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La « guerre des terres », symbole des blocages indiens
Thèmes: Politique - Pauvreté |
Les Echos, 26 mai 2015
Le projet du gouvernement de faciliter les achats de terres pour l'industrie et les infrastructures suscite une violente opposition de ses adversaires politiques et du monde paysan.
Par Patrick de Jacquelot
— Correspondant à New Delhi
C'est le combat politique majeur de ces derniers mois en Inde : le gouvernement de New Delhi tente de faire voter par le Parlement un projet de loi simplifiant les procédures d'achat de terres. Confronté à la mobilisation de l'opposition, le Premier ministre, Narendra Modi, vient d'effectuer un repli tactique en renvoyant le texte en commission. La bataille parlementaire recommencera de plus belle à la session d'été.
Il s'agit d'un sérieux revers pour le gouvernement, un an tout juste après son entrée en fonction. Car ce texte, destiné à faciliter les acquisitions de terrains agricoles pour l'industrie et les infrastructures, est devenu le symbole de la politique de réforme de Narendra Modi. Celui-ci y voit le moyen de relancer l'économie et les investissements, et d'améliorer la facilité à faire des affaires, domaine où l'Inde souffre d'un calamiteux 142e rang dans le classement de la Banque mondiale.
A contrario, le Parti du Congrès de la famille Gandhi voit dans cette affaire l'occasion de rebondir après sa déroute de mai 2014. Il organise des manifestations d'agriculteurs et Rahul Gandhi, l'héritier, se pose en champion des pauvres contre un Premier ministre accusé de vouloir dépouiller les paysans pour donner leurs terres à ses amis industriels. Si l'affrontement politique se focalise sur ce dossier, c'est parce que le contrôle des terres est un des enjeux les plus cruciaux de l'Inde contemporaine. Données de base : le pays compte 1,25 milliard d'habitants pour 3,3 millions de kilomètres carrés, soit une densité de 368 habitants par kilomètre carré (France métropolitaine : 120 habitants). L'Himalaya, les déserts réduisent encore les surfaces utilisables. Ce qui reste est trusté par l'agriculture : plus de 60 % de la population vit directement ou indirectement de celle-ci (même si elle ne représente que 15 % du PIB).
Illustration : Garnier pour « Les Echos » |
Face à cette « Inde d'autrefois » toujours très présente, « l'Inde d'aujourd'hui » devient envahissante : l'urbanisation progresse à grands pas, les infrastructures comme l'industrie consomment de plus en plus de terres. Et le phénomène va s'accroître dans « l'Inde de demain », avec les besoins exponentiels de tous ces utilisateurs. Entre une agriculture omniprésente, une urbanisation galopante et une industrialisation indispensable, les terres sont au coeur de toutes les contradictions du développement économique de l'Inde.
Depuis l'indépendance de 1947, la question se réglait facilement. Quel que soit le besoin (immobilier, usine, centrale électrique…), les autorités le déclaraient d'utilité publique. Les paysans ou les tribus étaient expropriés en échange d'indemnités dérisoires. La norme d'utilisation des terres était modifiée pour un nouvel usage. Leur valeur explosait. Les terrains étaient revendus par les autorités aux promoteurs des projets. Intermédiaires, fonctionnaires et politiciens empochaient de considérables profits. Les ex-paysans, une fois leurs indemnités mangées, avaient tout perdu : leur travail, leur capital et souvent leur logement.
Pas étonnant, dès lors, que les conflits se soient multipliés. « De mieux en mieux informés, les paysans ont vu les fortunes qui se bâtissaient à leurs dépens, ils ne veulent plus se laisser faire », dit-on dans les ONG qui se consacrent à les aider. De plus en plus de projets se sont retrouvés bloqués par leur opposition active, parfois violente. Un exemple célèbre : le groupe Vedanta tente depuis des années de développer dans l'est du pays un projet à plusieurs milliards de dollars de mine de bauxite et de raffinerie d'alumine dans des collines habitées par des tribus. Ces dernières, qui verraient tout leur univers détruit, s'y opposent totalement.
Pour traiter le problème, le gouvernement du Congrès a fait passer en 2013 une réforme profonde des achats de terres. Le texte prévoit entre autres une augmentation sensible des indemnisations, la réalisation d'une étude sur l'impact social d'un projet pour identifier toutes les personnes affectées, l'obtention de l'accord de 80 % des propriétaires avant toute expropriation, etc.
Votée dans l'enthousiasme, y compris par le BJP, parti de Modi, cette loi s'est révélée d'une extrême complexité, avec des procédures s'étalant sur plusieurs années… Résultat : les achats de terres sont plus ou moins au point mort. Le monde industriel hurle à l'asphyxie - même si une bonne partie de son hostilité tient au renchérissement du prix à payer. Tout à ses projets de déblocage de l'économie, Narendra Modi a élaboré une version allégée de la loi : l'obligation des 80 % de consentements est supprimée dans de nombreux cas, comme celle de l'étude sociale. Ce qui remet en question le coeur du texte. Ces modifications ont été promulguées sous forme d'une ordonnance qui doit être approuvée par le Parlement. Si la nouvelle loi finit par passer, elle débloquera sans doute certains dossiers, mais entraînera aussi certainement une reprise des affrontements.
A la décharge du gouvernement, force est de reconnaître que le problème peut sembler sans issue. Qu'il s'agisse des agriculteurs, de l'industrie ou des infrastructures, toutes les revendications de terres sont légitimes. En fait, les paysans ne seront heureux de vendre que quand, d'une part, ils recevront une indemnisation élevée et, d'autre part, qui ils pourront retrouver du travail dans d'autres secteurs de l'économie. Ce qui pose de gigantesques problèmes de formation et de reconversion. Une chose est sûre : le prix des terres augmentera fortement. « Il doit augmenter. Nous manquons de terres, mais nous nous en servons comme si nous en avions en excédent », affirmait récemment dans une interview Jairam Ramesh, ancien ministre du Développement rural du Congrès. En attendant, la guerre des terres a de beaux jours devant elle.
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