Accueil

Articles

Photos

Profil

Contact

Chennai : plongée au coeur de l'industrie française en Inde

 

Les Echos, 17 mai 2013

REPORTAGE // De Renault à Michelin, les plus grands groupes français s'installent autour de l'ex-Madras, au sud de l'Inde, pour profiter d'un climat d'investissement favorable. Mais entre les coupures d'électricité, le manque d'eau et la corruption, de grosses difficultés persistent sur le terrain.

Patrick de Jacquelot
— Envoyé spécial à Chennai

Le Français qui se dirige vers Oragadan, au sud-ouest de Chennai, capitale de l'Etat indien du Tamil Nadu, pourrait presque se croire dans une grande banlieue de l'Hexagone - si ce n'était l'état des routes, nettement moins bon, et les palmiers, nettement plus nombreux. A peine passé devant une usine Alstom d'équipement électrique, le voilà qui arrive devant les immenses bâtiments de Renault-Nissan. Non loin de là, c'est Valeo qui a un site industriel. Et à une quinzaine de kilomètres, le logo bleu et blanc de Saint-Gobain surplombe de vastes installations. Comme un petit air d'industries bien de chez nous qui souffle sur les côtes du golfe du Bengale…

Et il ne s'agit pas d'installations de deuxième ordre. L'usine Renault-Nissan ? Toute neuve ou presque, puisqu'inaugurée en 2010, c'est la seule usine construite à partir de zéro par l'alliance des constructeurs français et japonais, pour un investissement de 650 millions d'euros. Les deux chaînes de montage ont une capacité de 400.000 véhicules par an et emploient 7.000 salariés. Chiffre qui n'inclut pas les 3.000 personnes travaillant à 20 km de là, dans le centre de R&D de Renault Nissan. L'usine Saint-Gobain ? C'est « le plus gros complexe intégré du groupe dans le monde », affirme B. Santhanam, patron du verrier en Inde. Un complexe développé sur une douzaine d'années pour un investissement de 300 millions d'euros.

L'usine Michelin en construction (photo Michelin)

Ce n'est pas tout. Si, en partant de Chennai, connue jadis sous le nom de Madras, on se dirige vers le nord, on arrive au bout d'une cinquantaine de kilomètres dans la zone rurale de Thervoy où Michelin édifie l'une de ses plus vastes usines. Le bâtiment d'un kilomètre de long est en voie d'achèvement, la production devrait commencer en phase de test cet été avant de passer à l'exploitation commerciale avant la fin de l'année. Le site de 117 hectares emploiera à terme 1.500 personnes, pour un investissement de 600 millions d'euros.

Outre ces projets phares, plus de 80 entreprises de l'Hexagone, dont Air Liquide via sa filiale Cryolor, Technip et Faurecia, ont une activité industrielle dans la région de Chennai, ce qui en fait la « plus grosse base industrielle » française en Inde, explique-t-on aux services économiques de l'ambassade de France. La capitale du Tamil Nadu est aussi la seule ville indienne à abriter une représentation permanente de deux régions françaises, Centre et Pays de la Loire. Et ce n'est pas fini. La construction en cours de la première ligne de métro de cette agglomération de 8 millions d'habitants renforce encore la présence française. Egis, filiale de la Caisse des Dépôts, dirige le consortiummaître d'oeuvre de ce projet de 2,3 milliards d'euros ; Alstom va fournir les 168 wagons du métro. Pour ce faire, le groupe français construit une usine à la frontière du Tamil Nadu et de l'Etat voisin tout proche de l'Andhra Pradesh.

Les investissements français sont essentiellement destinés à fournir le marché intérieur indien.

Les chaînes de l'usine Renault Nissan
Qu'est-ce qui attire tant les entreprises à Chennai ? Il y a la taille du Tamil Nadu et ses plus de 70 millions d'habitants. Il y a aussi la solide tradition industrielle locale, avec une politique de développement dans ce domaine qui a résisté aux alternances politiques. Ce grand Etat du Sud, qui compte 16 % des usines du pays, a attiré des groupes du monde entier : Nokia, Motorola, Sony Ericsson, Dell… Surtout, sa politique de constitution d'une plate-forme pour l'automobile porte ses fruits. Avec des usines Ford, Hyundai, Mitsubishi, Daimler, BMW - sans compter les françaises -, l'Etat est devenu « l'un des dix principaux hubs automobiles mondiaux », selon le consultant Bain & Co. Dans ce contexte, les Français se distinguent puisqu'ils sont « les troisièmes investisseurs dans l'Etat derrière les Japonais et les Coréens », affirme Swaran Singh, PDG de l'agence gouvernementale Sipcot qui fournit des terrains aux industriels. Les patrons français sur place mettent tous en avant les mêmes raisons pour leur choix de cette région. La présence d'un port important à Chennai est un facteur majeur pour l'industrie. Le soutien apporté par l'administration de l'Etat est apprécié : le Tamil Nadu « a été le premier à créer un guichet unique pour les industriels qui s'implantent ici », souligne Marc Nassif, patron de Renault en Inde. Précieux au vu du cauchemar que constituent souvent les relations avec les administrations.

Une main-d'oeuvre qualifiée

La fourniture des terrains par Sipcot est également bienvenue car elle évite le plus souvent - mais pas toujours - les problèmes avec les paysans propriétaires des terres, très courants en Inde. En outre, « nous vendons les terrains bien en dessous des prix commerciaux », affirme Swaran Singh, qui met aussi en avant les exonérations fiscales accordées par l'Etat. Une aide aux mécanismes complexes mais dont l'impact est « très substantiel », lance le patron de Renault. La disponibilité d'une main-d'oeuvre nombreuse et qualifiée, y compris au niveau des ingénieurs, est un autre facteur important - même si Michelin estime devoir « former intégralement son personnel aux méthodes et valeurs maison », y compris en envoyant 500 des 950 salariés actuels se former à l'étranger pour des périodes allant de six mois à deux ans, précise Nicolas Beaumont, PDG de Michelin India Tamil Nadu.

