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En Inde, les entreprises françaises sous le choc de la roupie

 

Thèmes: Business - France-Inde

Les Echos, 24 septembre 2013

COMMERCE INTERNATIONAL // Une devise qui chute de 20 % en quelques mois, et voilà bouleversés les « business plans » des sociétés françaises actives en Inde.
Pour certaines, c'est la catastrophe, d'autres y trouvent des opportunités.

Patrick de Jacquelot
— Correspondant à New Delhi

Une petite entreprise spécialisée dans la vente d'ingrédients agroalimentaires aux restaurateurs et commerçants indiens qui voit sa clientèle s'évaporer et qui réduit fortement ses activités ; un projet d'importation en Inde de biens de consommation qui devait démarrer en septembre gelé à la dernière minute ; des fabricants ou distributeurs qui taillent dans leurs marges pour ne pas se faire éjecter du marché : la période n'est pas de tout repos pour les entreprises françaises en Inde. La chute de la roupie, qui a atteint plus de 20 % fin août sur quatre mois, rebat complètement les cartes et les stratégies. Mais pas forcément pour le pire : certains groupes français s'en trouvent fort bien, d'autres y voient de nouvelles opportunités…

53,67 roupies pour 1 dollar le 1er mai, 68,81 le 28 août : quand une devise connaît un tel dérapage, il y a de quoi secouer les « business plans » les plus solides pour les entreprises étrangères installées sur place. Comme le disent nombre de patrons français ici : « nous nous attendions à une baisse de la roupie, mais pas si vite et pas si fort… » Depuis, et même si la devise indienne s'est un peu reprise, les Français de Delhi, Bombay et ailleurs font leurs comptes.

L'Occitane va augmenter ses prix tout en rognant ses marges

Les entreprises frappées de plein fouet sont bien sûr les PME qui font de l'exportation pure en Inde : les classes moyennes, déjà touchées par le ralentissement de la croissance économique, ne peuvent payer 20 % plus cher vins fins ou parfums. De quoi porter le coup de grâce aux entreprises les plus fragiles. « Nous devions lancer des projets d'importation de biens de consommation de semi-luxe et d'arts de la table, ils sont totalement gelés », explique Michèle Janezic, qui conseille les PME françaises dans leur implantation en Inde. Et de citer le cas d'un fabricant d'équipements de traitement du lait dont les acheteurs indiens rejettent désormais les prix, quand ils ne renoncent pas d'emblée à demander des devis à une société étrangère.

Pour des importateurs déjà bien implantés, la conjonction entre le faible niveau d'activité en Inde et la chute de la roupie peut peser lourd sur les ventes, et la hausse des taux décidée la semaine dernière par la banque centrale indienne ne va rien arranger. « L'année est extrêmement difficile », note un distributeur de montres haut de gamme, qui s'attend à un recul des ventes d'un quart et ne croit pas un instant, contrairement à d'autres, que « les acheteurs de produits de luxe sont protégés : ils sont les plus impactés par la crise ». Le phénomène pourrait se retrouver à l'identique dans les gros biens d'équipement : « les compagnies aériennes indiennes, déjà en difficulté, sont touchées de plein fouet par la facture en dollars de leur carburant. Elles pourraient chercher à rééchelonner leurs plannings de livraison d'appareils », souligne un professionnel du secteur, ce qui pourrait concerner Airbus. Même situation pour la vente d'hélicoptères dans le civil et le parapublic : « l'intérêt des acheteurs potentiels est toujours là, mais l'entrée en vigueur des contrats est remise à plus tard », affirme Xavier Hay, directeur général d'Eurocopter India.

La conjonction entre le faible niveau d’activité en Inde
et la chute de la roupie peut peser lourd sur les ventes.


Très affectés aussi, les nombreux industriels français qui produisent en Inde avec une forte composante importée, ou qui mixent production locale et importations. « Je m'attends à une baisse de 25 % de mon chiffre d'affaires sur un an », confie Eric Boittin, PDG de Serap, PME bretonne qui vend ici des cuves pour la conservation du lait. « C'est un moment délicat », estime pour sa part Marc Nassif, patron de Renault Inde, qui prévoit un recul des ventes de 20 à 25 %. Certaines entreprises se retrouvent dans un cas de figure bien inconfortable. « Nous avons remporté en novembre dernier un appel d'offres, raconte le patron Inde d'une grosse PME française fabriquant des biens d'équipement dans le secteur des transports. Le contrat est en cours de signature, nous ne pouvons plus revenir sur les prix. Nous fabriquons dans nos usines en Inde, mais les composants importés d'Europe représentent 60 % des coûts. Il y aura donc un gros impact sur le coût d'exécution du contrat. » Pour les banques françaises installées ici, la situation économique de l'Inde entraîne clairement une aggravation des risques, fait-on remarquer dans la profession, où l'on souligne malgré tout que la volonté des pouvoirs publics d'attirer en Inde des fonds étrangers dont le pays a tant besoin peut à l'inverse ouvrir de nouvelles opportunités d'intervention pour les banques étrangères.

De nouvelles opportunités d'action pour les banques étrangères

Les clignotants ne sont pas au rouge partout. « Veolia n'est pas impacté, puisque notre "business plan" est entièrement en roupies », explique Patrick Rousseau, directeur général en Inde du groupe, qui est en train d'installer la distribution d'eau vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans certaines villes. Sérénité également chez Accor, qui exploite ici un nombre croissant d'hôtels : « Je n'ai pas de dépenses en devises, à part le coût des expatriés », affirme Jean-Michel Cassé, représentant du groupe hôtelier, qui souligne malgré tout que ses activités « subiront le contrecoup de la crise sur l'énergie, les transports, etc. ».

