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En Inde, point de salut hors de la famille
Les Echos, 27 mars 2013
SOCIETE // Qu'il s'agisse de partis politiques ou d'entreprises, les familles indiennes ne partagent pas le pouvoir. Les étrangers qui veulent travailler dans le pays ont tout intérêt à bien comprendre le système.
Patrick de Jacquelot
— Correspondant à New Delhi
Quand Rahul Gandhi a fini par accepter, en janvier dernier, le poste de vice-président du Parti du Congrès, au pouvoir en Inde la majeure partie du temps depuis l'Indépendance de 1947, les milliers d'élus et les millions de sympathisants ont poussé un immense soupir de soulagement : l'avenir du parti - et donc du pays ! - se trouvait assuré d'un coup, et ce de la seule façon imaginable, par l'arrivée aux commandes de l'héritier de la famille. Peu importe si Rahul Gandhi, désormais numéro deux du Congrès aux côtés de sa présidente de mère, a longtemps renâclé à prendre de telles responsabilités ; peu importe, même, si ses initiatives de réorganisation de la branche jeunesse du parti ou son pilotage d'élections régionales n'ont pas remporté un succès foudroyant. La seule chose qui compte, c'est que le parti qui a donné à l'Inde indépendante son premier chef de gouvernement, Nehru, est désormais en passe d'être dirigé par la quatrième génération de la famille.
La consécration de Rahul Gandhi, quarante-deux ans, est donc tout sauf une surprise dans un parti où l'on n'imagine pas avoir un chef extérieur à la famille. Elle a d'autant moins étonné en Inde que les partis politiques « propriété privée » d'une famille y constituent la règle plutôt que l'exception. Dans de nombreux Etats de la fédération, les gros partis qui contrôlent la politique locale sont des fiefs dont les dirigeants se succèdent de père en fils. Anormal, dans un pays qui se targue en permanence de ses valeurs démocratiques ? Pas du tout. « Les Indiens sont tellement attachés à leur famille qu'ils ne trouvent pas surprenant qu'une famille domine un parti, ça ne les offense pas », souligne le politologue Balveer Arora, ancien recteur de l'université Nehru de Delhi.
Du cinéma aux affaires
Rahul Gandhi (à droite) sous le regard de sa mère (en haut): l'avenir est assuré |
S'il y a une chose qui va de soi en Inde, c'est l'omniprésence de la famille dans la vie sociale et les structures de pouvoir, et pas seulement en politique. Prenez le cinéma, omniprésent dans la vie des Indiens : les « grandes familles », où les stars se succèdent de génération en génération, y règnent sans partage, comme celle constituée par l'acteur vedette Amitabh Bachchan, véritable « parrain » du cinéma, son épouse Jaya Bachchan, actrice très connue, leur fils Abhishek, star à part entière, et sa propre épouse, la célébrissime Aishwarya Rai. C'est encore plus vrai dans les affaires : l'industrie indienne est totalement dominée par des groupes familiaux. A une poignée d'exceptions près comme les grandes banques privées, il n'y a pas de groupe notable qui ne soit synonyme d'une famille. Un phénomène qui n'est pas propre à l'Inde - la présence de groupes familiaux demeure importante au sein du CAC 40 - mais qui y prend une forme extrême parfois lourde de conséquences.
Les Indiens vivent dans leur famille, par leur famille, pour leur famille : cela reste vrai aujourd'hui. La « famille élargie » demeure l'unité de base de la société et voit les parents, leurs enfants mariés et leurs petits-enfants vivre sous le même toit, que cela se traduise par l'entassement de douze personnes dans deux pièces minuscules d'un « slum » (bidonville) ou par la répartition des composantes de la famille dans les étages des somptueuses villas de la capitale.
De façon classique, la famille élargie remplit des fonctions de protection de base : dans un pays où la protection sociale est quasiment inexistante, le groupe familial prend en charge les malades, les personnes âgées ou les chômeurs. « Arrangé » le plus souvent par les parents, le mariage unit beaucoup moins deux individus que deux familles : cela permet « le contrôle de la reproduction du groupe et de la transmission du capital », souligne Roland Lardinois, sociologue du CNRS basé à Delhi. L'attachement des Indiens à leur famille va cependant beaucoup plus loin, pour des raisons qu'il n'est pas facile de cerner. « Cela reste un grand mystère pour moi », poursuit le sociologue qui y voit un lien étroit avec le système des castes. Celui-ci « demeure omniprésent, souligne-t-il, la société indienne tient par ces structures de caste », d'autant plus fortes que l'Etat est faible dans le champ de la vie privée.
Quelles qu'en soient les raisons, la famille indienne constitue donc en général un groupe soudé, souvent replié sur lui-même face au monde extérieur. Même si la solidarité familiale ne marche pas à tous les coups : le conglomérat Reliance de la famille Ambani a été secoué par des années de guerre interne entre les deux fils Mukesh et Anil après la mort du père fondateur, jusqu'à son éclatement en deux moitiés. Mais de tels affrontements fratricides demeurent des exceptions.
