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L'ASIE DESSINÉE

BD : histoires de prisons, des Japonais d'Amérique aux étudiants sud-coréens


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 4 juillet 2020

Est-ce un hasard ? Alors que l’activité de l’édition reprend petit à petit après le gel provoqué par les mois de confinement, ce sont deux histoires d’emprisonnement qui dominent les nouvelles parutions de BD consacrées à l’Asie.

Patrick de Jacquelot

En fait d’Asie, le roman graphique Nous étions les ennemis* se passe intégralement aux États-Unis. Mais c’est bien d’Asiatiques qu’il traite, ou plus précisément d’une catégorie très particulière : les Japonais et Américains d’origine japonaise qui vivaient aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage raconte en fait les souvenirs d’enfance de George Takei, qui devait par la suite devenir célèbre en tant qu’acteur dans le feuilleton télévisé Star Trek où il jouait le rôle du navigateur du vaisseau spatial Enterprise. Une enfance qui devait basculer brutalement après le 7 décembre 1941, jour de l’attaque surprise de la flotte américaine de Pearl Harbour par l’aviation japonaise.

Cette agression de la part d’un pays avec qui les États-Unis n’étaient pas en guerre suscite, évidemment, des réactions très violentes de la part des Américains : déclaration de guerre immédiate contre le Japon, mobilisation, etc. Toutes choses qui n’auraient pas dû préoccuper beaucoup le petit George, quatre ans, qui vivait paisiblement avec ses parents et ses deux petits frère et sœur dans leur maison de Los Angeles. Sauf que le père de George était né au Japon même s’il vivait depuis des dizaines d’années aux États-Unis, tandis que sa mère, née en Californie et parfaitement américaine, était d’origine japonaise.

Couverture de "Nous étions les ennemis", scénario George Takei, dessin Harmony Becker, Futuropolis
(Copyright : Futuropolis) 

Il n’en fallait pas plus pour faire basculer la famille dans la catégorie des ennemis de l’Amérique. Qu’elle soit de nationalité japonaise ou américaine, toute personne ayant des ancêtres japonais devient suspecte du jour au lendemain. Il faut dire que les autorités avaient de solides arguments : pour le procureur général de Californie, le fait qu’il n’y ait aucun rapport faisant état d’activités d’espionnage ou de sabotage de la part des Américains d’origine japonaise « était inquiétant car les Japonais sont insondables, on ne sait pas ce qu’ils pensent ». Autrement dit, note George Takei, pour ce haut magistrat, « l’absence de preuve constituait la preuve ».

Dès lors, il fallait agir : le 19 février 1942, un décret organisait l’internement de toute la population américaine d’origine japonaise. Une mesure d’exception qui s’accompagnait d’une spoliation financière majeure, allant du blocage des comptes en banque à la vente immédiate de leurs biens immobiliers à des prix sacrifiés.

Pour le petit George, ces événements dramatiques ressemblent surtout, au début, à un départ en colonie de vacances : grands trajets en bus ou en train, hébergements provisoires dans des anciennes écuries puis des baraquements… Mais si à leur âge, les enfants font preuve d’une étonnante faculté d’adaptation, leurs parents prennent de plein fouet l’injustice qui leur est infligée. Nous étions les ennemis chronique cette vie de prisonniers qui sera celle de la famille pendant quatre ans. Des camps qui ne sont certes pas des camps de concentration mais qui sont tout de même entourés de barbelés et de miradors, où la vie matérielle est difficile, et la pression morale plus dure encore. George raconte aussi bien les distributions de cadeaux de Noël que les cas de conscience qui se posent aux parents : faut-il accepter de signer un engagement à renier toute allégeance à l’empereur du Japon quand on n’a jamais ressenti une telle allégeance ? 

Le récit se déroule « à hauteur d’enfant », avec la fraîcheur et l’innocence d’un jeune garçon que ses parents font tout pour protéger d’une réalité incompréhensible. Mais Takei met également l’histoire en perspective en retraçant la lutte qui s’est déroulée après la fin de la guerre pour obtenir la réhabilitation totale des Américains d’origine japonaise – avec succès – et évoque les parallèles avec des événements tout proches comme les tentatives de Donald Trump d’interdire le territoire américain aux personnes de confession musulmane. Un dessin sans grand charme mais efficace sert ce roman graphique qui fait renaître un pan méconnu de la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis.

"Nous étions les ennemis", couverture et page 4

Autre plongée dans l’univers carcéral : Ma vie en prison** évoque la répression contre la jeunesse contestataire en Corée du Sud dans les années 1990. A l’époque, en 1997, le pays est sorti depuis peu de la dictature militaire et les blessures de cette période sont loin d’être cicatrisées. Alors étudiant en art, le jeune Kim Hong-mo participe activement à la lutte pour obtenir la justice contre les anciens responsables de diverses atrocités, et en particulier le « massacre de Gwangju » où plusieurs centaines de civils avaient été tués par l’armée en 1980. Arrêté avec bien d’autres leaders étudiants, Kim passe huit mois en détention provisoire. C’est le récit de cette détention qu’il livre ici : la plongée dans un monde inconnu où l’étudiant partage une cellule de 16 m2 avec huit autres prisonniers, la discipline de fer qui oblige les détenus à hurler « obéissance » matin et soir à chaque passage du directeur de la prison, les sorties limitées à vingt minutes par jour…

Kim s’attarde beaucoup sur ses camarades de cellule. L’administration ne voulant pas enfermer ensemble les étudiants politisés qu’elle redoute, elle les met au milieu de délinquants de droit commun. Kim se retrouve dans la cellule des gangsters récidivistes, des durs à cuire avec qui il s’entend curieusement bien. Il faut dire qu’à l’époque, le statut d’étudiant inspire un respect certain, tant auprès des gardiens que des gangsters. Kim raconte aussi comment les étudiants organisent des protestations collectives au sein de la prison, et comment il prépare sa défense.

