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Guerre fratricide dans l’industrie indienne
Thèmes: Business |
La Tribune, 13 novembre 2008
A eux deux, Anil et Mukesh possèderaient la plus grosse fortune mondiale. Mais depuis la mort de leur père, ils se déchirent. Au point d’inquiéter la clase politique.
Mon premier, Mukesh Ambani, patron du groupe indien Reliance, est la cinquième fortune de la planète, avec 43 milliards de dollars. Mon deuxième, Anil Ambani, patron de l’autre groupe indien Reliance, est la sixième fortune de la planète, avec 42 milliards de dollars. Mon tout ? S’il y en avait un, ce serait la plus grosse fortune familiale mondiale, avec 85 milliards de dollars, loin devant l’actuel leader, Warren Buffet et ses 62 milliards*. Seulement voilà : le groupe des Ambani a été coupé en deux en raison de la guerre qui oppose les deux frères. Si bien qu’il y a aujourd’hui en Inde deux groupes Reliance distincts, dont l’affrontement a des répercussions dans toute la vie économique, voire politique, du pays.
Des exemples récents : si Anil Ambani n’a pas pu mener à bien l’été dernier une fusion avec l’opérateur télécoms sud-africain MTN, qui aurait donné naissance à un groupe d’envergure mondiale, c’est en raison de l’opposition de son frère. Et les deux groupes se livrent actuellement une bataille féroce devant les tribunaux pour déterminer à quel prix Mukesh doit vendre à Anil le gaz qu’il produit…
Cette guère fratricide vient sérieusement ternir ce qui fut des décennies durant une success-story exemplaire. La création du groupe Reliance par le père fondateur, Dhirubhai Ambani (voir encadré), figure parmi les légendes du business mondial. Parti de rien, ce dernier a créé en quelques dizaines d’années le plus gros empire industriel de l’Inde, allant de la pétrochimie à la distribution, en passant par les télécoms et la finance. Méthode suivie : « l’intégration verticale de bas en haut », qui a permis au groupe de passer successivement du textile dans les années 70 à la production de polyester, puis aux matières plastiques, à la pétrochimie, au raffinage pétrolier, à l’exploration et production de gaz et de pétrole…
Deux entités
La « maison » de Mukesh Ambani à Bombay, censée être la plus chère du monde |
Menée à bien par une personnalité exceptionnelle, cette aventure industrielle aurait pu continuer longtemps si le fondateur n’était mort en 2002. Dhirubhai Ambani ne laissait derrière lui aucun testament, confiant apparemment dans la capacité de ses deux fils à s’entendre. Profonde erreur : le décès de leur père a fait éclater au grand jour une rivalité féroce entre ces deux hommes aux personnalités très différentes (voir encadré). Des années de guerre plus ou moins ouverte ont suivi, chacun tentant d’asseoir son contrôle sur le groupe à l’aide de coups bas et d’intox. Jusqu’à ce que, en juin 2005, un traité de paix soit signé sous la houlette de la mère des deux rivaux.
Selon cet accord, le groupe, qui pesait alors quelque 23 milliards de dollars et représentait 3,5% du PIB indien, a été coupé en deux. Mukesh, l’aîné, a reçu la maison mère Reliance Industries Limited (RIL), avec ses activités de pétrochimie, de production de gaz et de pétrole, etc. Et Mukesh a récemment lancé un projet très ambitieux d’ouverture de grandes surfaces dans tout le pays.
Anil, le cadet, a reçu la division de téléphonie Reliance Communications, ainsi que les activités de centrales électriques et la branche financière Reliance Capital. Le tout a été regroupé sous le nom de Reliance Anil Dhirubhai Ambani Group (Reliance ADA Group) et s’est depuis diversifié notamment dans les médias.
Accueilli avec soulagement tant par les milieux économiques que politiques, ce Yalta n’a cependant pas réglé tous les problèmes. « Deux entités ont été créées, mais avec des participations et des intérêts croisés, explique Aman Agarwal, vice-président de l’Indian Institue of Finance, c’est de là que viennent les affrontements actuels ». Et quels affrontements !
Au printemps dernier, Reliance Comunications a fait sensation en annonçant un projet de fusion avec l’opérateur téléphonique sud-africain MTN. Une opération destinée à créer l’un des premiers opérateurs télécoms de la planète couvrant l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie, un géant « sud-sud ». Ce projet élaboré par Anil aurait fait de lui l’un des leaders mondiaux du secteur. Mais c’était compter sans Mukesh. Affirmant que l’accord de scission du groupe (dont le contenu n’est pas public) lui donnait un droit de veto, celui-ci a réussi à bloquer la fusion. « Il est clair que Mukesh a empêché l’opération et qu’il en avait le droit. Mais pourquoi l’a-t-il fait ? Il ne l’a pas dit et il y a beaucoup d’éléments inconnus dans cette affaire », souligne Aman Agarwal.
