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Intouchables... et hommes d'affaires

 

Thèmes: Société


Les Echos, 13 décembre 2011

Pour les 170 millions d'Indiens intouchables qui vivent encore plus ou moins en marge de la société, l'émancipation passe de plus en plus souvent par la création d'entreprise. Une première foire commerciale est consacrée à leurs PME, ce week-end à Bombay.

 

Il y a des petits plaisirs qu'on aurait tort de se refuser. Comme le temple hindou de son village natal tombait en ruine, Ashok Khade a payé sa rénovation. Ca ne lui a pas été très difficile : fondateur, PDG et propriétaire, avec ses frères, de Das Offshore Engineering, une entreprise qui fabrique des équipements pour les plates-formes offshore et fait un chiffre d'affaires de plus de 20 millions d'euros, Ashok a les moyens. Un détail, toutefois : dans son enfance, il ne pouvait entrer dans ce temple, interdit aux intouchables... Etre devenu aujourd'hui son sauveur et le bienfaiteur du village, « ça donne un grand sentiment de réussite ! », reconnaît dans un éclat de rire cet homme qui n'avait pas toujours de quoi manger chez son père cordonnier.

Ashok Khade fait partie d'un club encore restreint, celui des hommes d'affaires dalits (nom le plus utilisé désormais pour les intouchables) qui ont réussi à grande échelle. Les entreprises créées et dirigées par des hommes, et quelques femmes, issus de cette communauté sont de plus en plus nombreuses et veulent le faire savoir : elles tiennent à partir de vendredi prochain une grande foire commerciale à Bombay, la capitale financière de l'Inde, organisée par la Dalit Indian Chamber of Commerce and Industry (Dicci). « Nous allons y présenter notre savoir-faire aux entreprises et à la société indiennes », explique Milind Kamble, président de Dicci.


« Nous sommes très inspirés par l’“affirmative action” aux Etats-Unis. Après tout, ils ont eu des capitalistes noirs avant d’avoir Obama comme président ! »
MILIND KAMBLE, PRÉSIDENT DE DICCI


Que des dalits puissent devenir millionnaires en créant leurs propres entreprises est un phénomène sidérant dans la société indienne. Soumis aux pires discriminations (voir encadré), les intouchables étaient encore récemment cantonnés aux métiers les moins qualifiés, comme celui de travailleur agricole, sans terre évidemment. Et pourtant, nombre d'entre eux choisissent de devenir hommes d'affaires. Deux raisons à cela, explique Surinder Jodhka, spécialiste des castes à l'université Nehru de Delhi. En premier lieu, les métiers traditionnels des dalits sont en train de disparaître. Ensuite, « avec la libéralisation de l'économie, le nombre des emplois dans l'administration se réduit ». Durant la seconde moitié du XXe siècle, les Scheduled Castes (ou SC, leur nom officiel) ont bénéficié de nombreux emplois réservés dans les services publics. Mais cette voie étant en train de se refermer, « la solution pour un jeune dalit est souvent de lever 20.000 roupies (300 euros) et d'ouvrir une boutique, un atelier ou un cabinet médical », précise le professeur.

« Discrimination positive »

Milind Kamble, président de Dicci

La modernisation progressive de l'économie indienne accroît d'ailleurs le prestige de la création d'entreprise. Milind Kamble en est un bon exemple. « Je suis fils de l'instituteur d'un petit village, dans une famille sans tradition d'activité commerciale, raconte-t-il. Mon seul avantage, c'est que ma famille avait de l'éducation. Quand j'ai obtenu un diplôme d'ingénieur, mon père voulait absolument que j'entre dans l'administration, mais j'ai refusé. Il était furieux. » Après quelques années en tant que salarié, Milind Kamble a créé son entreprise de BTP. Aujourd'hui, son groupe Future Construction réalise un chiffre d'affaires de 10 millions d'euros et Kamble, qui a toujours été actif pour la cause dalit, est devenu un militant de la création d'entreprise par les intouchables. Notre arme, c'est « le capitalisme contre le castéisme ! », lance-t-il, estimant que les structures traditionnelles des castes ne peuvent survivre dans un environnement économique moderne. « Nous sommes très inspirés par l'"affirmative action" aux Etats-Unis, ajoute-t-il, après tout, ils ont eu des capitalistes noirs avant d'avoir Obama comme président ! »

