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Uttar Pradesh, le sous-développement au cœur de l'Inde

 

Les Echos, 9 mai 2014

REPORTAGE // Aussi peuplé que le Brésil, cet Etat clef dans les élections indiennes a jusqu'ici privilégié les logiques de castes et de communautés aux efforts de développement.

Voir le diaporama A Kanpur, la gloire disparue de l'industrie textile indienne

Patrick de Jacquelot
— Envoyé spécial dans l'Uttar Pradesh

Le quartier de Khadri à Lucknow, capitale de l'Uttar Pradesh, est une de ces zones de maisons basses faites de bric et de broc que l'on retrouve dans toute l'Inde, où s'entasse, dans des conditions sommaires, la petite classe moyenne. Des gens qui commencent à bénéficier d'une - toute relative - aisance financière et à qui il vient des envies extravagantes : avoir l'eau courante, par exemple, ou même recevoir l'électricité plus de quelques heures par jour. Khadri n'est pas un bidonville, les habitants payent les taxes locales et estiment qu'ils devraient recevoir quelque chose en échange. Exaspérés par l'absence de progrès, ils se sont mobilisés dans le cadre des élections générales qui se déroulent en Inde depuis le 7 avril, jusqu'au 12 mai. Leur menace adressée à tous les candidats : voter blanc, une option introduite pour la première fois cette année. Autrement dit, rejeter en bloc tous les partis. S'agissant d'une communauté de 70.000 électeurs, l'ultimatum n'a pas fait rire ces derniers. « Rajnath Singh (président du parti d'opposition BJP donné favori dans ces élections) nous a téléphoné et a même envoyé son fils nous parler, explique Rajesh Verma, l'un des organisateurs du mouvement, il a promis de nous fournir tout ce dont nous avons besoin. » On ne saura que le 16 mai si les habitants de Khadri se sont laissés convaincre ou non, mais cette initiative microscopique à l'échelle de l'Uttar Pradesh a effectivement de quoi faire trembler les politiciens : que se passerait-il si les habitants de l'Etat se mettaient à voter en fonction des réalisations concrètes des élus en matière de développement, et non plus, comme d'habitude, pour les candidats issus de leur caste ou de leur communauté ?

Aussi peuplé que le Brésil

Ce débat « développement » contre « castes et traditions » aura dominé la campagne électorale dans tout le pays et notamment dans l'UP, comme on dit ici. Or l'UP est l'Etat clef du scrutin. C'est, de loin, le plus gros : avec ses 200 millions d'habitants, il serait, s'il était indépendant, le cinquième pays du monde, à égalité avec le Brésil. Les 80 députés de l'UP au Parlement de New Delhi pèsent lourd parmi les 543 élus. Les principaux leaders du pays y sont candidats, Narendra Modi pour le BJP, Arvind Kejriwal pour le parti anti-corruption AAP, Sonia et Rahul Gandhi pour le Congrès. Mais si ce mammouth démographique et politique illustre mieux que tout autre Etat le choc des priorités entre développement et politique à l'ancienne, c'est parce qu'il est « complètement à la traîne, au point de tirer l'Inde vers le bas », explique Nirupam Bajpai, professeur d'économie à la Columbia University de New York. Ce que son collègue Arvind Mohan, économiste à l'Université de Lucknow, résume ainsi : « Depuis dix ans, l'Inde a eu une croissance de 8 % par an en moyenne, et l'UP de 6 % seulement. » Et cela en dépit de son potentiel : l'UP est le premier producteur de blé et de sucre du pays, le premier exportateur d'artisanat, il bénéficie d'une main-d'oeuvre inépuisable et d'instituts de formation supérieure réputés. Pourtant, alors que l'Inde est dans une phase de développement industriel, l'UP donne l'impression inverse.

La Cawnpore Woollen Mills, effectif 1.000, production 0

Kanpur, à 80 kilomètres au sud de Lucknow, a longtemps été connu comme le « Manchester de l'Orient ». Il suffit de se rendre à la Cawnpore Woollen Mills pour comprendre pourquoi. Située au coeur de cette ville de 3 millions d'habitants, l'usine déploie ses immenses bâtiments de brique rouge, chef-d'oeuvre de l'architecture industrielle de la fin du XIXe siècle. Les façades ouvragées, la tour d'horloge façon Big Ben, les arcades ciselées évoquent irrésistiblement les grandes heures de l'Empire britannique. Mais les vitres brisées et le silence pesant montrent qu'il s'agit là d'une usine fantôme. A l'intérieur, quelques dirigeants ressassent les heures de gloire de l'entreprise : quand elle produisait les meilleurs lainages du pays, fabriquait les uniformes de l'armée, comptait 6.500 ouvriers sur ce site. Entreprise nationalisée, la Cawnpore Woollen Mills emploie toujours 1.000 personnes mais… ne produit plus rien. Ses halls alignent des machines textiles vieilles de plusieurs dizaines d'années, « entretenues pour pouvoir redémarrer quand on veut ! », expliquent ses responsables, qui détaillent de chimériques plans de relance financés par la vente d'une partie des terrains, qui valent de l'or.

Il y a encore cinquante ans, Kanpur comptait 14 usines textiles employant chacune de 5.000 à 10.000 ouvriers. Tout a été balayé faute d'investissements et d'innovation, au point que l'Uttar Pradesh n'a plus aujourd'hui de grande industrie (sauf dans sa partie limitrophe de Delhi, la grande banlieue de la capitale). Si les PME prolifèrent - il y en a 700.000 -, l'industrie fuit l'UP.

