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Inde, la faim et les moyens
Thèmes: Développement - Pauvreté - Société |
Les Echos, 31 janvier 2012
Le pays, qui se voit en grande puissance du IIIe millénaire, cherche toujours comment lutter contre la malnutrition qui affecte des millions d’Indiens. A peine adopté, un nouveau projet de loi visant à distribuer du riz et du blé aux plus pauvres suscite déjà de nombreuses critiques.
Pour le Premier ministre Manmohan Singh, c’est une « honte nationale » ; pour le « Times of India », principal quotidien de langue anglaise du pays, c’est un problème qui remet à leur place les ambitions de l’Inde jouer les superpuissances : l’Inde du XXIe siècle n’a toujours pas éliminé la faim. Au point que le gouvernement veut créer un droit à l’alimentation qui fournira de la nourriture subventionnée à... près de 800 millions de personnes.
La période des grandes famines qui causaient des morts par dizaines ou centaines de milliers et avaient fait du pays le symbole de la faim dans le monde est bien sûr révolue. Mais cela ne signifie pas que tous les Indiens mangent à leur faim chaque jour. « Le problème est toujours là, explique Reetika Khera, professeur à l’Indian Institute of Technology de Delhi et spécialiste de la pauvreté, beaucoup de gens sautent des repas, en particulier pendant la mousson. La question la plus grave, c’est celle de la qualité de l’alimentation, de son équilibre. Globalement, nos performances sont inférieures à celles de l’Afrique noire ! »
De fait, les études disponibles brossent un tableau consternant de la situation alimentaire du pays. Le Global Hunger Index 2011, qui compare les performances de 81 pays émergents en matière alimentaire, place l’Inde en 67e position, devant des pays comme le Bangladesh, Haïti ou la République démocratique du Congo. Mais derrière le Pakistan, le Soudan, le Zimbabwe et de nombreux autres pays de l’Afrique subsaharienne. Quant à la Chine, éternelle rivale de l’Inde, elle arrive en... 4e position !
Selon le GHI, 21 % de la population indienne est sous-alimentée, 43,5 % des enfants de moins de cinq ans ont un poids inférieur à la normale et le taux de mortalité dans la même tranche d’âge est de 6,6 % (contre 1,9 % en Chine par exemple). Des chiffres qui amenaient le « Times of India » à titrer le mois dernier : « Superpuissance ? 230 millions d’Indiens ont faim chaque jour.» Une lourde enquête de terrain menée par des ONG indiennes sous le nom de Hungama vient aussi de révéler que dans les zones étudiées 59 % des enfants de moins de cinq ans affichent un retard de croissance. C’est la publication de cette étude en janvier qui a poussé le chef du gouvernement à exprimer sa « honte ».
L'extrême pauvreté se trouve aussi bien en marge des quartiers chics de New Delhi... |
Les causes de ce scandale national sont multiples (voir encadré), mais tiennent notamment à une insuffisance de politiques actives de redistribution de la croissance. Le gouvernement vient donc d’adopter un projet de loi très ambitieux, le Food Security Bill (loi sur la sécurité alimentaire). Objectif : fournir de la nourriture en nature à environ 800 millions de personnes (sur 1,2 milliard au total) qui n’ont pas les moyens de se nourrir convenablement.
Le projet crée trois groupes de citoyens : la catégorie prioritaire, la catégorie générale et ceux qui n’ont droit à rien. Le groupe « prioritaire » comprendra au moins 46 % de la population rurale et 28 % de la population urbaine. La catégorie générale portera sur 29 % de la population rurale et 22 % de la population urbaine, si bien que les trois quarts des habitants des campagnes et la moitié de ceux des villes seront concernés. Les « prioritaires » auront droit chaque mois à 7 kilos de riz ou de blé par personne, à des prix quasi gratuits de 2 ou 3 roupies le kilo. La catégorie « générale » pourra acheter 3 kilos de grains par mois, à un prix égal à la moitié du prix payé aux agriculteurs.
