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Bombay, maximum chaos

 

Les Echos, 11 mars 2015

REPORTAGE // Immobilier hors de prix, infrastructures saturées, gouffre croissant entre riches et pauvres, la capitale financière de l'Inde est confrontée à des défis colossaux.

Patrick de Jacquelot
— Envoyé spécial à Bombay

Voir les diaporamas Bombay, maximum chaos et Dharavi, le bidonville géant de Bombay. Sur Dharavi, l'article Voici les vrais Slumdog millionnaires. Et une sélection de livres et de films consacrés à Bombay.

Malik Abdullah est un industriel de bidonville. Installée dans deux pièces de Dharavi, le vaste « slum » au coeur de Bombay, son entreprise récupère du plastique usagé et le hache menu avant de le vendre à une usine de recyclage. Assis sur le fauteuil de jardin qui tient lieu de bureau, au milieu de la venelle boueuse qui dessert son atelier, Malik, cinquante-deux ans, qui emploie de « cinq à quinze personnes selon les circonstances », s'inquiète. Comme tous les 700.000 ou 800.000 habitants de Dharavi, il est visé par un projet de rénovation du bidonville. Afin de tirer le meilleur parti de ces 230 hectares qui valent de l'or, il s'agit de bâtir des logements sociaux, d'y reloger gratuitement les habitants et d'utiliser une partie des terrains récupérés pour y construire bureaux et habitations de luxe. « Qu'adviendra-t-il de mon entreprise ? demande-t-il. Il n'est pas prévu de me fournir des locaux provisoires le temps des travaux. Et pour mon logement, on propose de me donner 25 mètres carrés, j'en veux 42. » La perspective de voir sa PME fermée pour cause de « redéveloppement » du bidonville ne l'affole cependant pas trop : les projets se succèdent depuis des années mais rien, ou presque, ne se passe. Les enjeux financiers de la rénovation d'une telle zone au coeur de la capitale financière de l'Inde sont tels que les parties en cause, politiciens, promoteurs, administrations, communautés locales, mafias, trouvent toujours des raisons de s'y opposer. L'activiste Jockin Arputham, selon qui les habitants de Dharavi aspirent effectivement à vivre dans des logements décents, estime que rien ne se concrétisera « tant qu'ils ne seront pas associés directement à l'élaboration des projets ». Malik n'y croit guère : « La seule chose qui intéresse les officiels, c'est de tricher », lance-t-il, désabusé.

Malik Abdullah (à droite), à son "bureau"

Ce serait une erreur de considérer Malik Abdullah, avec son microbusiness et ses conditions de vie sordides, comme quantité négligeable. Lui et ses pairs détiennent l'une des clefs du développement de Bombay. Comme toutes les grandes villes du pays, celle-ci va devoir relever de formidables défis dans les années qui viennent. Avec 12,5 millions d'habitants dans la ville elle-même (dite « Greater Mumbai ») et 22 millions pour l'agglomération au sens large, Bombay, dont le nom officiel est aujourd'hui « Mumbai », fait partie des mégapoles mondiales. Tout y est chaotique et extrême, ce qui lui a valu d'être baptisée « Maximum City » par l'écrivain Suketu Mehta, un surnom qui lui est resté. Dans un espace contraint par la géographie (des îles remblayées transformées en presqu'îles sans dégagements), se dressent les demeures des principaux milliardaires indiens, au milieu des « slums » (bidonvilles), qui accueillent… plus de la moitié des habitants. Capitale financière de l'Inde, avec l'essentiel des banques et des Bourses, Bombay est un formidable centre de création de richesses. Selon McKinsey, l'agglomération représentait en 2014 plus de 5 % du PIB du pays, avec un PIB par habitant triple de celui de l'Inde. Bombay, c'est aussi l'usine à rêves des Indiens, avec le cinéma de Bollywood et, en même temps, une ville ravagée dans le passé par des émeutes communautaires. Derrière les somptueuses façades des bâtiments néogothiques victoriens de la période coloniale se cachent (mal) des « structures de pouvoir très traditionnelles, associant mafias, politiciens et bureaucrates », explique l'urbaniste Prasad Shetty.

