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Gurgaon, la vie sous bulle des classes moyennes indiennes

 

Les Echos, 18 mai 2015

URBANISME // La ville nouvelle proche de Delhi accueille quartiers d’affaires ultramodernes et résidences de luxe avec une obsession : faire oublier les réalités du pays.

Patrick de Jacquelot
— Correspondant à New Delhi

Voir le diaporama Gurgaon, le rêve d'une Inde moderne.

C’est une scène courante dans l’imagerie de science-fiction depuis les années 1950 : sur le sol lunaire, l’activité humaine se réfugie sous une série de globes transparents, un pour les habitations, un pour les laboratoires, etc., reliés par des couloirs de communication, le tout pour protéger les hommes d’un environnement résolument hostile. Il n’est pas besoin, en fait, de changer de planète pour trouver ce genre d’endroit : c’est à cela que ressemble Gurgaon, la ville nouvelle proche de New Delhi, où, des quartiers d’affaires aux résidences de luxe en passant par les shopping malls, tout est conçu pour assurer à une population – très – privilégiée une vie de rêve, complètement à l’abri des réalités indiennes.

Gurgaon, c’est un nom que tous les cadres d’entreprises occidentales tournées vers l’international devraient retenir : si leur employeur décide de les envoyer en Inde, ils ont de bonnes chances d’y travailler ou même d’y vivre, tant cette grande banlieue de la capitale indienne s’est imposée comme la destination de choix des entreprises du monde entier. Rien d’étonnant à cela : elles y retrouvent un environnement aussi proche que possible de celui auquel elles sont habituées à la Défense ou aux Docklands de Londres.

Comme Manhattan, en plus récent...

A une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Delhi, tout près de l’autoroute qui relie les deux villes, Cybercity étale ses buildings scintillants sous le soleil indien. Cybercity, c’est le joyau de la couronne de DLF, le plus gros promoteur immobilier indien, « inventeur » de Gurgaon. Les tours de verre aux formes modernes se succèdent, arborant ses trois lettres à leur sommet. La crème des entreprises internationales s’y est installée, de Schneider Electric à Pernod Ricard, d’IBM à GE, d’Infosys à Google. Cette « Défense » indienne regroupe aussi banques, cabinets d’audit et consultants internationaux. A l’heure du déjeuner, employés et cadres vêtus à l’occidentale se pressent dans les dizaines de restaurants de Cyber Hub où, le long d’une belle esplanade piétonne, ils retrouvent des enseignes rassurantes comme McDonald’s, Starbucks, Hard Rock Cafe, de nombreux restaurants indiens de qualité et une boutique d’un distributeur Apple.

L’« effet bulle » fonctionne à plein à Cybercity. On n’y connaît pas les coupures de courant, l’approvisionnement erratique en eau ou la sécurité aléatoire qui sont la norme dans les villes indiennes, Delhi compris. Ici, l’électricité fonctionne 24h/24, caméras de sécurité et gardes sont omniprésents… Le secret : Cybercity est une « ville privée » gérée intégralement par DLF, y compris pour la totalité de ses infrastructures. . « Gurgaon a de nombreux atouts, explique Anil Chaudhry, directeur pays pour l’Inde de Schneider Electric, qui emploie 1.000 personnes dans la ville nouvelle, nous sommes proches de Delhi et de l’aéroport, beaucoup de nos clients sont installés ici. Surtout, nous voulions un endroit qui nous permette d’attirer les talents : Gurgaon est une ville jeune, nous y trouvons les ingénieurs dont nous avons besoin. »

« Totalement dépendants de DLF »

Nombre d’hommes d’affaires étrangers affirment qu’il n’y a tout simplement pas d’alternative pour une entreprise qui veut des grandes surfaces de bureaux modernes dans la région de Delhi et pas loin de l’aéroport. Au point d’ailleurs de placer les locataires en position de faiblesse : « Ici, on est totalement dépendants de DLF, note un homme d’affaires français. S i on a un problème, c’est eux que l’on va voir, pas l’administration ». « Ils font la pluie et le beau temps, renchérit un autre, au moment des renégociations de bail, ça n’est pas évident… »

Plus moderne, tu exploses...