Le FSB s’appuie sur un programme existant, le Public Distribution System (PDS), qui fournit aux Indiens pauvres du riz, du blé et des denrées diverses par l’intermédiaire de centaines de milliers de boutiques publiques. Les modalités varient selon les Etats, mais, pour accéder au PDS, il faut disposer soit d’une carte certifiant que l’on est en dessous du seuil de pauvreté, soit que l’on est (un peu) au-dessus – le montant des subventions variant évidemment d’une catégorie à l’autre.
Levées de bouclier
Le Food Security Bill, dont les objectifs sont beaucoup plus ambitieux que le PDS, est porté par Sonia Gandhi, la présidente du Parti du Congrès. Il s’inscrit dans une tradition de lois sociales comme le droit donné aux pauvres du monde rural de bénéficier de cent jours de travail garantis chaque année ou le droit à l’éducation récemment institué. Si le gouvernement vient de lancer le parcours législatif du FSB, c’est d’ailleurs avec des préoccupations électorales : il peut espérer que la loi aura porté ses premiers fruits lors des élections générales de 2014.
Alors que le projet entre dans le complexe processus parlementaire, une chose est sûre : il ne satisfait personne – pour des raisons parfois diamétralement opposées.
...que dans des villes de province comme Varanasi... |
Les principales critiques tiennent à la complexité de la loi, et notamment à la répartition de la population en trois catégories. « Le projet s’appuie sur le PDS, or plein d’études montrent que celui-ci ne marche pas, déplore M. R. Madhavan du think tank Centre for Policy Research. Si l’on fait le total des gens qui ont une carte “sous le seuil de pauvreté” alors qu’ils n’y ont pas droit, et des vrais pauvres qui n’ont pas de carte, on arrive à un taux d’erreurs de 60 à 70 % ! » Comment va-t-on créer ces trois catégories, se demande une économiste d’un organisme international : « Déterminer les “riches” qui n’ont droit à rien, c’est plus ou moins faisable, estime-t-elle, on peut exclure ceux qui possèdent de la terre ou une maison en dur. Mais, distinguer entre les très pauvres et les un peu moins pauvres, c’est très difficile ! » Dans un pays où l’essentiel de la vie économique est « informel », il n’y a pas de données sur le revenu des familles. « Exclure les gens qui sont dans l’économie officielle ? Ca représente moins de 10% de la population, souligne M. R. Madhavan, et ceux qui paient des impôts 3% environ ! Dans ces conditions, autant distribuer à tout le monde. »
La complexité des distinctions entre niveaux de dénuement, qui alimente des débats byzantins sur le seuil de pauvreté, amène de fait des spécialistes des deux côtés de l’échiquier (économistes classiques et militants antipauvreté) à plaider pour une universalisation du droit à la nourriture. « Mieux vaudrait donner 5 kilos de grains à tout le monde que de créer des droits différents », estime Reetika Khera, qui souligne que l’actuel dispositif fonctionne le mieux dans certains Etats indiens qui ont généralisé le droit aux aliments subventionnés.
« La question la plus grave, c’est celle de la qualité de l’alimentation, de son équilibre. Globalement, nos performances sont inférieures à celles de l’Afrique noire ! »
REETIKA KHERA PROFESSEUR À L’INDIAN INSTITUTE OF TECHNOLOGY DE DELHI
La deuxième critique porte sur la capacité du système public à distribuer la nourriture. Là encore, le fonctionnement actuel n’incite pas à l’optimisme. La Commission du Plan estime que plus de 40 % de la nourriture distribuée par le PDS n’arrive pas à ses destinataires. Exemple de malversation, raconte un économiste : « L’Etat achète du blé aux fermiers à 11 roupies le kilo pour le revendre à 3 roupies le kilo dans les boutiques du PDS. Avec la complicité de responsables corrompus, des intermédiaires achètent en quantité à 3 roupies et revendent à l’Etat à 11 ! » Les économistes classiques plaident pour des allocations financières aux bénéficiaires à la place de la livraison physique de riz ou de blé, une possibilité ouverte par le projet de loi. Mais les spécialistes de la pauvreté rejettent cette formule comme inadaptée aux besoins des très pauvres. Différents Etats ont montré que l’efficacité de la distribution pouvait être grandement améliorée, soutient la professeure de l’IIT. Et le gouvernement a prévu une modernisation du système de distribution avec informatisation et cartes d’identité biométriques.
