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L’INDE, LA PUISSANCE DES EXTREMES

Une inquiétante montée des tensions communautaires


Thèmes: Politique
Société

France Forum n°68, hiver 2017-2018

Quand la radicalisation n’est pas là où l’on pense.
Arrivés au pouvoir voici trois ans, les tenants de la suprématie de la religion hindoue multiplient les attaques contre les minorités, en particulier contre la communauté musulmane.

Patrick de Jacquelot

Depuis l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Narendra Modi, issu de la mouvance nationaliste dure qui prône la suprématie de l’hindouisme sur les autres religions, les tensions communautaires s’accentuent. Une tendance dangereuse qui s’inscrit dans un cadre plus général d’évolution du pays vers un système « illibéral » de type turc ou russe.

Ces temps-ci, en Inde, il ne fait pas bon vivre du négoce de bétail. Les camions chargés de vaches et de veaux sont arrêtés par des milices autoproclamées de « protection de la vache », les bovins sont confisqués et les chauffeurs, passés à tabac, parfois tués. Que ces chauffeurs soient à peu près systématiquement musulmans est tout sauf une coïncidence : les « miliciens » font partie des mouvements hindouistes en lutte ouverte contre les musulmans qu’ils accusent de s’en prendre à la « mère vache », animal sacré à leurs yeux. Et il ne s’agit pas là d’incidents isolés : au-delà de quelques meurtres et violences graves qui ont connu un fort retentissement, les opérations de ce type ont été très nombreuses. Au terme d’une enquête approfondie, l’agence Reuters estime que plusieurs centaines de milliers de vaches ont été confisquées par les milices depuis la victoire électorale du Bharatiya Janata Party (BJP) et de Narendra Modi au printemps 2014. Ces raids atteignent un double objectif : terroriser la communauté musulmane et l’appauvrir en la privant de vaches qui constituent une importante source de revenu pour les familles rurales. Certes, les initiatives des militants de l’hindouisme n’émanent pas du gouvernement, mais ce dernier n’a pas hésité, au printemps 2017, à interdire le commerce du bétail destiné à l’abattage, étendant cette interdiction à la viande de buffle, animal pourtant considéré comme non sacré par les hindous. La mesure, qui frapperait un secteur employant des millions de musulmans, a été provisoirement suspendue par la Cour suprême, donnant un répit à la vaste communauté qui en vit.

HOSTILITÉ ENVERS LES MINORITÉS

Jugé non représentatif de la culture indienne, le Taj Mahal, monument iconique de l’Inde, a été supprimé de la liste des sites touristiques de l’état de l’Uttar Pradesh. Copyright DR

L’affaire de la vache est la plus visible et la plus grave des actions « antimusulmans » qui fleurissent depuis trois ans, frôlant parfois le ridicule : le gouvernement ultranationaliste de l’état de l’Uttar Pradesh a jugé utile, à l’automne dernier, d’exclure le Taj Mahal – monument iconique de l’Inde, construit par un empereur musulman – de la liste des sites touristiques de l’état, considérant ce joyau de l’architecture mondiale comme non représentatif de la culture indienne… Le message est clair : les tenants de la suprématie hindoue sont au pouvoir et entendent bien mettre leur doctrine en application.

Que la mouvance hindouiste se sente pousser des ailes depuis l’arrivée de Narendra Modi à la tête du pays n’a rien d’étonnant : le Premier ministre est issu de ses rangs. Cet homme aux origines sociales modestes a milité pendant de nombreuses années au sein du RSS, l’organisation idéologique mère des hindouistes nationalistes, dont le BJP est le bras politique. La doctrine du RSS, du BJP et de leurs organisations affiliées est celle de l’hindutva, selon laquelle l’Inde est fondamentalement une nation de religion hindouiste et les minorités religieuses (qui représentent 20 % des 1,3 milliard d’habitants, dont 14 % pour les musulmans) doivent être maintenues à leur place – avec la plus grande fermeté le cas échéant. Lorsque Narendra Modi accède pour la première fois à de hautes fonctions politiques en devenant ministre en chef de l’état du Gujarat en 2001, il est très vite confronté à une crise majeure : des violences communautaires qui font plus de 1 000 morts chez les musulmans. Sa passivité – au mieux – durant ces événements lui vaudra d’être mis au ban de la communauté internationale durant de nombreuses années, avant que son arrivée au pouvoir suprême à New Delhi n’en fasse un chef de gouvernement courtisé tout autour de la planète.