Si DLF réussit aujourd’hui à fournir de bonnes infrastructures à ses heureux locataires (d’autres promoteurs présents à Gurgaon tentent de faire de même, mais à une échelle moindre), cela n’a pas toujours été le cas. Voici encore cinq ou six ans, les quartiers de bureaux de la ville offraient un spectacle surréaliste : des tours modernes plantées au milieu de terrains vagues, reliées par des chemins de terre et sans la moindre infrastructure. Une situation qui résultait directement de l’histoire de Gurgaon. Encore rurale dans les années 1990, la zone a été repérée par Kushal Pal Singh, patron de DLF, pour son potentiel à proximité d’une capitale cruellement dépourvue de grandes surfaces de bureaux modernes. KP Singh y a accumulé des terrains et a commencé à y édifier des tours de bureaux. Par la même occasion, il a transformé DLF en numéro un indien de l’immobilier et a bâti une colossale fortune. La création de richesses liée à la transformation de champs désolés du sud de la capitale en centre d’affaires de premier plan n’a d’ailleurs pas profité qu’à lui. Gurgaon ne symboliserait pas aussi bien la montée en puissance effrénée de l’Inde moderne si elle n’avait pas sa part de scandales : les spéculations sur les terrains de la ville ont pris des proportions épiques. Pendant la campagne des dernières élections générales, les étonnantes bonnes affaires réalisées par Robert Vadra, le gendre de Sonia Gandhi, présidente du parti du Congrès alors au pouvoir, ont défrayé la chronique : celui-ci n’avait pas son pareil pour acheter à bas prix un terrain et le revendre très vite à DLF en multipliant sa mise.

Un métro aérien Gurgaon-Delhi

Reposant sur une initiative 100 % privée, la transformation de Gurgaon en centre d’affaires ne s’est accompagnée d’aucune planification urbaine. La règle y est que les immeubles de bureaux, tout comme les résidences d’habitation, sont alimentés une grande partie du temps par leurs propres générateurs électriques. L’eau est souvent apportée par camions-citernes et pas le moindre transport en commun n’existait avant l’ouverture, enfin, en 2010, d’une unique ligne de métro aérien pour relier Gurgaon à Delhi. Les choses se sont un peu améliorées depuis. DLF a ouvert en 2013 un métro annexe qui fait une boucle autour de Cybercity et rejoint le métro principal, améliorant l’accès aux bureaux pour les employés venus de Delhi. Une deuxième ligne est en construction. Comme le dit sans rire Amit Grover, directeur national de l’activité bureaux du promoteur, « DLF a eu la vision que des infrastructures seraient nécessaires et a entrepris de les planifier ». Ce qu’un consultant locataire de Cybercity traduit ainsi : « Ils ont pris conscience du manque d’infrastructures il y a sept ou huit ans, alors qu’ils construisent à grande échelle depuis vingt ans ! » L’effort de rattrapage produit en tout cas ses effets. Le succès de Cyber Hub, ouvert tout récemment, « est incroyable, une vraie clientèle vient là le soir, en famille », affirme Jean-Michel Cassé, patron d’Accor en Inde, qui a ses bureaux un peu plus loin dans Gurgaon, ainsi qu’un Ibis et un Formule 1.