 

La densité de Bombay bat des records : 270 personnes par hectare en 2011 contre 65 à Hong Kong et 104 à New York.


Avec sa population entassée sur une presqu'île qui cherche à s'étendre sur la mer, la densité de Bombay bat des records : 270 personnes par hectare en 2011 contre 65 à Hong Kong et 104 à New York, selon le consultant français Egis. Et ça ne va pas s'arranger : McKinsey prévoit que l'agglomération (qui comprend de vastes zones sur la terre ferme) passera de 21,8 millions d'habitants en 2014 à 26,2 millions en 2025. Bombay sera-t-elle encore vivable dans vingt ans ?

Les toits de Dharavi

Premier défi, le logement. Le manque d'espace se traduit par une juxtaposition surréaliste : des tours d'appartements de luxe de plus en plus hautes, entourées par des bidonvilles qui se glissent dans les interstices, y compris en plein centre. Au fil des années, les politiciens ont élaboré des politiques immobilières qui ont entraîné spéculation et trafics. Pour freiner l'accroissement de la population, ils ont imposé des normes de construction très restrictives (1,3 m2 constructible sur 1 m2 de terrain, en général). Mais, sous la pression des besoins, de nombreuses exceptions ont été introduites. « On a créé des restrictions, puis des incitations pour contourner les restrictions », explique l'urbaniste Champaka, chez Egis, qui vient de réaliser un plan de développement de « Greater Mumbai » pour le compte de la Municipal Corporation. L'octroi aux promoteurs de droits à construire transférables a permis des opérations de passe-passe à grande échelle : rénovation d'un « slum » de zone populaire assortie « en contrepartie » de la construction d'une tour de luxe en bord de mer, sans réel contrôle. Résultat : « Nous avons ici des logements plus chers qu'à Central Park à New York, il y a plein d'appartements disponibles mais inabordables ! », lance Narinder Nayar, le président de Mumbai First, une organisation créée par les grandes entreprises pour réfléchir à l'avenir de la ville. Parmi les désastres de cette politique du logement figure l'apparition de « bidonvilles verticaux » : des immeubles de dix ou quinze étages construits à bas coût pour reloger les habitants des « slums » et qui se dégradent très vite avec ascenseurs hors service et pas de distribution d'eau. De quoi faire hésiter, on les comprend, Malik Abdullah et ses voisins de Dharavi…

Deuxième défi : les infrastructures. Mises en place voilà des dizaines d'années, routes et voies ferrées sont saturées. Les légendaires embouteillages de Bombay amènent les autorités à multiplier les chantiers ponctuels, sans plan d'ensemble. « Quand la circulation bloque à un endroit, on construit une voie surélevée. Mais personne ne se demande quel impact cela aura sur la circulation 1 kilomètre plus loin », déplore Narinder Nayar. Exemple typique : le Sea Link, un pont de 5,6 kilomètres à huit voies qui permet de raccourcir fortement les trajets nord-sud, débouche à angle droit sur une rue en corniche, obligeant le flot des voitures à repartir en arrière jusqu'à un petit rond-point avant de se retrouver dans la bonne direction : personne ne s'est occupé d'installer un échangeur à l'extrémité de ce massif ouvrage d'art.

« Le principal problème de la ville, c'est sa gouvernance »

Un avenir radieux...

