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En Inde, les grandes pyramides sont financières…

 

Thèmes: Société - Pauvreté

Les Echos, 10 septembre 2013

FINANCE // Des systèmes illégaux de collecte de fonds pullulent dans le pays et leur effondrement ruine les Indiens les plus pauvres. Les autorités cherchent la parade.

Patrick de Jacquelot
— Correspondant à New Delhi

Un certificat d'investissement en multipropriété qui prévoit que, si le souscripteur annule l'opération au bout de cinq ans, il recevra le double de la somme versée à l'origine ? Bizarre. Un contrat d'achat de terrain qui n'identifie pas la parcelle concernée, mais qui accorde un remboursement double du montant payé si l'épargnant renonce à l'acquisition au bout de quelques années ? Plutôt louche... Ces étranges contrats, fréquents en Inde, dissimulent des collectes illégales d'épargne fonctionnant sur le principe des pyramides financières chères à M. Ponzi. Avec le sort réservé immanquablement à ces dernières : un effondrement qui ruine des milliers d'épargnants.

Fin avril, le Bengale-Occidental, Etat situé à l'est du pays (capitale Calcutta), a été ébranlé par la chute de Saradha. Rien de plus connu dans cet Etat que ce groupe : il possédait plusieurs journaux, des chaînes de télévision, des usines, des programmes immobiliers, multipliait les opérations de communication et les dons aux oeuvres, souvent sous le patronage de politiciens locaux. Les épargnants souscrivaient en toute confiance à ses levées de fonds qui promettaient des rendements garantis élevés, de 12 à 24 % par an.

Malheureusement, le brillant conglomérat n'était qu'une illusion. A court de trésorerie, Saradha s'est effondré : les médias ont fermé du jour au lendemain, le fondateur a pris la fuite avant d'être arrêté à l'autre bout du pays. L'affaire a traumatisé le Bengale-Occidental. En moins de dix ans, le groupe avait collecté des centaines de millions d'euros auprès de dizaines de milliers de petits épargnants qui ont tout perdu. Une dizaine se sont suicidés et nombre d'agents collecteurs du groupe ont pris la fuite pour échapper à la vindicte des déposants. La colère de la population s'est même traduite de façon quasi sacrilège par des manifestations devant le domicile de Mamata Banerjee, la fantasque Premier ministre de l'Etat. Car Saradha était perçu comme très proche du Trinamool, le parti de Mamata, dont l'un des députés dirigeait la branche médias du groupe.

La chute de Saradha a mis en évidence un mode de fonctionnent typique des pyramides financières où la machine ne tourne que tant que de l'argent frais est collecté. Il est apparu que les agents recevaient des commissions considérables, pouvant aller jusqu'à 20 ou 30 % des sommes recueillies, ce qui, conjugué aux taux d'intérêt promis, rendait impossible l'équilibre financier de ces opérations. Des éléments surréalistes sont sortis au grand jour : chantiers immobiliers où aucun travail ne se faisait, usines fantômes où le patron de Saradha faisait venir des faux ouvriers les jours où il voulait impressionner des visiteurs… Dans une lettre confession explosive, ce dernier a expliqué la disparition de l'argent par les montants considérables qu'il payait à toutes sortes de partenaires, notamment politiques.

Insuffisance du réseau bancaire

Manifestation en avril dernier de milliers d’épargnants du Bengale-Occidental ruinés par la faillite de Saradha. Photo Xinhua/Zuma/RÉA

Des cas comme celui-ci, il y en a beaucoup en Inde. Dans le seul Bengale, on estime entre vingt et trente le nombre d'entreprises fonctionnant sur le principe de la pyramide. L'ampleur de ces fraudes est difficile à évaluer mais S. Ananth, un chercheur spécialisé, estime que, dans le seul Andhra Pradesh, plus de 20 % des foyers souscrivent à ce genre d'épargne financière pour plus de 250 millions d'euros par an. « Il faut multiplier ce chiffre par 10 ou 15 pour avoir une estimation grossière de la fraude dans toute l'Inde », avance-t-il.

Ces collectes « à la Ponzi » prennent des formes variées, avec quelques traits communs. La population visée est campagnarde, très modeste, pas ou peu éduquée. Les contrats sont souvent en anglais, langue que ces Indiens ruraux ne parlent pas. Deuxième élément essentiel : le recours à de très nombreux agents locaux. Ces gens, aussi modestes et ignorants financièrement que leurs clients, vendent les produits financiers à leur famille et leurs voisins qui leur font confiance. « J'ai demandé aux déposants pourquoi ils donnaient ainsi leur argent, explique S. Ananth, qui a enquêté dans l'Andhra Pradesh. Leur réponse, c'est qu'ils trouvent l'agent sympa et serviable. » En conséquence, les agents sont souvent les premières victimes quand la pyramide s'effondre. Les déposants se ruent chez eux, exigent un remboursement qu'ils sont incapables de donner, les battent et pillent leur maison en guise de compensation. Mais tous les agents ne sont pas d'innocentes victimes : début juin, un directeur de bureau de poste a été arrêté pour avoir réorienté vers un fonds pyramidal l'argent que ses clients croyaient déposer sur des produits d'épargne postale…

Elément fondamental du succès de ces opérations : la clientèle visée n'a guère d'alternative. « Il n'y a pas de canaux opérationnels pour l'épargne de petit montant »,, explique M. S. Sriram, professeur à l'Institut de management de Bangalore, qui souligne l'insuffisance du réseau bancaire. « Du coup, des institutions informelles viennent combler le vide. » De fait, les représentants des sociétés de collecte de fonds vont très loin dans le « service » à la clientèle : l'agent peut venir chaque jour à domicile collecter 10 roupies (13 centimes d'euro) ! Du sur-mesure qui s'accompagne parfois de clauses léonines : « Certaines de ces sociétés acceptent un dépôt de 5 roupies par jour pendant un an, mais si l'épargnant manque un seul versement, il perd tout », explique Srawan Shukla, journaliste à Lucknow, capitale de l'Uttar Pradesh.

