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Règlements de compte à Calcutta
Thèmes: Business - Société - Politique - France-Inde |
Les Echos, 10 décembre 2012
CORRUPTION // Les démêlés de Louis Dreyfus Armateurs, contraint sous la violence à quitter un port près de Calcutta, ne sont pas un cas isolé. En Inde, les collusions entre business et politique conduisent parfois à des dérives graves.
Patrick de Jacquelot
— Correspondant à New Delhi
Le capitaine Manpreet Jolly n'en est toujours pas revenu. Rien, au cours de ses années de vie professionnelle dans les infrastructures portuaires, ne l'avait préparé à se retrouver en pleine nuit entouré d'hommes masqués, un pistolet sous le nez, avec injonction de ne jamais revenir dans la ville où il vivait et travaillait, sous peine de mort…
« Nous étions chez mon adjoint, avec un troisième collègue, raconte le directeur de l'opérateur portuaire ABG-LDA pour le port d'Haldia, quand nous avons vu approcher 30 à 40 hommes au visage emmitouflé dans des écharpes. Nous avons appelé la police qui a fait un tour et est repartie. A minuit, les hommes sont revenus. Ils ont défoncé la porte de l'appartement à coups de marteaux, ont attrapé mon adjoint sous la menace d'armes à feu et l'ont emmené. Un quart d'heure plus tard, ils l'ont forcé à nous téléphoner pour nous dire de les rejoindre, nous deux ainsi que sa femme et son bébé d'un an qui étaient dans l'appartement. » Le capitaine et ses collaborateurs, dont le cauchemar ne faisait que commencer, dirigeaient les opérations de la joint-venture associant l'opérateur français Louis Dreyfus Armateurs (LDA) et le groupe indien ABG dans le port d'Haldia, près de Calcutta. Ils s'étaient réunis ce dernier samedi d'octobre pour discuter du redémarrage de leurs opérations après plusieurs semaines d'inactivité pour cause de troubles graves sur le port.
Ayant remporté un appel d'offres pour gérer deux quais d'Haldia après les avoir mécanisés, ABG-LDA tentait depuis deux ans de les exploiter. Mais l'opérateur se heurtait à toutes sortes de difficultés, dont une allocation de navires sur ses quais très inférieure à ce qui était prévu. Avec en conséquence de lourdes pertes d'exploitation.
Le dérapage menant à l'agression de fin octobre a commencé le mois précédent, quand le groupe a licencié 275 de ses 650 salariés. Des sureffectifs chroniques depuis le début, explique-t-on dans la société, qui avaient été imposés par les syndicats liés aux partis politiques locaux. Le plan social a aussitôt suscité des violences, bloquant les quais d'ABG-LDA. Mais une décision de la Haute Cour de Calcutta, obligeant la police à protéger l'entreprise, devait permettre en principe à celle-ci de reprendre ses activités - précisément ce que les « hommes masqués » voulaient empêcher.
Les grues d'ABG-LDA, dans le port de Vizag. Photo D.R. |
Une fois embarqués dans une camionnette, les cinq « kidnappés » sont trimballés pendant trois quarts d'heure. « Ils nous ont répété qu'ils allaient nous tuer sauf si nous quittions la ville immédiatement », raconte Manpreet Jolly. Déposés à une gare des environs, les représentants d'ABG-LDA sont embarqués de force dans un train pour Calcutta, avec comme consigne « de ne jamais revenir à Haldia, sous peine de mort ». Aujourd'hui réfugié loin de là, dans le port de Vizag, le capitaine, qui souligne que la police, appelée à de nombreuses reprises, n'a rien fait pour arrêter l'enlèvement, précise enfin : « ces hommes nous ont expliqué très clairement leurs raisons : "nous vous avons dit de nombreuses fois que nous ne vous laisserions pas travailler à Haldia" ».
L'affaire Ponty Chadha
ABG-LDA a donc dérangé de puissants intérêts en arrivant dans ce port du Bengale occidental. Lesquels ? Interrogé début novembre par « Les Echos », Edouard Louis-Dreyfus, directeur général de Louis Dreyfus Armateurs, évoquait ouvertement l'opérateur portuaire dominant d'Haldia, Ripley : « une société appartenant à un parlementaire membre du parti de Mamata Banerjee », Premier ministre du Bengale. Une thèse défendue par les partis d'opposition de l'Etat et par de nombreux journaux qui ont souligné l'influence dont dispose Tutu Bose, propriétaire de Ripley, auprès des milieux dirigeants de Calcutta. Si ABG-LDA s'est retrouvé ainsi « confronté à une situation criminelle », selon son directeur général Gurpreet Malhi, c'est pour avoir pénétré l'une de ces zones troubles où les interférences entre la politique et le business peuvent susciter bien des dérives.
Dans leur malheur, les responsables de l'opérateur peuvent se dire qu'ils auraient pu tomber encore plus mal. Se retrouver face à Ponty Chadha, par exemple… Habituellement discret, cet homme d'affaires pas tout à fait comme les autres défraie la chronique depuis le 17 novembre. Ce jour là, Ponty avait prévu une rencontre avec son frère cadet Hardeep pour discuter de leurs désaccords sur le partage de biens familiaux après le décès de leur père. Le différend a bien été réglé - un peu radicalement peut-être : aucun des deux hommes n'a survécu à la rencontre. Le détail des événements demeure obscur mais ce qui est certain, c'est que les deux frères étaient accompagnés de nombreux hommes armés jusqu'aux dents - dont des policiers chargés d'assurer leur protection ! -, qu'une fusillade a eu lieu et que les deux hommes ont été criblés de balles.
