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En Inde, des dieux et des gourous couverts d'or
Les Echos, 25 avril 2012
Des temples qui possèdent des trésors en milliards d'euros, des gourous qui bâtissent de vrais groupes industriels et conseillent les grands hommes d'affaires : la religion est un très gros business en Inde.
(Certains fidèles font à l'inverse voeu de pauvreté totale: voir le diaporama sur les sadhus)
Les responsables du temple Sree Padmanabhaswamy dans le Kerala, un Etat du sud de l'Inde, ont un problème : ils n'arrivent pas à trouver suffisamment d'experts en pierres précieuses. Il leur en faut plusieurs, impérativement des hommes et de religion hindoue, pour mener à bien l'évaluation, commencée fin février, du contenu des chambres souterraines du temple. Ouvertes pour la première fois l'été dernier après des siècles de fermeture pour certaines, elles se sont révélées bourrées de bijoux, de pièces d'or et de sacs de pierres précieuses. Une première estimation grossière effectuée lors de l'ouverture en a chiffré la valeur à environ 17 milliards d'euros...
Cet incroyable trésor a été constitué au fil des siècles par les dons des fidèles et les dépôts de la famille royale de la région. Mais l'accumulation de richesses dans les lieux sacrés n'est pas une tradition historique révolue. En juin dernier, au lendemain de la mort du gourou Sai Baba, révéré par des millions d'Indiens, l'inventaire de ses appartements a montré que le saint homme gardait sous la main quelque menue monnaie : on y a trouvé 98 kilos d'or, 307 kilos d'argent et l'équivalent de 1,8 million d'euros en cash, sans parler des bijoux.
Dans un pays pétri d’esprit d’entreprise, où les habitants ont la religion du business, le business de la religion est une très grosse affaire...
En Occident, l'Inde est souvent considérée comme le pays de la spiritualité : à juste titre, tant la religion est ici omniprésente. Autre image forte : celle de Gandhi, imprégnée des valeurs du désintéressement, de la frugalité. En déduire que les deux vont ensemble et que spiritualité rime ici avec pauvreté serait une profonde erreur : l'argent et la religion font très bon ménage en Inde. Dans un pays pétri d'esprit d'entreprise, où les habitants ont la religion du business, le business de la religion est une très grosse affaire...
300 millions d'euros de budget
A l'inverse des riches gourous, les sadhus, hommes de dieu... |
En l'absence de toute organisation centrale de la religion hindoue, chacun des innombrables temples est indépendant. Certains s'en portent fort bien. Le plus connu du pays, le Venkateswara Temple, croule sous les richesses. Situé à Tirumala, dans l'Etat de l'Andhra Pradesh au sud du pays, le temple attire de 50.000 à 100.000 pèlerins par jour - beaucoup plus lors des fêtes religieuses. Son budget prévisionnel pour l'année fiscale 2012-2013 s'élève à plus de 300 millions d'euros, soit, pour ce seul temple, plus du tiers de la totalité des ressources de l'Eglise de France par exemple. Une somme qui provient des revenus de son colossal patrimoine (le temple a entrepris ces dernières années de déposer à la State Bank of India une partie de ses stocks d'or en échange d'une rémunération), des dons des fidèles et de sources inattendues : de nombreux pèlerins se font raser les cheveux lors de leur visite, et la vente de ces cheveux rapporte 27 millions d'euros par an au temple. Géré comme une entreprise moderne, le Venkateswara Temple offre toute une gamme de services sur Internet, y compris la possibilité de faire procéder à différentes cérémonies personnalisées. Les dons en ligne sont encouragés.
Durant les siècles passés, raconte Sanal Edamaruku, responsable de l'Indian Rationalist Association, « il y avait une association étroite entre les souverains locaux et les temples. Les rois protégeaient les dieux et leurs temples, et les dieux protégeaient les rois. Ces derniers enfouissaient leurs richesses sous les temples car c'était les lieux les plus sûrs ». D'où les trésors dont disposent Sree Padmanabhaswamy et bien d'autres. Mais l'habitude de donner aux temples persiste de plus belle. « Les gens donnent parce qu'ils pensent que leur argent est une grâce divine et qu'une partie doit être rendue à Dieu et, par l'intermédiaire du temple, à la communauté », explique Devdutt Pattanaik, spécialiste de la religion hindoue.
