Accueil

Articles

Photos

Profil

Contact

Modi, l'homme à deux faces de la politique indienne

 

Les Echos, 27 février 2014

INDE // Dans la carrière du ministre en chef de l'Etat du Gujarat, qui pourrait gagner les prochaines élections générales, on trouve à la fois l'excellence industrielle et les massacres communautaires.

Patrick de Jacquelot
— Envoyé spécial à Ahmedabad

Inde, terre de contrastes… : rien de plus éculé que le cliché qui oppose l'Inde moderne de l'informatique et de la conquête de l'espace à l'Inde traditionnelle des fakirs et des temples hindous. Pourtant, comme tous les clichés, celui-ci reflète une certaine réalité. Et cette opposition s'incarne de façon exemplaire dans un homme, Narendra Modi, qui sera - peut-être - dans trois mois Premier ministre de l'Inde.

Modi côté face : c'est depuis 2001 le ministre en chef de l'Etat du Gujarat, le champion de la croissance, de l'industrialisation et des administrations efficaces, adulé par la communauté des affaires. Un homme de soixante-trois ans, célibataire, entièrement voué au développement de son Etat, choisi par son parti, le BJP (nationaliste hindou), pour mener la campagne des élections générales de ce printemps.

Modi côté pile : c'est le même ministre en chef du Gujarat sous le « règne » duquel sont intervenus en 2002 les pires massacres de musulmans par des militants hindous observés depuis longtemps. Au point que, même si la responsabilité personnelle de Narendra Modi n'a jamais été établie par la justice, les Etats-Unis et l'Union européenne ont préféré n'avoir aucun contact avec lui pendant dix ans, jusqu'à tout récemment.

Des berges aménagées: une curiosité en Inde

Les études d'opinion publiées ces jours-ci ont beau avoir une fiabilité incertaine, elles pointent toutes dans la même direction : le BJP devrait arriver nettement en tête, et cela grâce à la personnalité hors norme de Modi. Son image de « champion du développement » séduit les millions d'Indiens impatients de voir leurs conditions de vie s'améliorer. Constamment mis en avant par le BJP, l'exemple du Gujarat, plus de 60 millions d'habitants, a de quoi les séduire.

Des avenues à quatre voies en parfait état, longées d'immeubles en verre et acier, de nombreux magasins aux enseignes occidentales, les quartiers modernes de la ville d'Ahmedabad donnent une impression certaine de prospérité. Plus étonnant, la rivière qui traverse cette ville, la plus grande de l'Etat, fait l'objet de travaux massifs d'aménagement des berges. Alors que dans la plupart des villes indiennes les rivières sont des cloaques inaccessibles, les rives de la Sabarmati se voient dotées de promenades et d'espaces verts. Le développement du Gujarat, ce sont aussi ces détails qui changent la vie quotidienne : « En trois ans, je n'ai eu que vingt minutes de coupure de courant », souligne l'un des rares Occidentaux vivant dans cette ville de six millions d'habitants où, contrairement à la pratique généralisée ailleurs, on n'a pas besoin de batteries de secours chez soi. « Les autoroutes sont tellement bonnes qu'on peut travailler sur ordinateur dans sa voiture ! », s'étonne Michèle Janezic, qui conseille des PME françaises au Gujarat.

Bienfaiteur de l'industrie

Mais ce n'est pas parce que les infrastructures sont bonnes que les bidonvilles ont disparu

De bonnes infrastructures, ça aide à faire venir les investissements, d'autant que le ministre en chef se donne beaucoup de mal pour séduire les hommes d'affaires. Un événement l'a propulsé au rang de bienfaiteur de l'industrie : quand, en septembre 2008, la mobilisation des paysans refusant de vendre leurs terres a obligé Tata Motors à abandonner son projet d'usine automobile près de Calcutta, Modi a téléphoné à Ratan Tata pour lui proposer de venir au Gujarat. En deux ou trois jours l'affaire était bouclée, ce dont les patrons indiens, habitués à voir des projets attendre les autorisations des mois ou des années, ne sont toujours pas revenus. En plus, Modi a fourni les terrains à très bas prix, avec des crédits à 0,01 %, un moratoire de remboursement de vingt ans et autres gâteries. Rien d'étonnant si les grands patrons indiens ne jurent plus que par lui.

Chez les entreprises étrangères également, le Gujarat est populaire. « Qu'il s'agisse des terrains ou des infrastructures, ça se passe plutôt mieux qu'ailleurs, explique un industriel français disposant d'usines dans une demi-douzaine d'Etats indiens, on n'a pas de demandes de pots-de-vin et on a face à nous des gens qui savent ce qu'ils font. » De fait, les groupes étrangers jouissent au Gujarat d'une protection contre la corruption : « Quand on est "sollicités", on a des interlocuteurs à appeler qui interviennent et règlent le problème », explique Michèle Janezic. Globalement, cette stratégie de séduction des investisseurs fonctionne bien. En quelques années, un pôle automobile s'est constitué : Narendra Modi « s'est démené pour faire venir Tata Motors, Maruti Suzuki et même Peugeot [avant que ce dernier ne renonce en raison de ses difficultés globales, NDLR]  », souligne Pavan Bakeri, patron du groupe de construction Bakeri Engineering. « L'industrie est très heureuse », affirme Tushar Patel, directeur du groupe de textiles techniques Sanrhea et secrétaire de l'Ahmedabad Management Association, qui se réjouit de l'absence d'interférence du gouvernement : « Dans mon entreprise, je n'ai eu à rencontrer aucun inspecteur des impôts, du travail ou de l'environnement ces dernières années ! »

Cette stratégie porte ses fruits. Sur la période allant de 2001-2002 à 2011-2012 (années fiscales se terminant le 31 mars), le Gujarat affiche une croissance moyenne annuelle de 10,24 %, la deuxième derrière un petit Etat du nord et la plus forte de tous les grands Etats, pour une moyenne nationale de 7,89 %. Une performance qui fournit à Modi son principal argument électoral : « Si je deviens Premier ministre de l'Inde, promet-il, je ferai pour le pays ce que j'ai fait pour mon Etat. »

Quel que soit le degré d’enthousiasme que Narendra Modi suscite, son bilan économique jouera un rôle central dans les élections à venir.


