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L'ASIE DESSINÉE

BD d'été : érotisme en Inde et super-héros du peuple en Chine


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 3 juillet 2019

« L’Asie dessinée » consacre de nouveau sa chronique de juillet à une sélection de BD « spéciale vacances » avec les sortilèges d’une djinn en Inde, des « héros du peuple » d’un nouveau genre en Chine, et des aventures aux Philippines et en Indonésie.

Patrick de Jacquelot

De l’aventure, du suspense, un peu de fantastique, beaucoup d’érotisme et de l’exotisme à gogo : que demander de plus à une saga de bande dessinée à savourer pendant l’été ? C’est bien ce qu’a à offrir la série Djinn*, un ensemble de treize albums répartis en trois cycles. Si les deux premiers, le « cycle ottoman » et le « cycle africain », ne se situent pas dans le cadre géographique couvert par Asialyst, le troisième, qui se déroule au Rajasthan, s’y inscrit en revanche pleinement. Et ce « cycle indien » vient de faire l’objet, comme les deux autres voici quelques années, d’une somptueuse réédition en un volume très grand format.

On ne saurait entrer trop dans le détail d’un scénario complexe et sophistiqué. Pour l’essentiel, il s’agit de deux récits en parallèle. Le premier commence en 1912 à Istanbul. Il a pour héroïne Jade, la favorite du pacha. D’une fulgurante beauté, Jade est une djinn. C’est-à-dire, explique-t-elle, que « si je le désire, aucune femme, aucun homme ne me résiste ». Un pouvoir de séduction immense qui lui permet de régner sur ce qui est le cœur du pouvoir dans le monde ottoman : le harem du sultan. Et d’être utilisée comme une véritable arme de guerre au service des ambitions politiques et diplomatiques de ce dernier. Le deuxième récit se situe de nos jours. Il tourne autour d’une jeune Anglaise, Kim Nelson, petite-fille de Jade, qui enquête sur la vie de sa fabuleuse aïeule.

Extrait de "Djinn - Intégrale troisième cycle", scénario de Jean Dufaux, dessin d'Ana Miralles (Copyright : Dargaud)

Le cycle ottoman s’inscrit dans le contexte des grandes manœuvres diplomatiques qui entourent la Turquie à l’approche de la Première Guerre mondiale. L’Angleterre et l’Allemagne intriguent pour s’attirer le soutien de ce pays-clé du Proche-Orient. Dans cette lutte, le sultan ordonne à Jade de séduire un couple de diplomates britanniques, Lord et Lady Nelson (Harold et Miranda). Ce à quoi elle parvient sans difficulté, à un détail près : pour la seule et unique fois de son existence, Jade tombe – presque – amoureuse d’Harold, amour d’où naîtra une fille qui sera, quelques dizaines d’années plus tard, la mère de Kim.

Tandis que Miranda est initiée par Jade aux mœurs du harem, Kim, cinquante ou soixante ans plus tard, se trouve plongée dans des « harems modernes », qui tiennent plus de la grande prostitution que du raffinement ô combien exotique de la cour des sultans. C’est le prix à payer par elle pour intégrer des réseaux susceptibles de l’aider dans son enquête sur le passé de Jade. Une enquête qui intéresse beaucoup de monde car la djinn est censée avoir subtilisé un énorme trésor appartenant au sultan. Les deux parcours, celui de Jade, Harold et Miranda d’une part, celui de Kim d’autre part, évoluent ainsi en miroir, avec des passages constants de l’un à l’autre menés avec virtuosité.

Le deuxième cycle se situe chronologiquement, pour ne rien simplifier, à la fin de l’histoire. On y voit le couple Nelson et Jade s’enfoncer au cœur de l’Afrique. La dimension magique des pouvoirs de la djinn s’affirme : Jade se fond avec la déesse Anaktu des peuples du centre du continent qui, ainsi revitalisée, conduit ses fidèles au soulèvement contre les colons blancs. Kim Nelson, à notre époque, affronte elle aussi les dangers et les envoûtements de l’Afrique, à la recherche d’un bijou jadis possédé par Jade, qui serait la clé permettant de trouver le fameux trésor.

Changement de décor complet, de nouveau, pour le cycle indien, qui clôt donc la série tout en s’intercalant chronologiquement entre les deux précédents. Nous voici plongés dans l’Inde des années 1920, dans une principauté du Rajasthan. Comme dans les deux premiers cycles, le contexte historique est très présent. Cette fois, il s’agit de l’affrontement entre les colons britanniques qui veulent imposer leur loi aux souverains indiens et ceux de ces derniers qui se battent pour préserver leur indépendance. Comme à la cour du pacha d’Istanbul, les luttes d’influence passent par les femmes, celles notamment regroupées dans le « pavillon des plaisirs », version locale du harem turc. Jade et les Nelson sont happés dans les intrigues qui entourent le jeune maharadja pour le faire pencher vers l’un ou l’autre camp et qui font intervenir sa mère, sa sœur, sa future épouse ou la favorite du harem. Des années plus tard, lorsque Kim y arrive, la principauté d’Eschnapur n’est plus que l’ombre d’elle-même, sa famille royale ayant été ruinée par les transformations de l’Inde moderne. Mais c’est là qu’elle trouvera les indications lui permettant de partir sur les traces de son aïeule en Afrique, pour revenir enfin aux Indes pour un bref épilogue où l’intrigue se dénoue.