...renoncent aux biens de ce monde |
La répartition des richesses est cependant très inégale : si les temples déjà cités appartiennent au « CAC 40 » du secteur, bien d'autres sont de toutes petites PME qui ont le plus grand mal à faire vivre leur brahmane (prêtre). Certaines start-up - les nouvelles communautés religieuses créées autour d'un gourou - enregistrent des réussites fulgurantes. Les actifs de Sai Baba, par exemple, allaient bien au-delà du contenu de sa chambre : ses trusts charitables ont des avoirs d'environ 6,7 milliards d'euros « selon des estimations conservatrices », affirme Sanal Edamaruku dont l'association traque les gourous faiseurs de miracles. Autre gourou de premier plan, Swami Ramdev est à la tête d'un vrai groupe industriel (voir ci-dessous). Toutes ces organisations utilisent une partie de leurs bénéfices pour financer des œuvres charitables.
« Ils essaient de corrompre les dieux ! »
« Etre un homme de dieu, c'est un excellent business », souligne Santosh Desai, chroniqueur réputé de la société indienne, pour qui « la richesse d'un temple ou d'un gourou, c'est la marque de leur succès ». De fait, renchérit Devdutt Pattanaik, si, en Occident, on considère que « la pauvreté est plus proche de la divinité », ce n'est pas le cas en Inde : « On couvre les dieux d'or, et les hommes de dieu aussi. » Rien de plus naturel, poursuit le spécialiste de l'hindouisme : « Les croyants trouvent un grand réconfort psychologique dans la présence de ces gourous et expriment leur reconnaissance en faisant des dons. » D'autres analystes sont moins enthousiastes : « Les gens vont voir un gourou (ou vont dans un temple) parce qu'ils veulent obtenir la réalisation d'un désir, ils font une transaction », affirme Santosh Desai, qui, dans un pays où la corruption est omniprésente, ajoute même qu' « ils essaient de corrompre les dieux ! ».
« Beaucoup de gens pensent que, s’ils ont gagné de l’argent de façon illicite, les dieux leur pardonneront s’ils donnent 10 % de leurs gains... »
SANAL EDAMARUKU, RESPONSABLE DE L’INDIAN RATIONALIST ASSOCIATION
Sanal Edamaruku, Indian Rationalist Association |
Autre motivation encore plus trouble justifiant les dons : « Beaucoup de gens pensent que, s'ils ont gagné de l'argent de façon illicite, les dieux leur pardonneront s'ils donnent 10 % de leurs gains », soutient Sanal Edamaruku. Les dons faits aux temples sont anonymes et peuvent permettre à un professionnel engagé dans des affaires louches de se racheter une conscience à moindres frais. « Il arrive que l'on trouve dans un temple une enveloppe contenant 150.000 euros en liquide, poursuit ce rationaliste militant, cela veut dire que le donateur inconnu a gagné 1,5 million d'argent au noir ! »
La religion étant un gros business, il n'est pas étonnant qu'elle imprègne aussi le monde des affaires de bas en haut. Dans la vie quotidienne des entreprises, la religion est souvent présente : pas un événement significatif ne se déroule sans une « puja » (cérémonie) destinée à attirer la bienveillance des divinités. Au plus haut niveau, les hommes d'affaires affichent leur dévotion. Mukesh Ambani, plus grosse fortune indienne, 19e au palmarès mondial de « Forbes » avec 22,3 milliards de dollars, multiplie les offrandes substantielles. En septembre dernier, il a offert au Thykkat Mahadeva Temple de l'Etat du Kerala des lingots d'or dont les responsables du temple se sont bornés à indiquer qu'il y en avait « une quantité considérable ». Surtout, le patron du groupe Reliance Industries est un grand bienfaiteur du temple de Tirumala : après y avoir fait construire une hôtellerie pour les visiteurs pour un coût de 750.000 euros, il a offert une somme équivalente pour contribuer au projet de recouvrir le sanctuaire de feuilles d'or (coût total de 15 millions d'euros), puis encore 150.000 euros en avril dernier le jour de son anniversaire...