Aux multiples anecdotes sur cette vie en prison, l’auteur ajoute de nombreux éléments sur le contexte historique et social de l’époque : un éclairage bienvenu sur l’histoire récente de la Corée du Sud et sa lente conquête de la liberté d’expression.

"Ma vie en prison", couverture et page 181

Connaissez-vous les « Ama » ? Il s’agit d’une communauté de pêcheuses japonaises, qui plongeaient en apnée, quasiment nues, à la recherche d’ormeaux et autres mollusques. Très nombreuses au milieu du siècle dernier, elles ne sont plus qu’une poignée aujourd’hui. Situé dans les années 1960, Ama, le souffle des femmes*** rend donc hommage à une profession et, plus encore, une façon de vivre, qui entamait alors son déclin.

L’histoire suit l’arrivée dans une petite île de la mer du Japon d’une jeune fille venue de Tokyo retrouver sa tante Ama. Elle découvre – et nous aussi – un monde étrange : une communauté dominée par des femmes fortes, indépendantes, qui gagnent durement leur vie et vivent en communion avec la mer. Quand un marchand ambulant vient leur proposer, sacrilège, des combinaisons de plongée, l’une d’entre elles rappelle à ses consœurs intéressées : « Si nous pêchons nues, c’est pour s’adapter à la nature et lui prendre ce qu’elle peut nous donner. »

Pleine de finesse et de sensibilité, très joliment mise en images bicolores laissant le bleu de la mer tout envahir, l’histoire ressuscite un Japon disparu, aux antipodes de la modernité urbaine qu’on associe souvent à ce pays.

"Ama, le souffle des femmes", couverture et page 9

Après le rude sort réservé aux Américains d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale dans Nous étions les ennemis, c’est un autre type de déracinement et de choc culturel qu’aborde Fichue famille**** : les difficultés de l’installation aux Pays-Bas des familles indonésiennes ou néerlandaises ayant vécu en Indonésie, contraintes de rentrer en Europe lors de l’accession de ce dernier pays à l’indépendance après la même guerre.

Cette bande dessinée est une adaptation d’un roman célèbre aux Pays-Bas de l’écrivain Adriaan van Dis, réalisée par le très talentueux dessinateur Peter van Dongen. Celui-ci est bien connu des amateurs de BD sur l’Asie. On lui doit le superbe Rampokan, qui traite lui aussi de la colonisation néerlandaise en Indonésie, ainsi que, dans un genre différent, les deux derniers albums des aventures de Blake et Mortimer (tome 1 et tome 2).

Avec son nouvel album, l’auteur, hollandais par son père et indonésien par sa mère, livre une chronique sur une famille un peu particulière. Le père, qui se fait appeler Monsieur Java, est un Néerlandais qui vivait en Indonésie avant l’indépendance. Il se retrouve rapatrié, comme tant d’autres, avec sa famille : son épouse d’origine néerlandaise elle aussi, les trois filles à moitié indonésiennes que celle-ci a eu d’un premier mariage, et leurs fils qui naît à leur arrivée aux Pays-Bas. Pour la petite famille, qui se retrouve logée dans un baraquement glacial au bord de la mer du Nord, le déracinement est total. D’autant que le père, qui a séjourné dans les camps de prisonniers japonais, ne s’en est jamais remis. Il vit dans ses fantasmes, ses rêves évanouis, le regret de sa prospérité disparue, obsédé par l’idée d’obtenir « réparation » pour tous les malheurs de son existence. Dans ce contexte étouffant, le jeune fils éprouve le plus grand mal à grandir, d’autant qu’il sent bien qu’on lui cache beaucoup de choses.

Comme toujours chez van Dongen, le dessin est superbe, tout comme les couleurs. Si l’action se passe surtout aux Pays-Bas, de nombreux flashbacks lui permettent de mettre l’Indonésie en images. On peut regretter en revanche que le goût de l’auteur pour l’ellipse fait qu’il n’est pas toujours facile de suivre le fil de l’histoire.

"Fichue famille", couverture et page 31

* Nous étions les ennemis
Scénario George Takei, dessin Harmony Becker
208 pages
Futuropolis
25 euros

** Ma vie en prison
Scénario et dessin Kim Hong-mo
224 pages
Kana
18 euros

*** Ama, le souffle des femmes
Scénario Franck Manguin, dessin Cécile Becq
108 pages
Sarbacane
21,50 euros

**** Fichue famille
Scénario et dessin Peter van Dongen
128 pages
Aire Libre
24 euros

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