“Les fondements démocratiques ne sont pas remis en cause,mais les dérives sont suffisamment sérieuses pour nourrir l’inquiétude.”

Bien sûr, la priorité de Modi en tant que Premier ministre n’est pas d’instaurer l’hindutva : son principal objectif reste le développement et la modernisation du pays, ce qui est peu compatible avec une montée des tensions communautaires. Mais il ne peut en faire abstraction pour autant. Non seulement il a baigné toute sa vie dans cette doctrine, mais il dépend du RSS pour les troupes et les moyens financiers qu’exigent les gigantesques campagnes électorales indiennes. D’où son extrême ambiguïté face aux débordements hindouistes : dans l’affaire des agressions liées à la « protection » des vaches, il s’est tu pendant plus d’un an et ne s’est décidé à émettre une – ferme – condamnation que lorsque les attaques se sont étendues aux intouchables (de religion hindoue). Et le Premier ministre n’hésite pas à jouer ouvertement la carte de l’extrémisme quand il le juge utile. C’est ce qu’il a fait, en mars 2017, en nommant ministre en chef de l’Uttar Pradesh, plus grand État de l’Inde avec 200 millions d’habitants, Yogi Adityanath, un prêtre hindouiste extrémiste connu pour la violence de ses attaques contre les musulmans et inculpé dans différentes affaires d’incitation à la haine, de tentative de meurtre, d’émeutes…

LA MONTÉE EN PUISSANCE DES THÈSES EXTRÉMISTES

La montée de ces tensions communautaires a suscité, à travers le pays, il y a deux ans, un vif débat sur le thème de l’intolérance. Des personnalités aussi pondérées et respectées que Narayana Murthy, fondateur du groupe informatique Infosys, ou Raghuram Rajan, gouverneur de la banque centrale de l’époque, avaient publiquement exprimé leurs craintes à cet égard. Le débat est retombé, non pas parce que le problème a disparu, mais parce que les défenseurs de la tolérance craignent de plus en plus la violence des réactions des partisans de l’hindutva, qui se déchaînent contre les universitaires, les intellectuels et autres « libéraux ».

Les musulmans ne sont pas la seule cible des nationalistes hindous, loin s’en faut. Toutes les personnes soupçonnées d’activités « antinationales »–  concept très flou susceptible de s’appliquer à tout ce qui ne cadre pas avec la doctrine de la suprématie hindoue – peuvent faire l’objet de violentes attaques sur les réseaux sociaux ou dans le monde réel. Les trois dernières années ont été marquées par des offensives du gouvernement contre les ONG, la presse ou les universités, des assassinats de journalistes critiques et la reprise en main de l’enseignement de l’histoire.

Cette montée en puissance des thèses extrémistes est concomitante à une extrême personnalisation du pouvoir : Narendra Modi est le seul maître à bord. Il parle directement au « peuple » en ignorant la société civile, les élites et les minorités, selon un schéma propre aux leaders populistes, de Vladimir Poutine en Russie à Donald Trump aux États-Unis. Qu’il s’agisse de son parcours personnel, de son engagement politique mêlé de fortes composantes religieuses ou de son hostilité envers les minorités, c’est avec le président turc Recep Tayyip Erdogan que le parallèle est le plus frappant.

Contrairement à ce que l’on observe en Turquie, les fondements démocratiques de l’Inde ne sont pas, pour le moment, remis en cause. Mais les dérives sont suffisamment sérieuses pour nourrir l’inquiétude. Si les choses devaient vraiment mal tourner, c’est sans doute sur le plan des relations intercommunautaires que cela apparaîtrait en premier.

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