L'affaire braque les projecteurs sur un groupe industriel remarquable. Agé de cinquante-cinq ans, Ponty Chadha avait commencé dans la vie dans la petite boutique d'alcool de son père. Une base modeste donc, sur laquelle il a bâti un empire, avec une accélération extraordinaire depuis une dizaine d'années. Le coup de maître du regretté Ponty est intervenu en 2009 quand les Chadha ont obtenu du gouvernement de l'Uttar Pradesh (UP), plus grand Etat du pays avec 200 millions d'habitants, le monopole de la distribution d'alcool. Contrôler les ventes d'alcool pour autant de monde leur a fourni des ressources de cash inépuisables.
Les bonnes affaires appuyées sur le soutien des responsables politiques se sont multipliées : le groupe Wave de la famille Chadha a obtenu à bon prix plusieurs raffineries de sucre privatisées par le gouvernement de l'UP… Il se retrouve à la tête d'innombrables terrains, notamment près de Delhi. Ses activités s'étendent à la promotion immobilière à grande échelle, à la distribution et à la production de films, à la fabrication de papier, à la génération électrique, à l'agroalimentaire… Si une seule raison devait expliquer un tel succès, ce serait l'extraordinaire proximité de Ponty Chadha avec les dirigeants politiques qui ne pouvaient apparemment rien lui refuser. Le tycoon de l'UP avait réussi l'exploit de devenir successivement le favori de leaders politiques se haïssant mutuellement.
Exceptionnel, Ponty Chadha ? Sans doute de par sa visibilité et le caractère spectaculaire de sa mort. Mais sur le fond, de tels exemples ne sont pas rares. « Tout ce qui se développe à l'interface entre le business et la politique est susceptible de dérapages vis-à-vis de la loi », estime le patron d'un quotidien économique indien. « Le patronage politique » est une réalité, analyse Aman Agarwal, professeur à l'Indian Institue of Finance, qui ajoute à propos des problèmes d'ABG-LDA à Haldia que « en Inde comme ailleurs, quand une entreprise liée à un parti politique perd un contrat, celle qui la remplace peut s'attendre à de sérieuses difficultés ». Les besoins sans limite des partis et de leurs responsables suscitent donc de nombreuses dérives de corruption, notamment dans les domaines où les pouvoirs publics contrôlent des ressources : allocation de terres ou de permis de construire, licences minières, exploitation de forêts, etc. Dans les régions de l'est du pays, couvertes de collines boisées impénétrables, riches en ressources minières et occupées par une rébellion maoïste ultraviolente, les entreprises peuvent être confrontées à une variante de la criminalité économique : le paiement d' « argent de la protection » destiné à se prémunir contre les ennuis.
Nouvelles dérives
Les autorités indiennes cherchent bien sûr à traiter le problème. La méthode privilégiée consiste à rendre les attributions de licences et permis les plus transparentes possibles - tout le contraire des habitudes de l'Uttar Pradesh. L'utilisation des nouvelles technologies, avec enchères en ligne, est encouragée. Une telle évolution est certes positive, mais les praticiens relèvent une dérive inquiétante : quand l'attribution d'un contrat ou d'une ressource devient irréprochable, les problèmes peuvent se décaler vers l'aval. Que l'appel d'offres remporté par ABG-LDA à Haldia ait été parfaitement régulier n'a pas empêché les difficultés ultérieures. Autre exemple : un industriel français raconte comment un terrain lui a été attribué pour la construction d'une usine dans le cadre d'une procédure impeccable sur Internet. Mais quand il a fallu concrétiser l'opération, toutes sortes de difficultés administratives sont apparues, jusqu'à ce que le ministre en charge de l'Industrie dans l'Etat en cause fasse savoir qu'il fallait venir à son domicile régler le problème… Une exigence claire : il eut été inutile de venir sans un attaché case bien rempli. L'attribution de terrain a fini par devenir caduque.
La criminalité n'est pourtant pas universellement répandue dans les affaires en Inde. En dépit de ses problèmes à Haldia, Louis Dreyfus Armateurs, satisfait de ses opérations dans d'autres ports, n'envisage pas une seconde de quitter le pays. Abhey Yograj, PDG du consultant Tecnova India, qui a accompagné plusieurs centaines d'entreprises étrangères sur le marché indien depuis vingt ans, est catégorique. « Il n'y a pas de criminalité endémique dans l'industrie dans son ensemble », affirme-t-il, même s'il a rencontré quelques cas difficiles : une entreprise dont les transports de marchandises étaient dans les mains d'une mafia de camionneurs, une joint-venture dont le patron indien vendait en cash les déchets à un puissant « gang des ferrailleurs ». Mais avant de conclure une affaire, une étude approfondie de son contexte politique local peut se révéler judicieuse…
(voir également Louis Dreyfus Armateurs en procédure d'arbitrage international)
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