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L'entretien du lundi

Narayana Murthy, président d’Infosys: « L'Inde doit relancer ses réformes économiques »


Les Echos, 30 mai 2011

SON PARCOURS
Narayana Murthy est l’homme d’affaires le plus emblématique de la puissance de l’Inde dans les services informatiques. Fondateur en 1981 (avec six collègues et un capital de 250 dollars) d’Infosys, il en a fait un groupe d’envergure mondiale. Cotée sur le Nasdaq, la SSII de Bangalore a une capitalisation boursière d’environ 40 milliards de dollars, pour un chiffre d’affaires de 6 milliards de dollars et 130.000 salariés. Selon « Forbes », Narayana Murthy est à la tête d’une fortune de 2 milliards de dollars. Il connaît bien la France, où il a séjourné.

SON ACTUALITÉ
Actuellement président d’Infosys, Narayana Murthy, qui fêtera ses soixante-cinq ans en août prochain, va prendre sa retraite. L’oisiveté ne le menace pas : administrateur de nombreuses sociétés et universités, il a créé Catamaran Venture Fund, un fonds de capital-risque privé. L’homme d’affaires va aussi pouvoir se consacrer davantage à ses activités philanthropiques et aux grands problèmes de développement de l’Inde, sur lesquels il exprime ses idées depuis des années dans le cadre d’articles, de discours et conférences.


L'Inde est tantôt présentée comme une grande puissance du nouveau millénaire, tantôt comme un pays toujours sous-développé. L'impression est donc plutôt confuse. Comment voyez-vous la position réelle de l'Inde ? 


Pour moi, ce n'est pas confus. Je vois l'Inde avec une classe moyenne en plein développement, avec une croissance forte. Mais je peux vivre en harmonie avec une Inde pleine de pauvreté, d'illettrisme, de problèmes de santé, de malnutrition. Nous vivons en harmonie avec cela parce que la culture hindoue dit fondamentalement que ce que nous sommes dans cette vie est le résultat de ce que nous avons fait dans notre vie précédente. Donc, si je fais des choses bien dans cette vie, mon sort sera meilleur dans la prochaine. Le résultat, c'est que les pauvres ne haïssent pas les riches et les riches ne haïssent pas les pauvres. L'Inde est l'un de ces très rares pays où, quand vous allez dans les endroits les plus déshérités, les gens vous sourient, vous n'avez rien à craindre. C'est parce que nous acceptons le principe hindou de la réincarnation.

L'autre raison pour laquelle nous vivons en harmonie, c'est parce que nous pouvons constater de spectaculaires améliorations dans la situation du pays. Si vous comparez ce que nous étions lors de l'indépendance (en 1947) et ce que nous sommes aujourd'hui, nous avons fait des progrès significatifs. Moi, par exemple, je suis allé dans les écoles du système public, les plus pauvres des écoles. Et, parmi nos hommes politiques, nos hauts fonctionnaires, nos grands patrons, beaucoup viennent des strates les plus basses de la société. Nous comprenons donc qu'il y a des opportunités pour progresser. C'est une des beautés de la démocratie. Quand les gens comprennent que cette possibilité existe, ils ont de l'espoir et vivent dans la paix et l'harmonie. Mais, comme nous sommes dans une démocratie, il y a des débats et faire avancer les choses prend du temps.

N'est-ce pas une excuse un peu facile de dire, comme on le répète souvent en Inde, que le système démocratique justifie retards et inefficacité ? 


Je suis bien d'accord. Nous sommes une démocratie dans la mesure où nous élisons nos leaders tous les cinq ans. Mais choisissons-nous les meilleurs leaders, avons-nous les meilleurs fonctionnaires, les meilleurs chefs d'entreprise ? Ca peut se débattre ! Nous avons beaucoup à faire pour améliorer la gouvernance publique, réduire la corruption, arriver à une croissance inclusive.

