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Les trois maux de l'Inde
Thèmes: Développement - Economie - Politique - Société |
Les Echos, 14 septembre 2011
L’ANALYSE DE PATRICK DE JACQUELOT
Climat morose en ce mois de septembre à New Delhi. Non seulement la capitale indienne a subi en quelques jours un attentat terroriste, un tremblement de terre et des pluies d'une exceptionnelle intensité, mais il lui faut aussi affronter des problèmes touchant à ses structures sociales et économiques qui, contrairement aux précédents, ne se laisseront pas oublier en quelques jours...
L'événement majeur en Inde cet été a été la colossale mobilisation contre la corruption. Des centaines de milliers de personnes à Delhi, des millions dans tout le pays ont manifesté pacifiquement pour soutenir Anna Hazare, un activiste de soixante-quatorze ans, dans sa campagne pour forcer le gouvernement à élaborer une loi efficace contre ce fléau. Les erreurs de jugement des pouvoirs publics - ils ont commencé par jeter en prison Hazare, qui cultive la ressemblance avec Gandhi, depuis sa tenue blanche jusqu'à son discours de non-violence - n'ont fait qu'amplifier le mouvement, jusqu'à la capitulation du gouvernement : un projet de loi est désormais en cours d'élaboration, qui sera conforme, c'est promis, aux idées de l'activiste.
Sur le fond, la victoire du mouvement demeure pourtant vague. Personne ne sait encore ce que donnera la loi en question, qui vise à créer un puissant organisme destiné à traquer la corruption dans les administrations. Sur le principe même, nombre d'experts sont sceptiques. « Anna Hazare propose-t-il vraiment les bonnes solutions ? se demande le professeur de sciences politiques Balveer Arora. Il veut créer un appareil bureaucratique pour contrôler l'appareil d'Etat. Mais comment espérer que ce nouvel organisme ne sera pas atteint des mêmes maladies que celui qu'il doit surveiller ? »
Jean Drèze, économiste et activiste |
Sans attendre l'issue encore lointaine du processus législatif, la population a fêté ce qu'elle a perçu comme une victoire historique contre l'establishment politique. La mobilisation sans précédent des classes moyennes et au-delà a fait souffler un vent d'euphorie. Anna Hazare est aujourd'hui reconnu comme un maître à penser par ces classes moyennes, ce qui suscite de l'inquiétude chez certains. « Je respecte beaucoup le sentiment populaire qui se manifeste contre la corruption, explique l'économiste Jean Drèze, mais je me méfie du leadership du mouvement, de son autoritarisme, du culte de la personnalité qui l'entoure. »
Ce mouvement social intervient dans un contexte économique qui se dégrade. La croissance s'est établie au deuxième trimestre 2011 à 7,7 %, très inférieur à l'objectif de 9 % retenu par le gouvernement pour l'année fiscale 2011-2012 (à fin mars), après les 8,5 % réalisés en 2010-2011. Les pouvoirs publics ne tablent plus, d'ailleurs, que sur 8,5 % environ pour l'exercice en cours et nombre d'économistes sont plus pessimistes. Morgan Stanley a ramené sa prévision de croissance de 7,7 à 7,2 % et le broker CLSA de 7,5 à 7,3 %.
En Europe, une croissance de 7,5 % peut faire rêver. Mais, au vu des besoins de l’Inde en matière d’infrastructures et de lutte contre la pauvreté, ce n’est pas suffisant.
Ce ralentissement tient largement à la banque centrale. Pour enrayer l'inflation, qui oscille entre 9 et 10 %, la Reserve Bank of India a relevé ses taux onze fois depuis mars 2010. Ce qui commence à peser fortement sur l'activité. « Ce que je crains, analyse Rajiv Kumar, secrétaire général de l'organisation patronale Ficci, c'est que, au nom de la lutte contre l'inflation, nous devions sacrifier encore pas mal de croissance. »
Balveer Arora, politologue |
Bien sûr, en Europe, une croissance de 7,5 % peut faire rêver. Mais, au vu des besoins de l'Inde en matière d'infrastructures et de lutte contre la pauvreté, ce n'est pas suffisant. « Si nous voulons donner du travail aux 12 millions de jeunes qui arrivent sur le marché chaque année, nous avons besoin d'une croissance de 10 %, poursuit Rajiv Kumar. Or, alors que la croissance potentielle de l'Inde est de 9 %, il n'est pas impossible que nous tombions sous les 7 %... » Une aggravation de la crise internationale, en particulier, freinerait encore plus l'économie indienne.
La concomitance entre crise sociale et ralentissement économique tombe plutôt mal. Car la tornade Hazare a plongé le gouvernement dans un état de paralysie avancé. « Le gouvernement est tétanisé par la mobilisation anticorruption, confie en privé une grande figure du monde patronal. Du coup, il ne gère plus l'économie. » Alors que la demande demeure très soutenue dans le pays, ne serait-ce qu'en raison de sa structure démographique, un large consensus prône des réformes pour stimuler l'offre. Mais la liste des projets élaborés par le gouvernement en la matière et qui demeurent bloqués ne cesse de s'allonger. La décision d'ouvrir partiellement la grande distribution aux acteurs étrangers, par exemple, n'attend plus que le feu vert du gouvernement, mais rien ne vient. Pour la session d'été qui vient de s'achever, l'équipe au pouvoir voulait faire voter des textes importants : réforme des procédures d'achat de terres pour les infrastructures et l'industrie, réforme de la fiscalité indirecte instituant une sorte de TVA unifiée dans le pays, réformes dans la banque, l'assurance et les fonds de pension... Dans la réalité, pas un de ces textes n'a été présenté. Le gouvernement s'est contenté de déposer au Parlement son projet sur les achats de terres à la fin de la session. Tous ces retards accumulés ne sont pas anodins : « L'absence de décisions politiques a un impact sur les décisions d'investissement », souligne Ulrich Bartsch, économiste Inde de la Banque mondiale à Delhi.
Crise sociale, ralentissement économique, paralysie politique : le climat actuel n'est donc pas à l'euphorie en Inde. Avec une différence de taille par rapport à l'Europe tout de même : les Indiens peuvent se consoler en se disant que les perspectives ne se sont assombries qu'à court terme. A moyenne échéance, le paysage est très différent. Si la mobilisation anticorruption parvient effectivement à réduire le fléau, ce sera un progrès majeur pour le pays. Et les perspectives fondamentales de développement économique demeurent excellentes : « N'oublions pas que la force de la croissance indienne surprend toujours », rappelle l'économiste de la Banque mondiale.
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