L'immobilier écrase l'industrie

Les raisons en sont multiples. Les infrastructures, en premier lieu. « Nous avons deux à quatre heures de coupures d'électricité chaque jour, imprévisibles », se lamentent quelques patrons de PME de Kanpur assemblés à l'Indian Industries Association, avant d'ajouter : « Et encore, les entreprises sont privilégiées : à nos domiciles, les coupures sont de six à huit heures ! » L'état des routes n'est guère meilleur : quelques grands axes ont été améliorés récemment, le reste est dans un état lamentable. Autre problème majeur : « Il n'y a pas de terrain disponible pour implanter une usine, et quand il y en a ils sont hors de prix », dénonce DS Verma, directeur général de l'IIA à Lucknow. Pourtant, la capitale est un énorme chantier avec partout des immeubles en construction. « L'immobilier, c'est différent. Là, les terrains sont disponibles parce que les politiciens et les bureaucrates y recyclent leur argent noir », explique Srawan Shukla, journaliste réputé de Lucknow.

L'attitude de l'administration est un autre frein majeur à l'industrie. « Les autorisations nécessaires, les certificats de non-objection, tout cela demande beaucoup de temps et d'argent », explique DS Verma selon qui la corruption est « un facteur », mais l'absence de volonté d'aider de la part des bureaucrates est aussi un problème clef.

Avec 6 % seulement de croissance par an en moyenne depuis dix ans, l’UP tire l’Inde vers le bas.
En dépit de son immense potentiel : premier producteur de blé et de sucre, il bénéficie d’une main-d’œuvre inépuisable et d’écoles réputées.


Ram, tailleur intouchable, huit enfants, 2 euros par jour...

L'Uttar Pradesh n'est pas davantage en pointe pour le développement humain. En matière d'éducation, moins de 48 % des élèves de CM1-CM2 sont capables de lire un texte du niveau CE1, sensiblement moins que la moyenne indienne de près de 55 %. Dans son village près de la capitale, Ram, un dalit (intouchable) de cinquante ans, explique que « c'est le devoir des parents d'assurer l'éducation de leurs enfants ». Pas évident quand on en a huit et que l'on est tailleur dans une échoppe au bord de la route pour 150 à 200 roupies par jour (1,8 à 2,4 euros). Ram explique fièrement que ses aînés sont bacheliers. Le problème, commente Puja Awasthi, spécialiste des questions sociales à Lucknow, c'est « l'énorme manque de qualité » du système éducatif, qui peut ôter toute valeur aux diplômes. « Dans la circonscription de Mulayam Singh (l'un des plus puissants politiciens de l'UP), une règle non écrite veut que personne ne rate ses examens », explique-t-elle, avant de dénoncer l'absentéisme des enseignants et leurs faibles compétences. De façon indirecte, Sarvendra Vikram Singh, haut fonctionnaire chargé de la formation des enseignants, fait le même constat. « Les études montrent que les assistantes d'enseignement, moins payées et pas formées, sont plus efficaces que les professeurs », explique-t-il. Explication : « Elles sont recrutées dans la communauté, elles sont effectivement présentes et elles peuvent être renvoyées si elles ne font pas leur travail. » Le constat d'échec est le même dans la santé : « On voit des chiens errants dans les hôpitaux de Lucknow et les centres médicaux des villages n'ont la visite d'un médecin qu'épisodiquement », s'insurge Puja Awasthi.

Rivalités meurtrières

Nirupam Bajpai: « Les gens ici se satisfont du statu quo »

Au bout du compte, tout se ramène à un problème : l'absence d'intérêt des gouvernements successifs de l'UP pour le développement. Une situation paradoxale qui tient aux structures très traditionnelles de la politique dans cet Etat où les différents partis jouent castes contre castes et religion contre religion. L'UP est dominé par deux partis régionaux qui alternent au pouvoir. L'un, le SP de Mulayam Singh, s'adresse aux basses castes, l'autre, le BSP dirigé par Mayawati, défend les dalits. Les deux partis nationaux, le Congrès et le BJP, ont aussi des approches communautaires. Les rivalités entre communautés peuvent être violentes. A l'automne dernier, des émeutes entre hindous et musulmans à Muzzaffarnagar, dans l'ouest de l'Etat, ont fait plus de 60 morts et des dizaines de milliers de réfugiés. Des émeutes organisées de façon délibérée pour briser l'entente politique qui prévalait localement entre une caste hindoue spécifique et les musulmans, estiment les analystes, le tout profitant au BJP qui peut « récupérer » les votes hindous. La stratégie des politiciens consiste ainsi à mobiliser leur communauté en la dressant contre les autres et à négliger le reste. Le développement est d'autant moins recherché « qu'ils ont dans l'idée que plus leurs électeurs sont pauvres et peu éduqués, plus ils ont besoin des leaders politiques », analyse un spécialiste. Si la responsabilité des politiciens est lourde, le professeur Bajpai pense que la population a dans une certaine mesure les responsables qu'elle mérite : « Les gens ici se satisfont du statu quo, ils ne sont pas exigeants envers leurs dirigeants. »

Rien, pourtant, ne condamne l'Uttar Pradesh à faire beaucoup moins bien que d'autres grands Etats indiens nettement plus avancés en matière de développement comme le Maharashtra (Bombay), le Karnataka (Bangalore), le Tamil Nadu (Chennai) ou le Gujarat. Quelques indices laissent espérer une évolution. La mobilisation des habitants de Khadri en est un, le vote massif des jeunes lors du scrutin en est un autre. Les attentes des habitants de l'UP commencent à monter : « Je n'ai jamais rencontré un enfant qui veuille faire la même chose que ses parents, tous veulent progresser », relève Puja Awasthi. Partant de très bas, le potentiel est énorme : « L'Uttar Pradeh est une terre d'opportunités, estime Arvind Mohan, c'est l'un des plus grands marchés de la planète. Les ressources sont là pour assurer son développement, il ne manque qu'une vision politique. »


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