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Chez les maharadjahs, le luxe ne paie pas...
La Tribune, 8 septembre 2009
Des boutiques dans le rouge, de somptueux centres commerciaux vides, des acheteurs qui marchandent... Pour les industriels du luxe, le marché indien n’a pas tenu ses promesses.
PAR PATRICK DE JACQUELOT, à New Delhi
Les maharadjahs ont toujours fait rêver. Et pas seulement les midinettes ou les amateurs de romans historiques. Les grands industriels mondiaux du luxe continuent eux aussi à évoquer avec nostalgie l’époque bénie — la première moitié du XXe siècle — où les princes indiens débarquaient chez Cartier avec des malles de pierres précieuses à faire monter en parures. Rien n’était trop beau ni trop cher pour les familles régnantes des anciens États princiers des Indes. Après une longue éclipse, le secteur a nourri voici quelques années de grands espoirs sur l’eldorado qu’allait (re)devenir l’Inde pour leurs produits. D’autant que, de l’aveu d’un professionnel français, les « maharadjahs modernes », les richissimes industriels indiens, faisaient et font toujours partie des plus gros clients mondiaux des boutiques de luxe. Mais le rêve ne s’est pas concrétisé et le désenchantement est brutal...
L’Inde, paradis du luxe? L’idée pouvait sembler paradoxale, s’agissant d’un pays qui évoque d’abord une immense pauvreté. Mais le formidable décollage
économique amorcé au début de la décennie, la montée en puissance des classes moyennes et, comme le dit le patron d’une boutique de mode de Delhi, le fait que les Indiens « adorent dépenser et frimer » ont donné de bonnes raisons d’y croire. Du coup, tout le monde s’est précipité, pour étudier l’ouverture d’une boutique, rechercher un partenaire, etc.
Aujourd’hui, ils déchantent. Les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes. « C’est pathétique, déplore un spécialiste français du secteur, on se retrouve avec quelques boutiques de luxe cachées dans les halls des grands hôtels, deux galeries marchandes spécialisées (une à Delhi [voir encadré] et une à Bangalore), et c’est tout. » Selon le consultant AT Kearney, le marché des biens de luxe (mode, maroquinerie, joaillerie, horlogerie, etc.) en Inde ne représentait que 400 millions de dollars en 2007. Une misère pour un pays aussi peuplé. De son côté, Bain & Co estime qu’en 2008 les industriels du secteur ont réalisé ici un chiffre d’affaires six fois inférieur à leurs ventes sur le marché chinois.
Les rêves se sont en fait brisés sur des considérations aussi terre à terre que la difficulté à trouver des emplacements de boutiques ou les règles sur les investissements étrangers. « Le luxe, souligne Sumit Khosla, directeur des fusions-acquisitions en Inde pour le consultant Mazars, c’est avant tout un métier de distributeur. Or, les grandes marques internationales, avec leur puissance de feu, n’arrivent pas à trouver de localisation convenable dans les centres-villes. » De fait, « il n’y a pas de tradition de quartier pour les commerces haut de gamme », déplorent d’une seule voix tous les professionnels. Faute de mieux, les marques se réfugient dans les hôtels cinq étoiles ou les « malls » de luxe.
Autre casse-tête pour les grandes marques: la législation indienne sur la propriété du capital. Pour ouvrir en propre une boutique à leur marque, il faut impérativement trouver un partenaire indien, aucun distributeur étranger ne pouvant détenir plus de 51 % du capital de ses magasins sur le sol indien.
DLF Emporio, temple du luxe à Delhi |
Or il n’y a guère en Inde de professionnels du luxe. « Le choix est entre des promoteurs immobiliers qui construisent des galeries commerciales, ou des groupes industriels qui veulent se lancer dans la distribution, note un professionnel, ce n’est pas évident. » D’autant que, en s’appuyant sur un partenaire, le groupe occidental prend des risques sur son image, sujet sur lequel on ne plaisante pas dans le domaine du luxe. Et au chapitre des joyeusetés administratives, on peut encore citer les taxes indiennes sur les importations qui obligent à vendre environ 20 % plus cher qu’en Europe...
Plus fondamentalement, peut-être, les professionnels du luxe découvrent que les clients indiens sont extrêmement difficiles — autant que pouvaient l’être, jadis, les maharadjahs — même s’ils n’ont plus les mêmes moyens. « Ils sont vraiment très exigeants », soupire un Français, encore sidéré d’avoir vu l’épouse d’un très grand industriel indien tenter d’obtenir un rabais sur une paire de chaussures... En fait, souligne François Servant, responsable de la communication chez les créateurs de mode Lecoanet Hemant, « les très riches préfèrent aller acheter leurs produits de luxe pendant le week-end à Dubaï ou à Singapour, plutôt que dans les “malls” indiens! ». Un constat qui l’a d’ailleurs amené à réintroduire la tradition ancienne des ventes à domicile, qui évite au client potentiel de se rendre dans une boutique.