Ce dernier cycle, qui nous intéresse plus particulièrement, comprend quatre albums. Toute l’imagerie des mythes de l’Inde s’y donne à voir avec faste : somptueux palais, richesse extravagante des cours princières, temples mystérieux, chasse au tigre, armée britannique se déployant grâce au chemin de fer, pouvoirs magiques des ascètes. Et c’est bien là que Djinn séduit totalement : dans la capacité des images à donner vie à ces thèmes qui pourraient sembler rebattus. L’immense talent d’Ana Miralles s’épanouit dans ce troisième cycle, bien plus encore que dans les deux premiers. Le cycle ottoman était plein de promesses mais il suffit d’en comparer le début aux derniers albums de la série pour mesurer à quel point l’artiste a progressé durant les quinze années qu’a pris sa réalisation (de 2001 à 2016). Et dans le deuxième cycle, Ana Miralles est certes en pleine possession de ses moyens mais le cadre africain ne se prête pas aux mêmes envolées somptueuses que les palais forteresses et les fastes des cours du Rajasthan.

Avec le cycle indien, donc, l’artiste donne toute sa mesure. Décors naturels et architecturaux, costumes, scènes d’intérieur, l’enchantement visuel est permanent et fournit l’écrin qui convient à la beauté des protagonistes, Jade, Miranda, Kim et autres courtisanes. La série n’est pas destinée aux enfants et de nombreuses scènes sont tout à fait explicites, mais c’est avant tout une immense sensualité qui se dégage des pages de Djinn.

Avec ses jeux de miroir constants entre le passé et le présent, sa chronologie bousculée, ses interactions entre les événements historiques et la personnalité des héros, le scénario de la saga est complexe et gagne a être relu plusieurs fois. Ça tombe bien, c’est autant de prétextes pour savourer de nouveau la beauté hors pair du dessin d’Ana Miralles.

"Djinn – Intégrale troisième cycle", couverture et trois pages

Changement de genre complet avec Héros du Peuple**. Nous plongeons cette fois dans une histoire à l’humour déjanté, truffée de références à la culture populaire, des super-héros au polar et au roman-feuilleton, et… nourrie par la pensée du président Mao ! Joyeusement délirante, l’histoire se situe pour l’essentiel dans le Shanghai d’aujourd’hui. Elle met en scène l’affrontement entre la Bande verte, une ancienne triade pro-Kuomintang qui a juré de détruire le Parti communiste chinois, et les défenseurs de ce dernier. On y voit des meurtres sanglants en série, une citation de Mao laissée délicatement sur les cadavres ; des enfants aux pouvoirs extraordinaires, comme ceux de faire varier leur masse corporelle de quelques grammes à quelques centaines de kilos, déformer le métal ou soulever des objets à distance ; une jeune fille ayant construit un robot volant géant dont elle se sert pour secourir les gens en péril, façon Batman ; un « yéti » prêt à sortir de l’Himalaya pour venir en aide aux autres mutants ; ou encore un couple d’enquêteurs formé d’’un policier et d’une agent des services secrets convaincus que leurs hautes hiérarchies cherchent à protéger les coupables. On apprend aussi que les Japonais disposaient en 1944 en Mandchourie d’un laboratoire secret pour y créer des « super soldats », d’où sont issus les divers mutants d’aujourd’hui. La République populaire de Chine a pris la suite de ces travaux et essaye désormais de former les nouveaux « héros du peuple »…

Mené à un rythme d’enfer, ce festival de scènes types de la littérature populaire prend une saveur toute particulière avec son intégration de l’idéologie maoïste. Particulièrement savoureuse est l’histoire de Lei Feng. Issu des laboratoires secrets de Mandchourie, cet homme doté de super-pouvoirs a été transformé en son temps par la propagande chinoise, sur le modèle du Russe Stakhanov, en « héros du peuple » dont les enfants apprenaient la vie et les exploits édifiants. Malheureusement, sa schizophrénie paranoïde en a fait un tueur incontrôlable que seule la lecture des œuvres du président Mao était capable d’apaiser…

Avec son humour au dix-huitième degré, ce double album au dessin explosif est un régal. Bizarrement, il a été conçu comme une histoire complète censée ne pas avoir de suite. On ne peut croire que les choses vont en rester là. Les deux volumes parus ressemblent en fait à une simple mise en bouche : il faudra bien que l’on nous décrive l’affrontement titanesque entre la Bande verte et les nouveaux héros du peuple chinois, et le plus tôt sera le mieux !