Les portraits de Modi sont omniprésents dans Ahmedabad

Le bilan du ministre en chef n'est pourtant pas tout à fait aussi époustouflant qu'il le répète à longueur de meetings. En premier lieu, il n'a pas apporté au Gujarat une croissance inconnue jusque-là. Cet Etat situé au bord de la mer d'Arabie, à la frontière avec le Pakistan, a toujours eu une tradition marchande et industrielle. Comme le souligne Milan Vaishnav du think-tank Carnegie Endowment for International Peace, le Gujarat figurait déjà parmi les grands Etats indiens les plus performants avant l'arrivée de Modi au pouvoir. « Ici, tout le monde veut être entrepreneur, explique Pavan Bakeri, l'Etat était déjà dynamique avant. Ce que Narendra Modi a fait, c'est de lancer le marketing du Gujarat. »

Les critiques portent surtout sur un modèle de développement privilégiant la grande industrie, qui ne serait pas soutenable. « Les succès reposent sur d'énormes subventions, des allègements de TVA, des facilités de crédits ; plus l'industrie est grande, plus les subventions le sont », dénonce l'économiste Indira Hirway, directeur du Centre for Development Alternatives d'Ahmedabad, qui s'inquiète du développement des industries les plus polluantes. La priorité accordée aux gros investissements venus de l'extérieur n'est pas toujours au goût des entreprises locales. « Quand des gens déjà implantés veulent se développer et investir, ils ne reçoivent aucune aide », regrette Sunil Parekh, conseiller de plusieurs groupes industriels et membre très actif du patronat local. D'autres hommes d'affaires gujaratis affirment aussi que, contrairement aux investisseurs étrangers, ils sont exposés à la corruption administrative comme partout ailleurs en Inde.

Un Etat aux indicateurs sociaux très moyens face au reste de l'Inde

Le principal reproche de la société civile tient au fait que la priorité donnée à la croissance se ferait aux dépens du développement humain. Les comparaisons entre Etats indiens montrent clairement que le Gujarat ne réalise pas en matière sociale les mêmes performances qu'en économie. Une étude du Programme de développement des Nations unies place l'Etat de M. Modi au 8e rang pour l'indicateur de développement humain, tout juste au-dessus de la moyenne indienne. En termes de réduction de la pauvreté, le Gujarat n'a réalisé que la 10e performance sur les 20 plus grands Etats entre 2005 et 2010, affirme Indira Hirway. Avec un taux d'alphabétisation de 79,31 %, il n'arrive qu'au 18e rang des 35 Etats et territoires de l'Inde, selon les chiffres de Milan Vaishnav. Des performances très moyennes, que le camp Modi relativise : « Pour les indicateurs sociaux, le Gujarat est parti de plus bas que beaucoup d'autres Etats, affirme Bharat Lal, représentant de Narendra Modi à New Delhi, mais nous nous améliorons beaucoup plus vite que les autres ! »

Une mosquée de la vieille ville: les musulmans se sont faits massacrer en 2002

Quel que soit le degré d'enthousiasme qu'il suscite, le bilan économique de Modi jouera un rôle central dans les élections à venir. Reste l'autre face du personnage. En 2002, l'incendie par des musulmans d'un train transportant des activistes hindous fait près de 60 morts à Godhra, dans le Gujarat. Des représailles d'une incroyable sauvagerie s'ensuivent, se soldant, selon les estimations, par 1.000 à 2.000 musulmans tués. Le tout au milieu d'une remarquable passivité des forces de l'ordre.

Les nombreuses enquêtes menées depuis ont exonéré Narendra Modi de toute implication personnelle mais sont tout de même remontées très près de lui. Parmi les coupables identifiés figure Maya Kodnani, une gynécologue ministre du Développement de la Femme et de l'Enfant - ça ne s'invente pas - de 2007 à 2009 dans le gouvernement de M. Modi, condamnée à 28 ans de prison pour avoir organisé le massacre de 95 personnes. Même si le ministre en chef a toujours nié toute participation, le temps qu'il a fallu pour reprendre le contrôle des événements contraste fortement avec son image d'homme d'autorité et d'efficacité. Le doute a en tout cas été suffisamment sérieux pour que les Etats-Unis et l'Union européenne refusent tout contact avec lui pendant une dizaine d'années. Ce n'est que tout récemment que ce boycott de facto a été levé, au vu du possible destin national de l'homme fort du BJP.

Ces événements tragiques ne le desservent pas auprès de tout le monde. Tushar Patel n'hésite pas à dire que les massacres de 2002 ont certes été « terribles » mais qu'ils ont constitué en quelque sorte « une dose de vaccin » qui a fait son effet puisque depuis il n'y a plus eu de heurts entre les communautés… Dans la perspective des élections, Narendra Modi cherche à rassurer la communauté musulmane de l'Inde entière et tient un discours fédérateur, à l'opposé du sectarisme hindou d'une partie du BJP. Et il a exprimé ses regrets - à sa façon. Dans une rare interview accordée à un média étranger, l'agence Reuters, il a affirmé l'été dernier que les événements de 2002 étaient « douloureux », comme quand « on est assis à l'arrière d'une voiture que quelqu'un d'autre conduit et qui écrase un chiot ».


Accueil

Articles

Photos

Profil

Contact