En parallèle, les étudiants reçoivent des formations générales (techniques de communication, de comportement, anglais...). Tout cet enseignement est découpé en de nombreux modules, dont chacun est évalué. Et gare aux élèves sous-performants !

Cette entrée dans la vie active est l’occasion d’inculquer aux jeunes diplômés « un sens de la discipline, explique Sundaresan Iyer. La ponctualité aux cours est exigée, le port de la cravate pour les garçons est obligatoire les lundis et mardis... » C’est d’ailleurs justement parce qu’à Mysore on ne plaisante pas que l’abondance et le luxe des installations sont justifiés, explique Narayana Murthy, fondateur et président du groupe : « Notre programme de formation est extrêmement dur et exige un effort de douze à quatorze heures par jour. C’est pourquoi il faut fournir aux jeunes tout cela. Si nous voulons que nos logiciels soient de classe mondiale, il faut que nos équipes travaillent dans un environnement qui soit lui aussi de classe mondiale. »

Soif de réussir

Le séjour à Mysore, autrement dit, « est très compétitif. Nous voulons tous faire partie des meilleurs ! », lance Mukulika, une jeune diplômée. La compétition est d’autant plus vive que ceux qui ne se sortent pas des contrôles en continu sont éliminés : de 5 à 6 % des recrues connaissent ce triste sort. Autant le fait d’avoir réussi ses études et d’être embauché par une entreprise aussi prestigieuse qu’Infosys est vécu comme un triomphe, autant s’en faire exclure après six mois est une catastrophe. « En Inde, explique Sundaresan Iyer, la famille, les voisins s’intéressent de très près à ce que vous faites ! Si un étudiant rentre chez lui parce qu’il a échoué, comment va-t-il affronter son entourage ? » Dès lors, reconnaît Arjun, un assistant d’enseignement, « la peur de l’échec est le principal moteur pour tous ces stagiaires ». Et, comme si tout cela ne suffisait pas, l’entreprise rajoute un élément de motivation : les salaires de départ tiendront compte des performances individuelles pendant la formation.

Ceux pour qui tout se passe bien ont devant eux un avenir brillant. Un salaire de départ de l’ordre de 25.000 roupies par mois (380 euros), très supérieur le plus souvent aux revenus de leurs parents, et des perspectives illimitées.


Le premier centre n'est pas mal non plus...

La soif de réussir, si caractéristique de la jeunesse indienne en général et de cette élite étudiante en particulier, va encore beaucoup plus loin : car si les recrues d’Infosys se forment aux critères professionnels occidentaux, leur vie personnelle demeure enfermée dans un cadre très indien. « Toute leur vie privée va être déterminée par leur carrière », n’hésite pas à dire le responsable des études. Explication : ces jeunes « infoscions » sont issus pour la plupart de milieux forts modestes. Le fait d’entrer dans une compagnie de standing international améliore énormément leurs perspectives sur le marché du mariage. Une jeune fille qui a un emploi prestigieux va relever ses exigences vis-à-vis de son futur mari. Dans les familles peu aisées, la fille pourra financer elle-même le coût de son mariage après quelques années de vie professionnelle.

Un rêve, travailler à l’étranger

Les milliers de jeunes qui se pressent dans l’immense campus jouent donc gros. Certains, venus de régions lointaines du pays, ont du mal à s’adapter. D’autres tirent la conclusion qu’ils veulent poursuivre des études plus approfondies et s’en vont. Certains craquent carrément. Ceux pour qui tout se passe bien – la grande majorité tout de même ! – ont devant eux un avenir brillant. Un salaire de départ de l’ordre de 25.000 roupies par mois (380 euros), très supérieur le plus souvent aux revenus de leurs parents, et des perspectives illimitées. « Quand j’arriverai au bout de mes six mois, je serai fière d’avoir survécu et de m’être amusée en même temps », lance Shreegete, une étudiante visiblement sûre d’elle. Et de quelle évolution de carrière rêvent cette jeune fille et ses camarades ? « Aller travailler à l’étranger » dans les filiales internationales d’Infosys, aux Etats-Unis notamment, ce qui constitue « la récompense des plus performants », répondent-ils en chœur. La meilleure façon, après tout, d’aller retrouver le mode de vie « de classe mondiale » qu’ils auront découvert pendant les six mois passés dans la bulle dorée de Mysore.

PATRICK DE JACQUELOT
ENVOYÉ SPÉCIAL À MYSORE

Encadré

Le campus en chiffres

Superficie : 136 hectares, 828.000 mètres carrés de bâtiments.
Centre de formation n° 1 : 41.000 mètres carrés (capacité : 4.500 étudiants ; bibliothèque de 60.000 volumes).
Centre de formation n° 2 : 93.000 mètres carrés (capacité : 9.500 étudiants ; bibliothèque de 80.000 volumes).
Logements : 10.120 chambres (capacité : 12.470 personnes).
Equipements sportifs : stade d’athlétisme, terrain de cricket, deux terrains de basket-ball, un terrain de volley-ball, huit courts de tennis...
Restauration : sept complexes de restaurants, capables de nourrir 10.871 personnes simultanément.
Théâtre de plein air d’une capacité de 4.000 personnes.
Auditorium de 1.056 places.
Trois cinémas de 145 places chacun.
Centre de loisirs avec piscine, gymnase, centre de yoga et de méditation, six courts de badminton, quatre de squash, ping-pong, billards, bowling,
Services : supermarché, salon de coiffure, banques, opérateurs de télécoms, centre médical...

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