"Héros du peuple", tome 1 : "L’assassin sans visage", couverture et page 56

Place aux aventures historiques avec le premier tome de La honte et l’oubli***. Un récit qui présente la caractéristique rare dans la bande dessinée actuelle de se dérouler aux Philippines. L’action commence en 1897 et se développe pendant la guerre qui oppose l’Espagne et les États-Unis pour le contrôle de l’archipel philippin. Elle suit deux frères, jeunes Espagnols envoyés faire leur service militaire dans la colonie. Ils y découvrent Manille et les fastes des colons espagnols, et aussi les postes reculés, où n’arrive aucune information et où les tensions liées aux indépendantistes philippins sont fortes. Au printemps 1898, les États-Unis déclarent la guerre à l’Espagne. Une première bataille navale se déroule dans la baie de Manille. Très vite, les troupes espagnoles sont surclassées par les assauts conjoints des Américains et des indépendantistes et dès le mois d’août, la guerre s’achève avec la défaite de l’Espagne qui perd ainsi sa colonie. Ce qui ne signifie pas le rétablissement de la paix : très vite, ce sont les Américains et les indépendantistes philippins qui entrent en conflit, ce qui sera raconté dans le deuxième tome de la série, à venir.

Le scénario réussit à mêler assez habilement la grande Histoire et le suivi de personnages variés, soldats, colons ou rebelles. L’album, dû aux talents conjugués de deux auteurs espagnols, permet donc de découvrir tout un pan de l’histoire de l’Asie largement méconnu de nos jours. Il puise sa force dans le dessin très expressif d’Alejandro Macho Andrès, qui excelle tout particulièrement dans les grandes scènes d’action et de batailles navales. On attend le deuxième volet avec intérêt.

"La honte et l’oubli", couverture et page 6

Jack Irons est un personnage récemment apparu dans la bande dessinée : un ingénieur spécialisé dans la construction de ponts, quelque peu baroudeur et tout à fait asocial. Après une première aventure située au Canada, le voici dans Les sables de Sinkis**** appelé en Indonésie, à Sumatra. On a besoin de ses compétences d’expert indépendant pour analyser les raisons des retards qui s’accumulent dans la construction d’un nouveau pont destiné à remplacer un ouvrage d’art emporté par le tsunami de 2004. Dix ans après avoir commencé, les travaux ont à peine progressé et se heurtent à des difficultés multiples : problèmes majeurs de qualité, accidents à répétition, défauts de conception… Quelques tentatives de corruption et d’assassinat plus tard, Irons réalise que l’entreprise chargée du contrat n’a jamais eu l’intention de finir ce pont : pour elle, le véritable intérêt du chantier est tout autre. L’histoire s’interrompt sur un enlèvement d’Irons par un groupe dont on devine qu’il est lié à la guérilla qui subsiste dans certaines îles indonésiennes : la suite dans le prochain tome.

Servi par un dessin réaliste de facture classique, l’album a l’intérêt de traiter d’un problème qui fait des ravages dans la région, en Inde comme en Asie du Sud-Est : le trafic de sable pour lequel la demande, tirée par l’urbanisation, explose et dont la surexploitation suscite des ravages environnementaux. Avec des enjeux tels que l’on vient d’apprendre que la Malaisie interdisait désormais les exportations de sable, au grand dam des projets de développement de Singapour.

"Irons", couverture et page 6

A LIRE ÉGALEMENT

Le troisième tome vient de paraître du manga Un pigeon à Paris (scénario et dessin Lina Foujita, 144 pages, Glénat, 10,75 euros). Ce volume vient clore une excellente série dont nous avons chroniqué le tome 1 et le tome 2. Il traite de la fin de l’année passée en France par Lina Foujita, une jeune Japonaise arrivée dans notre pays un peu par hasard et qui devient mangaka en décrivant sa découverte d’un monde profondément déroutant, parfois hostile et toujours exotique : le nôtre. Lina y décrit avec humour et autodérision les galères pour faire rétablir une connexion Internet coupée, s’orienter dans le réseau des bus parisiens ou trouver de la nourriture japonaise convenable. Mais elle termine son année sur un bilan résolument positif : d’une part, elle s’est « amusée comme une folle » et d’autre part, le récit de ses aventures parisiennes lui a permis d’accéder au saint des saints des mangakas publiés ! 

"Un pigeon à Paris", tome 3, couverture et une page

* Djinn – Intégrale troisième cycle
Scénario Jean Dufaux, dessin Ana Miralles
224 pages
Dargaud
45 euros

** Héros du peuple, tome 1 : L’assassin sans visage, tome 2 : Le dernier Maruta
Scénario Régis Hautière et Olivier Vatine, dessin Patrick Boutin-Gagné
56 pages par volume
Glénat
14,50 euros le volume

*** La honte et l’oubli, tome 1 : Le désastre
Scénario Gregorio Muro Harriet, dessin Alejandro Macho Andrès
56 pages
Glénat
14,50 euros

**** Irons, tome 2 : Les sables de Sinkis
Scénario Tristan Roulot, dessin Luc Brahy
48 pages
Le Lombard
12,45 euros


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