Dans certains cas, la crise économique et monétaire produit des effets mixtes complexes. « Sur notre site de production du Rajasthan, en service et sur lequel nous gagnons de l'argent, la valeur de nos bénéfices en euros va diminuer, explique Thierry Lepercq, président de Solairedirect, qui produit de l'énergie solaire en Inde. Pour nos nouveaux projets il y a, d'un côté, un renchérissement des composants que nous importons de Chine en dollars et, de l'autre, une chute à des niveaux très bas du coût des systèmes faits sur place. » L'effet global est donc « plutôt négatif à court terme parce que la chute de la roupie renchérit plus qu'elle ne réduit nos coûts », mais des éléments de rattrapage se manifesteront ensuite.

Et il y a même des entreprises heureuses… La chute de la roupie ? « Plutôt sympathique, sourit Paul Hermelin, PDG de Capgemini, nous produisons en Inde et nous vendons aux Etats-Unis [en dollars, NDLR], c'est bon pour les profits ! » A des années-lumière, en termes de taille, du géant des services informatiques, Alex Le Beuan, fondateur de l'agence de voyages Shanti Travel basée à New Delhi, se réjouit comme lui : « nous faisons valoir à nos clients européens qu'ils peuvent désormais voyager ici dans de bien meilleures conditions avec la même somme. » De quoi augmenter le chiffre d'affaires en roupies pour tenter de le maintenir en euros.

Serrer les dents, localiser ou exporter

Globalement, note toutefois un spécialiste français des fusions-acquisitions, « l'impact sur le moral des entreprises est lourd. Les gros industriels déjà bien implantés ne veulent plus entendre parler de développement ; leur priorité, c'est de trouver comment rapatrier leurs bénéfices et se protéger des fluctuations de la roupie ».

Renault, dont les ventes sont tirées par le Duster, veut se fournir de plus en plus en Inde

Face à la situation nouvelle créée par la chute de la devise, comment réagir ? Trois stratégies se dessinent, non exclusives les unes des autres : serrer les dents, localiser, exporter. Serrer les dents, c'est la réaction immédiate face aux difficultés du marché. « Nous travaillons sur une augmentation de prix minimale de 8 %. C'est inférieur à la chute de la roupie, mais les clients ne peuvent accepter + 20 %. On peut absorber la différence sur notre marge », explique Gilles Moutounet, responsable de L'Occitane en Inde, qui compte en parallèle poursuivre le développement de son réseau de boutiques. Refusant d'entrer dans la « guerre des prix destructrice » que pratiquent nombre de constructeurs automobiles, Marc Nassif lance : « on n'augmente pas les prix, on prend le bouillon, je ne veux pas détruire la marque. »

Mais Renault n'en reste pas là : « le seul moyen de s'en sortir, poursuit son patron en Inde, c'est de localiser pour se protéger. Le sens de l'Histoire, c'est de se fournir ici. » Le groupe compte donc investir davantage, notamment pour faciliter la production de pièces spécifiques par des sous-traitants indiens. Accroître la capacité de production locale est de fait la réponse qui s'impose pour de nombreux industriels. « J'ai un client fabricant de conteneurs alimentaires qui prévoyait de créer une usine ici : son projet va peut-être se transformer en rachat d'une société indienne, raconte Michèle Janezic, après tout, la chute de la roupie fait baisser les prix ! » Raisonnement similaire chez Serap : « nous avons décidé d'ajourner la construction d'une nouvelle usine qui aurait pris deux ans, explique Eric Boittin, nous louons à la place un bâtiment existant. Nous allons gagner un an et demi pour tout fabriquer sur place. »

« Notre deuxième réponse, poursuit le PDG de la PME bretonne, ce sera de pousser l'export des matériels fabriqués en Inde vers l'Afrique ou le Pakistan. » Profiter de la dévaluation de la roupie pour « utiliser l'Inde comme un hub international », selon l'expression de Michèle Janezic, c'est une stratégie prônée par de nombreux groupes. « Nos ventes en Inde avaient été divisées par quatre du fait du ralentissement économique, explique un fabricant de biens d'équipement dans l'énergie, mais nous exportons 60 % de notre production vers l'Afrique et l'Asie. Depuis août, nous offrons des prix en roupies plutôt qu'en dollars : ça nous permet de regagner du volume. » Estimant qu' « un système clefs en main indien de production d'énergie solaire était 20 % plus cher qu'en France il y a un an et 20 % moins cher aujourd'hui », le patron de Solairedirect affirme que l'on voit apparaître « un site industriel Inde capable d'exporter ».

Reste la question à quelques dizaines de milliards de dollars : que va-t-il advenir des énormes contrats - chasseurs Rafale pour l'armée de l'air indienne, centrales nucléaires d'Areva - en cours de négociation ? Le problème est simple : l'Inde a-t-elle encore les moyens de s'offrir de tels équipements, dont le coût vient, de son point de vue, de s'envoler de 20 % ? Côté français, on veut se rassurer en répétant que la défense et l'énergie sont sanctuarisées en Inde et que l'on n'imagine pas un gouvernement miner la sécurité du pays en annulant de tels programmes. Sans doute, mais la pression pour la réduction du déficit budgétaire est telle que des reports ou des réductions de commandes ne sont malgré tout pas inenvisageables. « La théorie de la vache sacrée a une certaine crédibilité, note un professionnel, mais jusqu'à un certain point seulement… »

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