Encore faut-il donner à des jeunes issus de milieux incroyablement défavorisés les moyens d'en arriver là. La structure de « discrimination positive » mise en place ces dernières décennies aide incontestablement. Prenez l'exemple du docteur Nanda K.K., un pur produit de ce système. « Quand j'étais jeune, même quand il n'y avait rien à manger nous étudiions. Comme dans l'Andhra Pradesh où j'habite il y avait un dispositif pour aider les dalits à faire des études, j'ai pu devenir médecin : j'ai eu une place réservée à l'université, un logement, une bourse. Après avoir pratiqué quinze ans dans une petite ville, j'ai créé un hôpital à Hyderabad, la capitale de l'Etat, avec un ensemble de subventions. » Aujourd'hui, Nanda est à la tête d'un établissement de 150 lits qui emploie 15 spécialistes. Il travaille à des programmes de lutte contre le sida « avec des bourses de la Fondation Bill Gates », dit-il fièrement. Mais il réfute l'idée selon laquelle toutes ces aides auraient rendu son parcours finalement très facile : « Ces programmes nous aident à obtenir une stabilité financière, c'est tout. Fondamentalement, il faut que nous soyons de bons médecins si nous voulons réussir », explique-t-il avant de confier qu'il a « des clients de hautes castes » qui viennent se faire soigner chez lui...

Encore des préjugés

Créer son entreprise reste en fait très difficile pour un dalit, relèvent tous les experts. Le professeur Jodhka, qui a procédé à une enquête de terrain détaillée dans deux Etats indiens, explique quelques-uns des problèmes rencontrés : « Les affaires se traitent en passant par des réseaux, et notamment ceux des castes. Comme les dalits sont de nouveaux arrivants, ils n'ont pas ces réseaux d'affaires, ces relations. Ca leur complique beaucoup les choses pour obtenir un crédit d'un fournisseur par exemple. Par ailleurs, ils n'ont généralement aucun actif à donner en garantie d'un prêt bancaire : dans les autres communautés, on a souvent de la terre ou une maison familiale. » Enfin, souligne l'universitaire, « il y a encore des préjugés à leur encontre, les gens ont tendance à ne pas leur faire confiance », même si, ajoute-t-il, l'hostilité de caste n'est en général plus très marquée.

Chandra Bhan Prasad, intellectuel dalit

Le développement du capitalisme dalit doit donc encore être soutenu. Le gouvernement indien a d'ailleurs adopté le mois dernier une mesure importante, promise depuis des années : administrations et entreprises publiques devront d'ici à trois ans réaliser 20 % de leurs achats auprès de PME indiennes. Et 20 % de cette enveloppe, soit 4 % du total, devront être faits auprès d'entreprises appartenant aux SC ou aux ST (les Scheduled Tribes, c'est-à-dire les membres des anciennes tribus du pays). Cette décision est « historique », se réjouit Chandra Bhan Prasad, intellectuel dalit, cela va permettre aux businessmen de la communauté « d'entrer dans le système ». C'est une mesure clef, renchérit Digvijay Singh, l'un des principaux dirigeants du parti du Congrès et ancien Premier ministre de l'Etat du Madhya Pradesh, qui fut pionnier de ce système en 2001 : « Si on ne donne pas ce genre d'accès, les entreprises dalits resteront exclues. » Les sommes en jeu sont considérables à l'échelle des entreprises visées : les 4 % d'achats publics devraient représenter plus de 1 milliard d'euros. « Au début, reconnaît d'ailleurs l'homme politique, il n'y aura pas assez de PME dalits pour répondre à la demande, mais de nouveaux arrivants se manifesteront pour en tirer parti. »