Des signes d'évolution
Du patriarche à la petite fille, une "famille élargie" dans un quartier résidentiel de New Delhi |
L'omniprésence de la famille pèse de tout son poids sur le fonctionnement des groupes indiens, où il n'est pas rare que tout l'état-major porte le même nom… En février, le groupe hospitalier Apollo, numéro un du secteur en Inde, a créé un « conseil de famille ». Y figurent Prathap Reddy, quatre-vingts ans, fondateur de l'empire médical, et ses quatre filles, qui occupent toutes des fonctions opérationnelles de premier plan dans le groupe, ainsi que deux conseillers. Cette structure devra veiller à l'intégration harmonieuse des dix petits-enfants du patriarche, qui « devraient tous faire leur entrée » dans l'entreprise dans les années qui viennent, a souligné la presse indienne.
De fait, les enfants d'une famille de businessmen n'ont pas à se poser trop de questions sur leur avenir : leur devoir est d'entrer dans le groupe familial, que cela leur plaise ou non. Dans les familles de commerçants ou de petites entreprises, la pression peut être terrible, raconte Reena Nath, une psychologue de Delhi qui soigne les enfants de la classe moyenne : « on ne laisse souvent aucun choix à l'enfant. Sa place est auprès de son père, qu'il doit seconder dans la marche de l'entreprise, chez qui il vit, qu'il accompagne toute la journée, tous les jours, et dont il est totalement dépendant ». Si l'on ajoute que le fils en question épousera une fille choisie par ses parents et vivra sous leur toit, il pourra se retrouver avec une vie entièrement sur les rails, durant laquelle il n'aura l'occasion de prendre aucune décision un peu substantielle le concernant. De quoi assurer un flux soutenu de patients à la psychologue…
Pour les hommes d'affaires étrangers qui s'allient avec des partenaires indiens, l'expérience peut se révéler déroutante. « Je connais une entreprise du Gujarat où le chef de famille est un très vieux monsieur à qui il manque un bras et dont on a retiré une grosse partie du cerveau à la suite d'une tumeur. La direction effective du groupe est assurée par son "petit frère" de soixante-dix ans, mais aucune décision importante ne se prend sans le consulter, pas un conseil d'administration ne se tient sans lui rendre visite, raconte Delphine Gieux, avocate chez UGGC & Associés, qui conseille les entreprises françaises dans leur implantation en Inde. Pour mon client français qui a fait une coentreprise avec ce groupe indien, il était essentiel d'accepter ces règles. »
L'homme d'affaires étranger qui se choisit un partenaire indien doit donc bien comprendre non seulement l'entreprise en question, mais aussi la famille qui est derrière. Identifier correctement la succession probable dans une entreprise familiale peut permettre des stratégies payantes : l'avocate a vu plusieurs cas de PME françaises qui se sont acquis la loyauté de leur partenaire en invitant le fils de la famille à faire un long stage en France, de façon à le former aux dernières technologies et à nouer des liens personnels forts.
Etre en affaires avec une famille indienne peut aussi comporter son lot de problèmes : « En Inde, il n'y a pas de notion juridique d'abus de bien social, poursuit Delphine Gieux. Les comptes du joint-venture ou de l'entreprise que l'on rachète sont pollués par la vie de la famille propriétaire : les voitures, les domestiques ou le mariage de la fille, tout est payé par la société. » Ce qui peut susciter des négociations difficiles pour faire admettre au partenaire que de telles pratiques ne peuvent pas durer… Un autre inconvénient des structures de pouvoir familiales est bien sûr d'écarter les collaborateurs les plus brillants, dont le seul handicap est de ne pas porter le bon nom.
Des signes d'évolution peuvent être observés dans certains secteurs : ce n'est pas un hasard si dans les grandes SSII comme Infosys ou Wipro, qui travaillent selon les normes internationales, les enfants des fondateurs ne prennent pas leur succession. Mais la structure familiale du pouvoir n'est pas près de se diluer en Inde. A certains égards, le phénomène se renforce plutôt. Une étude minutieuse de la composition du Parlement actuel, réalisée par Patrick French dans son livre « India, a portrait », arrive à une conclusion sidérante : 37 % des députés ayant entre 41 et 50 ans sont « héréditaires », c'est-à-dire qu'ils ont en général repris le siège de leur père, mais la proportion monte à 65 % entre 31 et 40 ans et à… 100 % pour ceux qui ont moins de 30 ans. Si cette tendance se poursuit, note l'auteur, « il est possible que la plupart des membres du Parlement indien seront là purement en raison de leur hérédité », l'Inde se retrouvant alors, comme avant l'Indépendance, « gouvernée par un monarque héréditaire et un assortiment de princes »… Il est vrai que des tentatives de remise en cause du système peuvent apparaître là où on ne les attendait pas : Rahul Gandhi, l'héritier indécis, a fait sensation début mars en affirmant qu'il ne se marierait pas parce que, s'il avait des enfants, il se préoccuperait de leur léguer sa position, ce qu'il ne veut pas faire. Passablement anarchiste de la part d'un « prince héritier », cette déclaration a suscité moult quolibets chez les observateurs : si Rahul ne croit pas à la succession dynastique, ont-ils demandé, pourquoi ne pas y avoir renoncé pour lui-même ?
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