Le luxe en Inde aujourd’hui « est un désastre total »: c’est le verdict sans appel prononcé par Mohan Murjani lors d’une conférence sur le luxe organisée avant l’été à Delhi par l’« International Herald Tribune ». L’homme sait de quoi il parle: il dirige le groupe familial Murjani qui distribue en Inde de nombreuses marques haut de gamme et qui a lancé quelques boutiques de luxe pour Gucci, Bottega Veneta... Dans l’euphorie des années 2005, détaille-t-il, les business models prévoyaient des ventes moyennes annuelles de 1.000 dollars par pied carré, soit 7.520 euros par mètre carré de boutique pour des loyers annuels de l’ordre de 125 dollars, soit 940 euros du mètre carré. Ce qui faisait prévoir après prise en compte du coût des produits, des taxes et des invendus un solde positif de 275 dollars (2.065 euros du mètre carré) pour payer les vendeurs, le marketing et faire un bénéfice. Tout compte fait, les ventes s’avèrent inférieures de moitié, les loyers deux fois plus élevés. Du coup, les boutiques se retrouvent dans le rouge avant même d’avoir payé leurs frais généraux...
Dans ce contexte très difficile, encore aggravé par l’impact de la crise économique mondiale sur les classes aisées indiennes, les marques adoptent des stratégies variées. « Hermès en Inde? C’est une histoire d’amour, pas une histoire de business! » lançait Christian Blanckaert, vice-président du sellier français, lors de la conférence de l’« Herald Tribune », signifiant par là que si la marque doit gagner un jour de l’argent ici, ce sera dans très longtemps... Autre grand nom du luxe français, Chanel a choisi d’une certaine façon de contourner le problème: « Nous sommes ici pour développer les parfums et les produits de beauté », explique Xavier Bertrand, représentant de Chanel dans le pays, autrement dit des produits beaucoup plus accessibles que la haute couture. Seul Louis Vuitton a opté pour une stratégie plus offensive, en ouvrant quatre magasins, deux en hôtels et deux dans les « malls » de luxe. Reste que, globalement, souligne un professionnel, « les projets d’ouvertures se comptent en unités, c’est dérisoire, aucun rapport avec les marchés russe ou chinois! ».
Faut-il donc désespérer de l’Inde? Pas du tout, répondent en chœur les spécialistes, le potentiel est là. « La classe moyenne supérieure se développe très vite, avec des modes de consommation différents de ceux de la génération précédente, note Damien Vernet, directeur général Moyen-Orient et Inde de Louis Vuitton, mais nous savons que le développement ne peut pas être très rapide et qu’il faut avoir les reins solides. Il faut investir pour l’avenir ! » « La question pour les marques, conclut Sumit Khosla, c’est de savoir combien d’années de pertes elles sont prêtes à subir. Mais il y aura une prime aux premiers entrants, ceux qui ouvrent un réseau de magasins pour se créer une image. Je dis à mes clients: “Cà ira mieux après-demain!” »
Ecrin de rêve cherche désespérément visiteurs
Les grandes marques s'y bousculent plus que les clients |
Le spectacle est surprenant : à Vasant Kunj, au sud de New Delhi, au beau milieu d’une zone de terrains vagues et de chantiers, surgit un immense édifice de pierre blanche et de baies vitrées, arborant en lettres géantes les marques Louis Vuitton, Dior, Gucci... Nous sommes à DLF Emporio, centre commercial intégralement voué au grand luxe.
À l’intérieur de cette galerie marchande ouverte en octobre dernier, tout n’est que calme et volupté. De somptueuses mosaïques de marbre et une verrière Art déco servent d’écrin aux 70 grandes marques internationales qui y ont ouvert boutiques aux côtés d’une centaine de prestigieuses griffes locales. La visite des lieux un samedi au début de l’été confirme la réputation des lieux. Le calme est effectivement au rendez-vous. Vendeurs et gardes de sécurité, omniprésents, sont nettement plus nombreux que les visiteurs, quasi inexistants...
Un désastre, l’Emporio ? Pas du tout, répond le directeur d’une boutique de mode : « S’il y a peu de monde aujourd’hui, c’est parce que c’est l’été, les riches ne sont pas à Delhi. Mais les ventes sont conformes à nos attentes — évidemment, nous ne comptons pas gagner de l’argent tout de suite... » Mais selon un autre professionnel, qui a refusé de s’installer ici, «les clients ne viennent pas, parce que le centre n’a pas fait le marketing nécessaire. Le promoteur dit qu’il y a 15.000 visiteurs par week-end, mais moi qui viens souvent, j’estime qu’il n’y en a pas plus de 1.000 ! » D’où une inquiétude : « Si jamais ça ne marche pas, ça aura un effet négatif sur l’ensemble du secteur... »
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