Du côté des transports publics, les trains de banlieue, immortalisés dans le film « Lunchbox », croulent sous le poids du trafic. L'année dernière, la ville a vu, avec des années de retard sur le calendrier prévu, l'ouverture de sa première ligne de métro, dont Veolia Transport assure la gestion. Longue de 11 kilomètres, cette ligne 1 n'aura véritablement de sens que lorsque le réseau se développera. Si le projet de ligne 2 est pour le moment au point mort, la ligne 3 va de l'avant. Projet à 4 milliards de dollars, pour lequel Egis a été nommé consultant, elle ira de l'aéroport, au nord, jusqu'à la pointe sud. D'autres projets ambitieux sont prévus, comme la construction d'un pont monumental reliant le coeur historique de Bombay, au sud, à la ville nouvelle de Navi Mumbai, de l'autre côté de la baie : un ensemble à 2 milliards de dollars, pour lequel Vinci est candidat.

Si l'électricité n'est pas un problème majeur, il y a beaucoup à faire en matière d'eau. Les 7.500 kilomètres de canalisations souffrent de fuites dépassant les 30 %, le réseau n'est sous pression que quelques heures par jour, ce qui le dégrade davantage, etc. Suez Environnement, qui pilote sur cinq ans la modernisation du réseau et des services, doit développer l'alimentation des « slums » et tester la distribution 24 heures sur 24. Un point essentiel, selon Christophe Anselme, directeur du projet : « Si on arrive à sortir de la distribution non continue, on pourra alimenter sans problème la ville pendant les trente années à venir ! » Globalement, McKinsey évalue les besoins de l'agglomération en infrastructures à 180 milliards de dollars sur quinze à vingt ans, un tiers pour le logement, un tiers pour les transports, un tiers pour le reste (eau, assainissement, où tout est à faire…). Mais la difficulté tient moins au financement qu'à l'organisation de cette vaste entreprise. « Le principal problème de la ville, c'est sa gouvernance, affirme Sunali Rohra, spécialiste de l'urbanisme chez McKinsey. Bombay est gérée par 17 agences indépendantes sans mécanisme de coordination. Il faut nommer un haut responsable ayant toute autorité sur la ville auprès du ministre en chef du Maharashtra », l'Etat dont Bombay est la capitale.

Bien des gens, en fait, estiment que les questions d'infrastructures sont surmontables. C'est le cas de l'urbaniste Prasad Shetty, qui s'inquiète en revanche de problèmes moins présents dans le débat public : « Le vieillissement de la population, la polarisation croissante entre riches et pauvres, les risques environnementaux, la prospérité économique de la ville. Personne ne réfléchit aux problèmes à l'horizon de vingt-cinq ans, les responsables ne s'intéressent qu'aux infrastructures parce qu'il y a des chantiers à la clef », affirme-t-il.

Parmi ces défis, celui de l'attractivité économique de Bombay se pose de plus en plus. Manque de place et prix extravagants de l'immobilier poussent les entreprises vers la ville voisine de Pune pour l'industrie ou Delhi pour les sièges de grandes sociétés. Bombay joue les services à forte valeur ajoutée comme la finance ou les métiers de la création, mais « même la publicité commence à aller à Delhi », note Naresh Fernandez, auteur de « City Adrift », une « biographie de Bombay ».

C'est finalement en dehors des frontières étroites de la ville, dans les zones encore partiellement rurales de l'autre côté de la baie, que se joue peut-être l'avenir de la métropole. La ville nouvelle de Navi Mumbai « se développe avec une planification compétente », note un observateur français sur place. Un aéroport international y est programmé, ainsi qu'un métro. Mieux encore, une « nouvelle ville nouvelle » est prévue un peu plus loin : Naina, qui devrait compter… 10 millions d'habitants. La clef, c'est « la planification de ces villes satellites », affirme João Cravinho, ambassadeur de l'Union européenne à Delhi, qui a noué un partenariat entre l'Europe et l'agglomération pour faire profiter cette dernière de l'expérience du Vieux Continent en matière d'urbanisme : « S'ils arrivent à mettre en place une Bombay multipolaire avec des centres complémentaires, offrant des emplois, Bombay peut avoir un grand avenir ! »

 


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