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En Inde, l’immobilisme a succédé aux réformes
Les Echos, 20 janvier 2012
L’ANALYSE DE PATRICK DE JACQUELOT
Encore une initiative révolutionnaire du gouvernement indien ? Les distributeurs étrangers vont désormais pouvoir détenir 100 % de leur boutiques en Inde contre 51 % jusqu’ici, tant qu’il s’agit de magasins vendant une marque unique (Adidas ou Hermès par exemple), a-t-il décidé le 10 janvier. Cette annonce vous rappelle quelque chose ? Normal. Le même gouvernement avait proclamé en fanfare fin novembre l’ouverture de la grande distribution (hypermarchés...) aux professionnels étrangers – pour y renoncer une dizaine de jours plus tard. Une fronde généralisée des partis d’opposition et de ses propres alliés dans la coalition au pouvoir avait eu raison de la réforme économique la plus ambitieuse engagée depuis le début de l’actuelle législature, en 2009. Avec son initiative du 10 janvier, le Premier ministre Manmohan Singh veut montrer qu’il est encore capable de prendre des initiatives en dépit de ce revers majeur. A un détail près. Pour être sûr de ne pas faire trop de vagues, l’ouverture à 100 % des boutiques « monomarques » est assortie d’une condition radicale : que 30 % au moins des produits qui y seront vendus proviennent de PME indiennes. Ce qui écarte d’emblée la quasi-totalité des marques internationales de vêtements ou de luxe, ainsi que des distributeurs comme Ikea, qui aimeraient pourtant bien s’implanter ici... Ainsi vont les réformes en Inde, ces temps-ci : quand elles ne sont pas rejetées, les voilà calculées pour ne produire aucun effet ou presque.
La réforme de la distribution n’est pas la seule bloquée. La session parlementaire achevée fin décembre devait en principe se prononcer sur des textes réformant le secteur minier, les achats de terres pour l’industrie, les lois sur les sociétés, la structure des impôts indirects, les secteurs de l’assurance, de la banque et des fonds de pension, entre autres. Sans oublier un texte crucial instituant un organisme destiné à lutter contre la corruption. Dans la pratique, pas une seule de ces lois n’a été votée, le Parlement se contenant d’adopter quelques textes techniques.
Ce blocage des réformes intervient à un moment difficile pour l’économie indienne, en phase de fort ralentissement. La croissance de l’année fiscale 2011-2012 en cours (à fin mars) va tourner autour de 7 %, contre 8,5 % en 2010- 2011. Divers blocages structurels pèsent sur des secteurs cruciaux comme les infrastructures énergétiques, les mines ou le financement de l’économie, autant de problèmes que les projets en cours ambitionnent de traiter. Et pourtant, en dépit des diagnostics formulés par les économistes, les industriels et le gouvernement lui-même, rien ne bouge.
La première raison de cet immobilisme tient au jeu politique. « Le gouvernement est dans une impasse, note le politologue Balveer Arora, l’opposition sent qu’il est affaibli et même ses alliés ne coopèrent pas. » Le calendrier électoral n’aide pas : cinq élections dans des Etats indiens vont se succéder, dont un vote crucial le mois prochain dans l’Uttar Pradesh, le plus grand du pays. Au-delà, les élections générales sont prévues au printemps 2014, mais la classe politique « s’est mise en mode électoral deux ans et demi avant », déplore un observateur. La tradition qui voulait qu’un certain consensus prévale au Parlement en faveur de réformes économiques jugées positives est remplacée par une logique d’affrontement total. « On met la politique au-dessus de l’économie, lance B. Muthuraman, vice-président de Tata Steel et président de l’organisation patronale CII, c’est la première fois de ma vie que je vois ça ! »
Ce qui intéresse les politiciens aujourd’hui, c’est de distribuer prestations et avantages, avec des projets à la limite du populisme.
Blocage au Parlement |
Plus inquiétant, la situation actuelle amène à se demander si la classe politique a encore envie de moderniser l’économie. Les réformes de structures élaborées par le gouvernement suscitent une hostilité d’une violence extrême, notamment dès qu’elles impliquent une libéralisation ou une ouverture aux capitaux étrangers. On l’a vu dans la grande distribution, où l’opposition a agité le spectre de l’élimination des petits commerçants indiens par Wal-Mart, mais c’est aussi le cas dans l’assurance par exemple : le projet de loi portant de 26 à 49% le maximum autorisé aux groupes étrangers dans une compagnie nationale est bloqué depuis des années.
En fait, explique T. N. Ninan, président du quotidien économique « Business Standard », « le centre de la politique indienne s’est déplacé vers la gauche. Ce qui intéresse les politiciens aujourd’hui, c’est de distribuer » prestations et avantages, avec des projets « à la limite du populisme », et non pas de passer des réformes favorables à la productivité de l’économie : amélioration des infrastructures, assainissement de la situation fiscale avec une maîtrise des dépenses, etc. Ce manque d’appétit pour les réformes n’est pas limité à l’opposition et aux partis régionaux alliés du Parti du Congrès. Le parti dirigé par Sonia Gandhi ne manifeste pas beaucoup plus d’enthousiasme, alors même que son Premier ministre, Manmohan Singh, est célébré comme l’homme des réformes économiques qui, au début des années 1990, ont permis à l’Inde d’amorcer sa sortie de la spirale du sous-développement. Mais aujourd’hui, Singh demeure le plus souvent silencieux et semble avoir perdu toute autorité. Dans l’état d’esprit actuel, lance T. N. Ninan, « les seules réformes qui se feront sont celles qui permettent de faire une omelette sans casser d’œuf ! »
En attendant que l’impasse politique se débloque, le prix à payer est lourd. Le moral des industriels chute, on ne compte plus les projets d’investissement gelés. « Pour les investisseurs, explique Chandrajit Banerjee, directeur général de la confédération patronale CII, affronter les incertitudes du business, c’est normal. Mais être confronté à celles du gouvernement, c’est très déstabilisant. » Et le résultat, estime le représentant des patrons, c’est que, « fondamentalement, l’Inde est en train de rater une opportunité » : au lieu de profiter du contexte de crise mondiale, et notamment européenne, pour s’imposer comme une locomotive économique, le pays s’enfonce dans l’immobilisme.
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