Autre problème : l’Etat pourra-t-il acheter suffisamment de grain pour répondre aux exigences de la loi ? En théorie oui. Il faudra environ 70 millions de tonnes de riz et de blé, mais l’Etat en achète déjà plus de 50 millions de tonnes chaque année, « bien plus qu’il n’en distribue », souligne Ulrich Bartsch, à la Banque mondiale, l’excédent allant gonfler les stocks publics. L’augmentation des achats ne semble donc pas insurmontable. D’autres sont plus inquiets. T. N. Ninan, président du quotidien « Business Standard », qui voit dans le FSB « un désastre », craint que les paysans, qui produisent encore souvent pour leur propre consommation, « cessent de cultiver du blé et du riz puisqu’ils pourront en recevoir gratuitement ». Et le broker CLSA redoute un fort impact de ces achats massifs sur les prix du marché libre, notamment pendant les sécheresses. Les spécialistes de la nutrition déplorent par ailleurs que la loi ne prévoie que des distributions de riz et de blé, produits qui ne suffisent pas, loin de là, à une alimentation équilibrée.
Un coût non négligeable
...ou bien sûr dans les campagnes |
Reste la question du coût. Les estimations varient, mais la facture des achats de nourriture par le gouvernement pourrait passer d’environ 650 milliards de roupies à 1.000 milliards (de 10 à 15 milliards d’euros), un coût de l’ordre de 1,2 % du PIB. Là encore, l’impact est discuté. Dans les milieux d’affaires, on se demande si de telles dépenses sont raisonnables alors que la croissance ralentit et que le déficit budgétaire dérape (prévu à 4,6 % du PIB pour l’année fiscale en cours, il dépassera largement les 5 %). Les spécialistes de la pauvreté ne nient pas l’importance du coût, mais estiment, comme Reetika Khera, qu’il s’agit « d’un investissement raisonnable que le pays doit faire dans ses pauvres ».
Nul ne sait quand la loi sera votée, même si elle le sera très probablement, note T. N. Ninan, puisque « personne ne veut donner l’impression d’être contre les pauvres ». Ce vote sera « positif dans le principe, puisqu’il instituera un véritable droit à l’alimentation, très différent des actions de charité actuelles », se félicite Suman, responsable pour l’Inde de Fian, une ONG internationale centrée sur les questions alimentaires, qui ajoute aussitôt : « Mais si elle est votée avec ses dispositions actuelles, elle ne changera rien à la malnutrition dans le pays. »
PATRICK DE JACQUELOT, À NEW DELHI
Encadré
Une croissance extraordinairement inégalitaire
Pourquoi une situation alimentaire aussi médiocre en Inde en dépit d’une croissance de l’ordre de 8% par an depuis le début du siècle ? Cette croissance est propulsée par des activités très concentrées comme les services informatiques, qui n’impliquent qu’une frange étroite de la population. Le boom économique est centré sur les grandes villes, tandis que le monde rural, qui regroupe 60 à 70 % de la population, reste largement à l’écart. Le développement de l’Inde apparaît ainsi extraordinairement inégalitaire, bénéficiant à une classe moyenne supérieure dont le style de vie se rapproche de celui de l’Occident, tandis que la majorité de la population voit son niveau de vie progresser très lentement. Dans un article (*) intitulé « Mettre la croissance à sa place », le prix Nobel Amartya Sen et l’économiste indien d’origine belge Jean Drèze expliquent que la croissance indienne n’a pas contribué comme elle aurait dû à « une amélioration générale du niveau de vie » en l’absence de « politiques publiques actives » destinées à en distribuer largement les fruits. Comparant la politique indienne à celle de la Chine, où l’Etat dépense quatre fois plus pour la santé, les auteurs dénoncent une « indifférence massive envers les intérêts des défavorisés ».
(*) Outlook, 14 novembre 2011
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