Le gourou privé, béquille émotionnelle
Autre pratique courante, le recours à un gourou par les hommes d'affaires, y compris les plus grands. C'est logique, analyse Devdutt Pattanaik, « plus on devient riche, plus l'insécurité augmente. Les hommes de dieu fournissent les béquilles émotionnelles dont ces gens ont besoin ». Le must du must, pour un grand patron, est de disposer de son gourou privé, qui ne conseillera personne d'autre...
Dans ce contexte, les hommes d'affaires occidentaux se trouvent confrontés à des situations dont ils n'ont pas l'habitude. « J'ai eu de longues discussions avec le propriétaire d'un immeuble que je voulais louer, raconte un distributeur français. Clairement sous la coupe d'un gourou, il nous parlait de dieux sans arrêt, se prosternait devant les idoles chaque fois qu'il sortait de la pièce, vantait la primauté du spirituel sur le matériel, ainsi que les valeurs de la famille. Ca ne l'a pas empêché de me demander une enveloppe en liquide, qui n'apparaîtrait pas dans les comptes remis à sa femme, propriétaire de l'immeuble ! »
Autre pratique déroutante : le plus souvent, un contrat avec un partenaire indien ne se signera qu'au jour et à l'heure déterminés par l'astrologue comme étant bénéfiques. Plus inhabituel : « J'ai vu un cas de création de joint-venture où les Indiens ont fait mettre dans le contrat que le nom de la société serait établi en suivant les instructions d'un astrologue qui indiquerait les lettres auspicieuses », raconte un spécialiste des relations commerciales franco-indiennes.
Incompréhensibles pour les Occidentaux, ces pratiques servent finalement « à se prémunir contre les problèmes imprévisibles », explique Devdutt Pattanaik, car, là où l'on ne peut anticiper, « nous avons besoin de la grâce divine ». Comment, malgré tout, un comportement aussi irrationnel peut-il se conjuguer au rationalisme qui prévaut en théorie dans la gestion de grandes entreprises ? « Supposer que le business est rationnel est une erreur fondamentale, répond le spécialiste de l'hindouisme, ce que nous appelons "business rationnel" n'est rien d'autre que de l'avidité rationalisée ! » Devdutt sait de quoi il parle - et il incarne à lui tout seul le lien entre business et religion en Inde. Après une carrière qui l'a vu passer chez Sanofi et Ernst & Young, cet auteur de plus de vingt livres sur la mythologie hindoue occupe actuellement le poste de directeur des croyances (« chief belief officer ») au sein de Future Group, le géant indien de la grande distribution...
PATRICK DE JACQUELOT, À NEW DELHI
Encadré
Profession gourou, marge bénéficiaire 16%...
Pape du yoga. Swami Ramdev est un gourou qui a réussi. « Pape » du yoga si l’on ose dire, il s’est bâti une immense popularité grâce à ses émissions de télévision. Autour de ses conseils sur la façon de mener une vie saine, physiquement et spirituellement, il a développé un impressionnant ensemble de produits dérivés. Il est à la tête de quatre trusts ayant 64 millions d’euros d’actifs et possède en outre plusieurs dizaines de sociétés présentes dans les produits ayurvédiques (médecine traditionnelle indienne), l’agroalimentaire en Inde et aux Etats-Unis, etc. Le gourou, qui est également propriétaire d’une île en Ecosse, revendique une fortune de 165 millions d’euros. Ses interventions publiques vont bien au-delà de la spiritualité : il prodigue ses vues sur l’économie, la corruption et n’hésite pas à parler, dans ses interviews, de la marge bénéficiaire de ses entreprises, de 16 % selon lui...
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