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L'Inde, le pays où le chômage n'existe pas…

 

Thèmes: Economie

Les Echos, 23 avril 2013

Bienheureux le pays où l'on ne compte pas les chômeurs. Sauf que ne pas disposer de thermomètre n'empêche pas d'avoir la fièvre.

Par Patrick de Jacquelot
— Correspondant à New Delhi

On imagine sans peine à quel point le gouvernement français (et bien d'autres) en rêverait : échapper au traumatisme mensuel des chiffres du chômage parce qu'ils ne sont pas calculés… C'est la situation qui prévaut en Inde où l'on ne connaît pas le taux de chômage et où la question est à peu près absente du discours politique ou médiatique.

En cherchant bien, à dire vrai, on trouve un taux de chômage officiel, calculé… tous les cinq ans sur la base d'une collecte de chiffres à l'échelle du pays, le National Sample Survey. Les derniers chiffres remontent aux douze mois allant de juillet 2009 à juin 2010, et font état d'un taux de chômage pour l'Inde de 3 %. Un chiffre tellement faible que les économistes lui accordent une crédibilité nulle…

L'absence de données sur une composante aussi essentielle s'explique par plusieurs facteurs. « Historiquement, il n'y a eu aucun effort pour collecter ces informations parce que l'on pensait que l'agriculture absorberait toute la main-d'oeuvre », raconte Rajat Kathuria, directeur général du think-tank économique Icrier. Ensuite, dans les économies émergentes les notions d'emploi et de chômage peuvent être brouillées. « Quand il y a une vaste économie informelle, le chômage n'est pas un critère très pertinent, expliquait le vice-président du Plan, Montek Singh Ahluwalia, dans une conférence, on peut très bien continuer à s'occuper de sa ferme ou de sa boutique alors que son revenu s'est effondré. » Une idée exprimée un peu différemment par l'économiste Rajiv Kumar, ancien secrétaire général de l'organisation patronale Ficci : « Il y a une vieille plaisanterie : en Inde, personne n'a suffisamment de moyens pour se permettre d'être au chômage ! » En l'absence de toute indemnisation, quand il faut nourrir sa famille, on trouve toujours un job occasionnel, aussi misérable soit-il, si bien que l'oisiveté totale est rare. Troisième raison, enfin : la complexité de la collecte des données dans un immense pays de 1,2 milliard d'habitants. Il n'en demeure pas moins que l'indisponibilité de mesure fiable « est une honte pour les économistes, je plaide coupable ! », lance Rajiv Kumar, pour qui cette absence est d'autant plus dramatique que l'emploi « est le plus gros problème auquel nous sommes confrontés ! ».

Scènes de plein emploi dans un village du Rajasthan, un lundi en milieu de matinée...

La réalité du terrain est en effet très éloignée du plein-emploi. Le vrai problème, affirme Denis Medvedev, économiste de la Banque mondiale à Delhi, « c'est le sous-emploi qui est très élevé : les gens travaillent-ils assez d'heures ? Gagnent-ils un revenu suffisant ? » Les anecdotes abondent sur le chômage réel : tel économiste évoque les innombrables hommes assis à ne rien faire dans les rues des petites villes et des villages ; tel autre raconte comment des instituts de formation en province engagent des diplômés de l'université comme enseignants pour 4.000 roupies par mois (56 euros), parce que ces jeunes ne trouvent rien d'autre. Le mois dernier, le recrutement de 1.500 employés par SBI, plus grosse banque du pays, a suscité 1,7 million de candidatures… Au total, il y aurait donc bien un très gros problème de sous-emploi dans le pays, que l'on peut aussi appréhender via l'énorme proportion de travailleurs « indépendants », évaluée à 51 % du total par la Banque mondiale.

A défaut de chiffres sur le chômage, ceux sur les créations d'emplois ne laissent pas d'être inquiétants. Une étude du think-tank Institute of Applied Manpower Research affirme qu'après avoir créé 60 millions d'emplois entre 2000 et 2005, l'économie indienne n'en a plus créé que 2,8 millions entre 2005 et 2010. Soulignant que la chute des effectifs dans l'agriculture (normale au stade de développement de l'Inde) a été entièrement absorbée par la construction (emplois précaires et sans qualification), l'institut estime que, a contrario, l'industrie a détruit 5 millions d'emplois entre 2005 et 2010 après en avoir créé 12 millions les cinq années précédentes. Ce qui amène l'IAMR à affirmer que « la croissance phénoménale enregistrée par l'Inde durant les cinq dernières années (2005-2010) a été une croissance sans emploi ».

...et dans une banlieue de Delhi, un mardi en début d'après-midi

Le caractère très spectaculaire de ces chiffres conduit certains économistes à douter de leur fiabilité, mais pas de la réalité des tendances. Le « Rapport sur l'économie » établi par le ministère des Finances déplore que « trop de grandes entreprises profitables préfèrent utiliser du personnel temporaire ou des machines plutôt que des salariés formés pour des emplois à long terme ». De fait, les grandes entreprises ne cessent d'augmenter la proportion de leur personnel intérimaire ne bénéficiant d'aucune prestation sociale, par opposition aux salariés de plein exercice. Résultat : 93 % des Indiens qui travaillent le font dans un cadre « informel », c'est-à-dire sans assurance santé, retraite ou autre. Ce qui s'expliquerait notamment par des lois sociales extraordinairement protectrices pour ceux qui ont la chance de bénéficier d'un statut : par exemple, aucune entreprise de plus de 100 salariés ne peut effectuer un licenciement sans l'autorisation de l'administration, ce qui relève de la mission impossible.

Nombre d'experts estiment que d'ores et déjà le taux réel de chômage est peut-être de l'ordre de 20 %. Or la population indienne continue à augmenter et ce sont 10 à 12 millions de nouveaux emplois qu'il faudra créer chaque année, un million par mois… Et si l'Inde n'y parvient pas ? « On dit souvent que les Indiens se satisfont de peu mais c'est une vision romantique, affirme Rajat Kathuria. Les attentes sont aussi fortes ici qu'ailleurs. J'ai peur de ce qui peut se passer. » Pas une si bonne idée que ça, l'absence de thermomètre…

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