Des appartements à partir du million d’euros

Résidences de rêve, vue sur le golf comprise

Changement de décor à quelques kilomètres de là, dans la zone qui représente la quintessence du rêve des classes moyennes indiennes : les résidences de luxe avec leurs grands immeubles tout confort, auxquelles seule une infime fraction de ladite classe moyenne peut espérer accéder un jour. Surplombant le somptueux DLF Golf and Country Club, la résidence The Magnolias est ce qui se fait de mieux. Des appartements dont le module de base est de 600 m2, y compris plusieurs chambres de domestiques, dont les prix commencent au million d’euros et qui bénéficient de tous les services d’un hôtel cinq étoiles : conciergerie, restaurant, salon de thé, salon de coiffure, installations sportives, médecin… « Tout est fait pour qu’on n’ait pas besoin d’en sortir, explique Nicolas Sokoloff, Français expatrié qui y réside, et une partie des habitants ne sortent effectivement pas. » Ce n’est pas parce que cette résidence construite – mais oui – par DLF pratique l’hyperluxe que la qualité est forcément au rendez-vous. « Nos cinq WC se sont bouchés parce que lors de la construction on y avait jeté les gravats, et tous nos ballons d’eau chaude ont explosé les uns après les autres, raconte Nicolas Sokoloff. Mais le service est tel que dans les cinq minutes après un appel quelqu’un vient réparer. »

 

Cybercity est une « ville privée » gérée intégralement par DLF, y compris pour la totalité de ses infrastructures.

 

Dans la résidence World Spa, un cran en dessous en termes de luxe mais très haut de gamme tout de même, Rajiv, cadre supérieur revenu des Etats-Unis, ne cache pas son enthousiasme face à ce concept de « gated community ». D’une part, ses enfants sont en parfaite sécurité dans ces ensembles sous surveillance constante et, d’autre part, « on y est entre nous », entre gens ayant le même profil et le même niveau de vie.

Troisième pilier, enfin, de la vie sous globe à Gurgaon : les centres commerciaux, avec leurs alignements de marques occidentales dans des galeries rutilantes, à air conditionné, où l’on peut passer des heures de loisirs entre boutiques, cinémas et restaurants.

L'Inde est quand même toujours là: rassurant ou inquiétant?

Qu’elle est belle, donc, la vie aseptisée, organisée, moderne pour tout dire, des classes moyennes supérieures de Gurgaon ! Sauf que la « vraie » Inde n’a pas son pareil pour se glisser dans les interstices… « Le problème, c’est dès qu’on sort du bureau : on se souvient tout de suite qu’on est en Inde », lance Anil Chaudhry. Des boutiques en tôle s’alignent sous le métro tout neuf, des rues au centre de la ville sont toujours défoncées, des terrains vagues ou des « villages » traditionnels subsistent en pleine zone urbaine. « Dès qu’on sort de Cybercity, on tombe dans l’envers du décor. Nous avons un entrepôt à cinq minutes du bureau : on se croirait dans un village du Rajasthan », raconte Matthieu Glorieux, directeur financier de Pernod Ricard en Inde. Les infrastructures de la ville, en dehors des « bulles » des parcs d’affaires et des résidences, demeurent complètement insuffisantes, qu’il s’agisse des routes, de l’eau ou de l’électricité. « Si je quitte mon bureau vers 18 heures pour me diriger vers Delhi, l’embouteillage commence dans le parking souterrain », confie le responsable de Pernod. Sans compter les petits bidonvilles éparpillés un peu partout, où vivent notamment les domestiques des Indiens aisés.

Chez DLF, on reconnaît volontiers la dichotomie spectaculaire qui caractérise la ville : « A Gurgaon, il y a le monde DLF avec son propre écosystème et il y a le reste, affirme fièrement Amit Grover, le reste de Gurgaon évolue à son rythme naturel… » En tout cas, le promoteur s’active pour réduire les fractures qui affectent la ville. Il bâtit actuellement de concert avec les autorités locales une autoroute urbaine qui reliera les résidences de luxe à Cybercity en passant le long des malls : « Ce sera neuf kilomètres d’environnement contrôlé », s’enthousiasme le directeur de DLF. Les « globes lunaires » de Gurgaon auront bientôt leur couloir de communication protégé.


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