« L’Inde devrait développer l’industrie “low tech” comme la Chine. »

Narayana Murthy

Comment expliquer que l'Inde ait encore un tel problème de pauvreté après plus de dix ans de croissance forte ?

On a vraiment vu beaucoup de progrès : dans les services publics de santé, dans la scolarisation, dans la mortalité infantile... Donc, le nombre des gens dont le sort s'améliore est significatif. Selon la commission du Plan, il y a aujourd'hui 26 % des Indiens sous le seuil de pauvreté, contre 36 ou 37 % il y a quinze ans. Le nombre de jeunes qui font des études d'ingénieur ou de médecine a énormément augmenté. Le nombre d'emplois créés depuis dix ans est impressionnant. Est-ce suffisant ? Non, bien sûr.

Comment résorber cette pauvreté ?

L'Inde devrait développer l'industrie « low tech », qui peut créer des emplois pour les Indiens illettrés ou peu éduqués. Un secteur comme le mien, les services informatiques, ne peut employer que des gens très formés. Il faut que nous suivions le modèle chinois et que nous fabriquions toutes ces choses made in China que l'on trouve dans les magasins à Paris et à New York. On peut aussi construire des routes, il y a plein de domaines où l'on peut employer des gens non éduqués. Et c'est une nécessité, nous devons transférer des travailleurs de l'agriculture vers l'industrie. Car nous avons encore 55 à 60 % des Indiens qui dépendent de l'agriculture, alors que celle-ci ne représente que 18 % du PNB.

« La corruption réduit de 0,5 à 1,5 % notre croissance économique. »


La corruption domine l'actualité depuis des mois. Quelle est votre analyse du problème ?

C'est une question majeure. La corruption réduit de 0,5 à 1,5 % la croissance économique. Elle nous fait choisir de mauvais projets, elle nous fait gaspiller de précieux fonds publics, elle accroît les frictions pour les entreprises. Du fait de la corruption, il est difficile d'attirer les meilleurs investisseurs étrangers, elle affecte également le moral des gens. Il faut donc absolument lutter contre ce fléau. Une chose m'encourage, c'est la position forte prise par le gouvernement depuis six mois. Le Parti du Congrès et le Premier ministre ont fait ce qu'il fallait. Le ministre des Télécoms est en prison, le responsable des Jeux du Commonwealth a été arrêté... Le message est clair : qui que vous soyez, si vous êtes corrompu vous serez puni. C'est un changement très important.

Les hommes d'affaires étrangers ici disent qu'il est impossible de travailler sans accepter au moins un peu de corruption. Etes-vous d'accord ? 


S'ils le disent, comment pourrais-je dire le contraire ? Moi, je n'ai jamais payé un seul pot-de-vin à une agence gouvernementale. Nous avons édifié un vaste groupe, nous avons construit 2,8 millions de mètres carrés de bureaux et nous n'avons jamais eu un seul problème. Mais je ne dis pas que la corruption n'existe pas.

Vous parlez souvent des insuffisances dans la mise en œuvre concrète des politiques en Inde. Quel est le problème ?

Nous sommes une nation où travailler dur et se salir les mains n'est pas reconnu. Nous sommes un pays qui croit que le discours suffit. Cela tient à notre système de castes. Les brahmanes étaient au sommet de la hiérarchie des castes et ils ne s'occupaient que de parler et de prier. La culture indienne veut donc que quelqu'un qui parle est important, et quelqu'un qui travaille de ses mains ne l'est pas. C'est un problème que nous devons combattre vigoureusement. Tant que l'influence du système des castes demeurera forte, il sera difficile de s'attaquer à l'insuffisance de la mise en œuvre concrète des décisions.

Voyez-vous des signes d'affaiblissement du système des castes ?