Les installations de récupération de l'eau de Saint-Gobain
Ces différents avantages comparatifs, par rapport à d'autres Etats indiens, ont donc attiré les grands projets industriels français à Chennai. Des investissements destinés essentiellement à fournir le marché intérieur indien, et qui ne visent pas forcément à exploiter le différentiel de coût de main-d'oeuvre entre la France et l'Inde. « Tous nos systèmes sont identiques dans le monde, affirme Nicolas Beaumont, il y aura ici la même automatisation qu'ailleurs. » Chez Saint-Gobain, les immenses halls qui abritent la production de verre sont déserts : le processus est complètement automatisé. En revanche, souligne B. Santhanam, « il y a plus de monde pour l'emballage et la logistique, qui sont compliqués en Inde », d'où les 2.000 salariés de l'usine. Chez Renault, l'approche est un peu différente. La volonté de tirer parti du faible coût de la main-d'oeuvre est bien là, et le niveau d'automatisation de l'usine « est dans la fourchette basse de l'alliance Renault-Nissan », explique Marc Nassif pour qui la règle est claire : « Partout où la sécurité et la qualité sont en jeu, on automatise ; là où il n'y a pas de problème de sécurité ou de qualité, on n'automatise pas. » D'autant qu'une moindre automatisation réduit les besoins en électricité, ce qui a son importance.

Car il ne faudrait pas croire que si les entreprises étrangères affluent près de Chennai c'est parce que les conditions y sont idylliques. Le Tamil Nadu n'échappe pas aux problèmes de l'Inde. L'insuffisance de la production d'électricité, justement… Les très grosses implantations comme Renault ou Michelin sont protégées, l'Etat leur garantissant un approvisionnement 24 heures sur 24. Mais pour les autres… « La situation est variable mais actuellement nous avons 20 heures de coupures par jour, raconte Laurent Guyon, patron de Cryolor Asia Pacific, une filiale d'Air Liquide qui fabrique des réservoirs de stockage de gaz, nous fonctionnons avec des générateurs diesel, pour un coût beaucoup plus élevé. » « Nous, nous n'avons pas ou peu de coupures, confirme le patron de Renault, mais pour nos fournisseurs c'est un cauchemar. » « Je ne nie pas que les petites entreprises ont des problèmes », reconnaît le responsable de Sipcot, selon qui la situation s'arrangera bientôt…

Les autres infrastructures peuvent aussi être problématiques. La route qui mène à l'usine Michelin, en pleine campagne, présente une curieuse alternance de tronçons impeccables à quatre voies et de passages à deux voies défoncées. « L'acquisition des terrains pour élargir la route demande du temps », estime Nicolas Beaumont, qui souligne que quand les travaux de l'usine ont commencé en 2010, il n'y avait qu'une petite route et pas de raccordement au réseau électrique, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. S'agissant de l'eau, une denrée rare au Tamil Nadu, les usines doivent se doter de grosses installations pour la récupérer et la recycler.

Même si les terrains sont fournis par l'administration, les relations avec les communautés paysannes sont parfois délicates. Michelin est confronté à l'hostilité d'une partie des habitants de Thervoy. Ce qui amène le fabricant de pneumatiques à déployer des opérations de « responsabilité sociale » qui vont du nettoyage des canaux d'irrigation à l'installation de centres médicaux et de programmes de soutien scolaire, en passant par des formations professionnelles pour les villageois. Un type d'interventions que toutes les grandes entreprises pratiquent plus ou moins. Autre problème universel en Inde qui se retrouve ici : la corruption dans les relations avec les administrations. Si les très grandes entreprises affirment que leur notoriété les protège, le patron de l'une d'elles estime que « pour les PME, c'est un calvaire. Tout est prétexte à bakchich, elles ne peuvent y échapper ».

Une vie privée compliquée pour les expatriés

Le métro aérien en construction: des contrats pour Egis et Alstom
Globalement, « pour les entreprises qui ont la taille d'aller à l'international sans avoir les moyens des grands groupes », la vie quotidienne est difficile, souligne Olivier Tremouille, patron de la filiale à Chennai de la PME alsacienne Socomec (matériel électrique), qui énumère les problèmes de fiscalité, de logistique, d'adaptation au marché… Au final, « si l'on devait décider aujourd'hui du lieu de notre implantation, le choix ne serait pas forcément le même » compte tenu de la concurrence croissante entre les Etats indiens pour attirer les investisseurs, confie un patron français. Dernier type de difficulté, enfin, tout ce qui touche à la vie privée des expatriés. Chennai a beau être une très grande ville, elle n'est guère cosmopolite. En l'absence d'une école française, Michelin a dû en créer une pour ses 85 expatriés. Les déplacements sont une épreuve : nombre de cadres passent deux heures en voiture matin et soir pour faire le trajet entre leur domicile et l'usine située en grande banlieue. Certains employeurs fournissent deux voitures et deux chauffeurs par « expat » pour donner aux familles un minimum d'autonomie…

S'ils ne rigolent pas tous les jours, les Français de Chennai affirment que le jeu en vaut la chandelle. « Le potentiel est tellement énorme que l'on n'est pas découragé », lance Olivier Tremouille. Et pour Marc Nassif, le patron de Renault, « rien n'est facile mais on peut arriver à tout ! ».

Accueil

Articles

Photos

Profil

Contact