L'industrie hostile aux quotas

Une autre mesure est évoquée de temps en temps par les dirigeants politiques : l'imposition au secteur privé de quotas obligatoires de recrutements des hors-castes. L'idée, qui figurait dans le programme électoral du Congrès de Sonia Gandhi lors des élections de 2009, fait hurler l'industrie. « Nous espérons vivement que ça n'arrivera pas, cela serait extrêmement inefficace », affirme Chandrajit Banerjee, directeur général de l'organisation patronale CII. Depuis des années que la menace est dans l'air, les grandes entreprises se démènent pour démontrer qu'elles font volontairement un gros travail d'intégration des dalits et qu'il n'est nul besoin que le gouvernement s'en mêle... « Le groupe Tata est un fervent supporter de l'"affirmative action", explique B. Muthuraman, vice-président de Tata Steel et président de la CII. Les salariés de notre groupe sont à 19 % des SC ou des ST, ce qui est proche de leur proportion dans la population. Notre filiale de distribution a fait 52 % de ses recrutements l'année dernière dans ces catégories, et notre groupe informatique TCS consacre d'énormes efforts de formation pour rendre les membres de ces communautés aptes à l'emploi. » Cet homme clef de Tata admet malgré tout que l'on ne trouve pas de dalit parmi les hauts dirigeants du groupe : « Pas encore, le chemin est long », ajoute-t-il.

Globalement, la CII incite ses membres à « se concentrer sur l'éducation, la formation professionnelle, l'aptitude à l'emploi » des hors-castes en mettant l'accent sur des compétences comme la maîtrise de la langue anglaise, la communication, la présentation, souligne Chandrajit Banerjee pour qui l'essentiel est que les entreprises puissent continuer à recruter « au mérite » et non pas en fonction de quotas sociaux.

L'évolution ne pourra qu'être lente, mais elle est engagée et les premiers grands succès font office de « role model » auprès des jeunes dalits. Comment ces derniers ne rêveraient-ils pas devant le succès d'Ashok Khade ? « Je suis le premier Indien à devenir le partenaire d'un prince d'Abu Dhabi », lance négligemment l'homme d'affaires qui a créé le mois dernier un joint-venture avec un groupe de l'émirat. Un intouchable, partenaire d'un prince ! Les membres des hautes castes de son village ne finissent-ils pas par mal supporter une telle réussite ? « Nous sommes tellement loin de ces gens, maintenant, répond l'homme d'affaires dalit, ils gagnent peut-être 100.000 roupies par an (1.500 euros), moi j'en gagne des dizaines de millions ! »

PATRICK DE JACQUELOT, À NEW DELHI

Encadré

Les exclus de la société indienne

La religion hindoue organise la société en castes, depuis la plus élevée, celle des brahmines (prêtres), jusqu’à la plus basse, celle des paysans. Encore plus bas, il y a les hors-castes, c’est-à-dire les intouchables. Historiquement, ces derniers étaient considérés comme « impurs » et ne pouvaient pratiquer que des métiers comme le ramassage des ordures. Il leur était interdit d’entrer dans les temples, de boire l’eau du puits du village ou de toucher un membre des castes supérieures. Toute infraction était punie par la plus extrême violence. Ces discriminations sont interdites aujourd’hui, mais les castes sont toujours là. Les 170 millions de dalits sont encore souvent en marge de la société, notamment dans les campagnes, où les violences demeurent fréquentes. Selon la Commission du Plan, les dalits arrivaient en queue de peloton ces dernières années pour tous les indicateurs sociaux : 36 % sous le seuil de pauvreté contre 21 % pour l’ensemble des Indiens, 55 % d’alphabétisés contre 65 %, etc.

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