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L'Inde face à la montée du nationalisme hindou
Les Echos, 17 février 2015
La montée des tensions créées par les milieux ultranationalistes proches du gouvernement peut devenir un frein aux réformes économiques dont l'Inde a besoin. Dans un pays où 80 % de la population est hindoue, l'enjeu est majeur.
Par Patrick de Jacquelot
— Correspondant à New Delhi
Les Indiens des temps anciens construisaient des avions géants et des fusées ; les familles de religion hindoue devraient avoir quatre enfants au moins pour protéger l'hindouisme de la disparition (les hindous représentent 80 % de la population indienne, contre 13 % pour les musulmans) ; les Indiens musulmans ou chrétiens étaient historiquement hindous et doivent revenir à leur foi d'origine ; les jeunes musulmans mènent un « love djihad » (« djihad de l'amour »), une guerre qui consiste à séduire les jeunes filles hindoues pour saper leur communauté : du carrément farfelu à l'extrêmement pervers, de telles « théories » fleurissent en Inde depuis la victoire de Narendra Modi et de son parti, le BJP, aux élections générales du printemps dernier, et nourrissent des tensions locales parfois violentes. Tensions ponctuelles, certes, mais assez nettes pour nourrir une inquiétude diffuse chez les Indiens qui ne sont pas sensibles à ces thèses extrémistes. Un facteur qui vient de contribuer à la défaite magistrale infligée par les habitants de Delhi au BJP lors des élections locales qui ont eu lieu voilà une dizaine de jours.
Ces théories émanent de la mouvance idéologique du nationalisme hindou dont le BJP est l'émanation politique. Baptisée « Hindutva », la doctrine de la suprématie hindoue s'incarne dans le RSS, une organisation qui défend une thèse simple : l'Inde est une nation hindoue, cette religion doit imprégner les institutions, et les minorités religieuses, les musulmans au premier chef, doivent s'y plier. Tout le contraire de la nature non confessionnelle de l'Etat indien inscrite dans la Constitution et des politiques laïques menées plus ou moins sans interruption depuis l'indépendance de 1947.
Les troupes du RSS à l'exercice (photo pixshark.com) |
C'est peu dire que le RSS est une organisation puissante : « Il se présente comme un mouvement social, qui dirige le premier réseau d'enseignement privé en Inde, le plus gros syndicat et, probablement, le plus gros réseau d'associations caritatives », explique Gilles Verniers, professeur assistant de sciences politiques à l'université Ashoka de Delhi. La victoire du BJP et de Modi, qui a été militant de base du RSS pendant de nombreuses années, a donné des ailes aux partisans de l'Hindutva. Depuis mai dernier, leurs théories s'expriment de plus en plus ouvertement et les provocations contre les religions minoritaires, dont les auteurs demeurent non identifiés, se multiplient : des émeutes communautaires ont eu lieu à l'est de Delhi en octobre dernier, ce que la capitale n'avait pas connu depuis longtemps ; toujours à Delhi, une demi-douzaine d'églises chrétiennes ont été vandalisées ces derniers mois.
Les dérapages ne sont pas du seul fait de marginaux excités : plusieurs ministres du gouvernement central se sont distingués. Rajnath Singh, ministre de l'Intérieur, a défendu la théorie selon laquelle les prêtres hindous font de meilleures prévisions astronomiques que les observatoires américains. La ministre des Affaires étrangères, Sushma Swaraj, a proposé de faire de l'un des textes sacrés de la religion hindoue le « livre national » de l'Inde (comme il y a un hymne national).
Bien sûr, l'Inde n'est pas à feu et à sang, loin de là. Mais la perception de tensions grandissantes est suffisamment nette pour que Barack Obama ait pris une initiative étonnante : en janvier, à la fin d'un séjour à New Delhi, consacré à célébrer son amitié avec Modi, le président américain s'est permis de lancer une mise en garde publique à l'Inde, l'exhortant à préserver la liberté religieuse, conformément à sa propre Constitution. Une admonestation reprise quelques jours plus tard à Washington, quand Obama a estimé que le mahatma Gandhi aurait été choqué par l'intolérance religieuse en Inde.
Face à ces incidents, la réaction de Narendra Modi consiste à ne pas réagir. « Il reste ambigu, silencieux, il ne fait rien », explique le politologue Balveer Arora. Modi, après tout, « a ses racines dans le RSS », même s'il s'est éloigné de l'organisation dans une certaine mesure : « Au sein de sa famille politique, on lui reproche désormais de ne plus être assez RSS, poursuit Balveer Arora, il aime le luxe, par exemple », contrairement à la tradition d'austérité du mouvement.
Deuxième raison au silence de Modi face aux débordements de l'Hindutva : c'est le RSS qui fournit l'énorme organisation et les nombreux militants chargés de livrer les combats électoraux perpétuellement en cours dans tel ou tel coin du pays. Le Premier ministre ne peut se permettre de se mettre à dos ses fantassins.
Le problème, c'est que les tensions liées au nationalisme hindou commencent à avoir un prix pour le gouvernement. En décembre dernier, le lancement par des organisations militantes de campagnes de conversion de masse à l'hindouisme de musulmans et de chrétiens a suscité une levée de boucliers des partis d'opposition. Ces derniers ont sauté sur le prétexte pour bloquer la Chambre haute du Parlement, où ils ont la majorité, empêchant le vote de réformes économiques qui sont au coeur de la politique de Modi. De même, les délires de l'Hindutva ont certainement été l'un des facteurs qui ont poussé une large majorité d'électeurs à faire bloc autour du parti anticorruption AAP lors de l'élection du Parlement de l'Etat de Delhi, donnant 67 sièges sur 70 à ce dernier et trois au BJP.
Narendra Modi « est pris entre deux feux, estime Gilles Verniers, son socle hindouiste lui nuit car il l'empêche d'élargir sa base électorale, mais il ne peut s'en passer ». L'évolution de l'Inde et la modernisation de son économie dépendront largement de la façon dont le Premier ministre résoudra ce dilemme dans les mois qui viennent.
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