Oui, il s'affaiblit en raison des politiques gouvernementales qui ouvrent des opportunités à de plus en plus de membres des castes dites inférieures. Dans l'administration, il y a des efforts délibérés pour les associer à la construction du pays. Et dans le monde des affaires, personne ne s'occupe plus des castes, les gens sont promus en fonction de leurs performances. Cela permet de développer une culture de l'excellence et de la réalisation.

Vous dénoncez souvent l'attitude néocoloniale de l'administration. Que voulez-vous dire ?

Lors de séjours en France, j'ai lu deux livres très importants : « Peau noire, masques blancs » et « Les Damnés de la Terre », de Frantz Fanon. Fanon montre que les dirigeants dans les sociétés postcoloniales ont une attitude plus coloniale que les précédents colons ! Ils se sentent supérieurs aux autres, s'octroient toutes sortes d'avantages, ne souffrent pas comme ceux qu'ils administrent. C'est une attitude qui existe toujours !

Depuis les élections de 2009, à peu près aucune des réformes annoncées par le gouvernement n'a été mise en œuvre. Y a-t-il une paralysie politique ?

Il est très dommage que nous n'ayons vu aucune réforme économique importante depuis deux ans. Nous perdons du temps. D'autres pays deviennent de plus en plus attractifs pour les investissements étrangers. Le plus grave, c'est que notre croissance est en train de perdre son élan. Je crois donc que, dans l'intérêt du pays, nous devons relancer notre mouvement de réformes économiques.

Quelles seraient les priorités ?

Il y en a énormément ! Nous devons construire des routes, des métros, des aéroports : tout cela est bloqué par les innombrables feux verts qu'il faut obtenir d'autorités diverses. Il nous faut également des réformes du marché du travail. Il faut mettre en place un bon filet de sécurité via un système de Sécurité sociale, et ensuite donner aux employeurs une flexibilité totale dans leur gestion de l'emploi.

Nous avons également besoin de réformes rapides dans la distribution et l'assurance. Il faut y introduire beaucoup de concurrence, il faut faire venir des acteurs étrangers. Nous devons aussi rendre attractif le secteur du logement, et notamment du logement bon marché. Et des réformes sont nécessaires dans la santé, pour mettre des services de bonne qualité à la portée des pauvres. Nous devons faire venir les meilleures universités étrangères en Inde, et il y a plein de réformes à faire dans l'éducation primaire et secondaire.

« Nous sommes un pays qui croit que le discours suffit. »

Vous êtes sur le point de quitter Infosys. Quels enseignements tirez-vous de cette aventure ?

Nous avons eu trente merveilleuses années... Je crois que la principale contribution d'Infosys, c'est d'avoir montré que sept personnes venant de la classe moyenne ordinaire pouvaient créer l'une des entreprises les plus importantes et plus respectées du pays, grâce à leur travail, à un peu d'intelligence, à leurs valeurs et à leur ouverture d'esprit. Nous avons convaincu des millions de jeunes qu'eux aussi peuvent réussir.

Vous êtes coprésident du Conseil présidentiel franco-indien des entreprises. Quel conseil donnez-vous aux entreprises françaises qui regardent l'Inde ?

Il est très important qu'elles comprennent que l'Inde est une grande amie de la France. Ici, ça leur prendra un peu de temps, mais elles réussiront et elles gagneront de l'argent. Il faut donc que de plus en plus d'entreprises françaises viennent ici. Si elles rencontrent des difficultés, je serai heureux d'en saisir le gouvernement.

Les entreprises françaises ne sont pas aussi présentes que leurs concurrentes...

En effet. Regardez Ford, General Motors, Sony, Toyota, Honda, Suzuki, ils sont tous là ! Il y a plein d'exemples d'entreprises d'autres pays qui ont été plus agressives dans leur installation en Inde et qui ont réussi. Je dis donc à nos amis français de ne pas hésiter.

Les entreprises françaises ne sont donc pas assez agressives ?

Il me semble, oui.

PATRICK DE JACQUELOT, CORRESPONDANT À NEW DELHI

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