Un litige embarrassant
Autre grand affrontement : la bataille pour la vente à Reliance ADA de gaz produit par RIL. Quand le groupe a été coupé en deux, il a été nécessaire, afin d’équilibrer les parts, de donner à Anil Reliance Energy, qui construit des centrales électriques, en la séparant des activités de production de pétrole et de gaz de RIL. Mais l’accord de séparation prévoyait la vente à Reliance Energy à des conditions préférentielles de gaz produit par RIL. Les deux frères ne sont pas d’accord sur le prix auquel ces cessions devraient avoir lieu et ont porté l’affaire devant les tribunaux. Le gouvernement lui même est concerné, car elle a un impact direct sur les ventes de gaz de RIL aux entreprises publiques indiennes.
Dans ces conditions, la rivalité entre les deux frères « va maintenant bien au-delà des sponsorats sportifs ou de la perte de quelques contrats. Elle a commencé à affecter la politique nationale et des milliards de dollars d’investissements potentiels », estime la société d’analyse et de consulting britannique Oxford Analytica dans une étude parue début septembre. Ses analystes s’inquiètent d’un phénomène récent : l’engagement de plus en plus prononcé d’Anil Ambani dans la politique. Alors que son père savait s’attirer les faveurs de l’ensemble des responsables politiques, pour le plus grand bien de ses affaires, Anil a choisi son camp. Il soutient financièrement le parti Samajwadi, qui est devenu un parti clé dans l’alliance au pouvoir dirigée par le parti du Congrès. Ce qui lui vaut une hostilité marquée de la part de l’opposition. Une situation dangereuse à quelques mois d’élections générales très incertaines. « Si les liens politiques d’Anil Ambani peuvent renforcer sa position vis-à-vis de son frère pour le moment, ses intérêts d’affaires seront vulnérables si le BJP (principal parti d’opposition, NDLR) revient au pouvoir » au printemps prochain, estime Oxford Analytica.
Aman Agarwal relativise : « individuellement, les compagnies des deux groupes se portent bien, ont une base de clientèle solide et plein de liquidités, et cela en dépit de ces affrontements ». L’avenir immédiat de deux des plus gros groupes privés indiens n’en va pas moins rester suspendu à une guerre fratricide dont personne ne voit l’issue…
PATRICK DE JACQUELOT, À NEW DELHI
Le père fondateur, une icône de l’industrie indienne
Dhirubhai Ambani, fondateur du groupe Reliance, est révéré en Inde pour son parcours exceptionnel. Fils d’un professeur d’école de village, Dhirubhai, né en 1932, s’est initié au commerce dans les années 50 à Aden. Revenu en Inde, il se lance dans l’import export de textile, ce qui l’amènera progressivement à remonter toute la chaîne, de la fabrication de fibres synthétiques jusqu’à la pétrochimie et ainsi de suite. Etant parti de rien, « avoir réussi à bâtir un groupe figurant dans le Fortune 500 des grandes entreprises mondiales, c’est exceptionnel – un peu comme ce qu’a fait Bill Gates avec Microsoft », affirme Aman Agarwal, vice-président de l’Indian Institute of Finance. Mais l’homme d’affaires de génie avait ses zones d’ombre. Le groupe qu’il a construit était « innovant, aventureux, enclin à contourner les règles, à chercher les failles, à jouer de son influence, à se placer en situation de quasi-monopole », écrit ainsi le journaliste Alam Srinivas dans son livre « Ambani Vs Ambani, Storms in the sea wind ».
Mukeh et Anil, maharadjas des temps modernes
Les deux frères Ambani sont bien différents l’un de l’autre. Le plus jeune, Anil, né en 1959, est extroverti, porté sur les relations publiques et le clinquant. Marié à une ancienne actrice de Bollywod, il est de toutes les mondanités. Fasciné par les médias, il vient de s’allier avec Steven Spielberg pour financer les studios DreamWorks. La presse indienne lui prête la volonté de s’offrir un grand club de football britannique, ce qui compléterait bien sa palette d’investissements de milliardaire branché. Il est aussi engagé très activement dans la politique, comme financier d’un parti clé de la coalition au pouvoir.
D’un tempérament plus renfermé, Mukesh, le frère aîné né en 1957, passe pour beaucoup plus discret. Sous la pression de son frère peut-être, il fait tout de même des progrès en matière de glamour. Mukesh s’est offert l’équipe indienne de cricket la plus chère du marché, celle de Bombay. Et c’est à Bombay, justement, qu’il a lancé la construction de ce qui pourrait être la résidence privée la plus chère du monde : une maison haute d’une soixantaine d’étages (mais n’en comportant en fait que 27 en raison de la hauteur des étages), comprenant héliports, piscines et jardins suspendus, six étages de parking pour sa collection de 168 voitures de luxe et logements pour 600 domestiques et personnels de sécurité…
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