Les dépôts ne prennent jamais la forme d'un certificat tout simple stipulant le montant versé, la durée et le montant remboursé au terme. Des formes baroques sont privilégiées : multipropriété, réservations de vacances, achats immobiliers. La raison est simple : les entreprises non bancaires « n'ont pas le droit de collecter des dépôts, mais il est parfaitement légal d'encaisser des avances pour l'achat de biens ou de services », explique l'analyste de l'Andhra Pradesh, qui décrit un exemple vu dans son Etat : l'épargnant « achète » un terrain que la compagnie s'engage à racheter à une date et à un prix fixés à l'avance. Cela ressemble, selon le chercheur, à un « contrat à terme sur un terrain, avec un sous-jacent qui n'existe pas », la société ne possédant pas les terrains correspondant aux dépôts qu'elle collecte.

Une population crédule

Des habillages aussi grossiers ne devraient tromper personne. De fait, le grand public, même non éduqué, éprouve parfois une certaine méfiance. C'est là qu'intervient le dernier volet d'une « opération pyramidale » bien montée : la crédibilité médiatique et politique. Les entreprises qui mènent ces opérations possèdent très souvent comme Saradha des chaînes de télévision et sont de gros annonceurs publicitaires. La notoriété qu'elles acquièrent ainsi vaut gage de sérieux auprès d'une population crédule. L'effet est renforcé quand la société peut afficher des liens politiques, avec la présence de pontes locaux dans les instances dirigeantes, l'apparition de ministres dans les inaugurations, etc. « Quand des politiciens apportent leur soutien à une telle entreprise, les gens savent que, si ça tourne mal, ils devront intervenir pour préserver leur crédibilité auprès des électeurs », estime Shubhashis Gangopadhyay, directeur de l'Ecole des sciences sociales de la Shiv Nadar University. Un raisonnement dont l'affaire Saradha montre le bien-fondé : face à la colère de la population, Mamata Banerjee a pris l'initiative sans précédent de créer un fonds d'indemnisation des épargnants. Vu l'état des finances du Bengale, personne ne sait d'où viendront les 65 millions d'euros promis (une taxe sur le tabac en fournira une petite partie), somme de toute façon très inférieure aux pertes. Mais, à court terme, cette annonce a permis un retour au calme : « Tout le monde attend les travaux de la commission de compensation (du gouvernement bengalais), les gens espèrent qu'ils recevront une indemnisation », raconte Namrata Acharya, journaliste financière à Calcutta.

Ces scandales posent bien des questions à propos du système financier indien. La première, on l'a vu, c'est l'absence d'offre d'épargne adaptée aux populations pauvres du monde rural. L'exclusion d'une bonne partie des Indiens du système bancaire est considérée ici comme un problème majeur. Selon la banque centrale Reserve Bank of India, 33.500 villages sur 600.000 ont une agence bancaire. La RBI pousse les banques à investir le monde rural, mais il reste beaucoup à faire.

Le deuxième problème tient à « l'illettrisme financier », l'ignorance des notions de base en matière financière, qui rend la population vulnérable. Une ignorance qui se combine « à l'avidité », affirme le professeur Gangopadhyay, qui souhaite une action forte du gouvernement contre les problèmes parallèles de l'exclusion et de l'illettrisme financiers.

Les liens entre financiers véreux et politiciens
du même tonneau ont favorisé un sentiment d’impunité.


Reste la question de la régulation. « Quand on pense à ce que la RBI est tatillonne, c'est sidérant de voir qu'on laisse gonfler des poches aussi énormes d'épargne sans aucun contrôle ! » note un banquier européen à Bombay. La multiplicité des instances de régulation n'aide pas : les établissements financiers dépendent de la banque centrale, les appels publics à l'épargne sont du ressort de la Securities and Exchange Board of India (Sebi), qui régule les marchés, tandis que de nombreuses sociétés financières traditionnelles sont supervisées au niveau des Etats. Depuis le printemps, les initiatives prolifèrent. Un groupe interministériel doit faire des propositions et la suggestion formulée récemment par une commission officielle de fusionner toutes les autorités de tutelle financières s'en trouve renforcée. Nombre de spécialistes trouvent en revanche que la régulation existante est adaptée et qu'il suffirait de la faire respecter.

Le fait est que les opérateurs des fonds pyramidaux semblent ne craindre rien ni personne. Mis en demeure de s'expliquer de nombreuses fois depuis 2010 par la Sebi, Saradha s'est contenté de fournir des réponses fantaisistes ou dilatoires. Les liens entre financiers véreux et politiciens du même tonneau ont favorisé un sentiment d'impunité. « La peur de la loi s'est dissipée, affirme S. Ananth, les responsables de ces fonds savent qu'ils risquent tout au plus de passer quelques semaines en prison, rien de plus sérieux… »

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