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Inde : la fin de Modi l’invincible ?


Thèmes: Politique

Asialyst, 10 novembre 2015

La lourde perte subie aux élections pour le Parlement de l’Etat du Bihar à l’est de l’Inde fragilise personnellement le Premier ministre. Ce qui risque de paralyser encore un peu plus ses projets de réformes. Un très sérieux échec pour celui qui passait depuis son élection à la tête du gouvernement au printemps 2014 pour un bulldozer invincible dans la classe politique indienne. Que peut faire Modi pour se relever d’un revers aussi spectaculaire ?

Patrick de Jacquelot

La défait est cuisante : le Premier ministre indien Narendra Modi n’a pas réussi son pari de prendre le contrôle de l’assemblée de l’Etat du Bihar lors des élections qui viennent de se dérouler. Selon les résultats annoncés dimanche 8 novembre, le BJP, parti nationaliste hindou de Modi, et ses alliés au sein de la NDA (National Democratic Alliance) n’ont obtenu que 58 sièges de députés. Face à eux, la « Grande Alliance » regroupant deux puissants partis de l’Etat ainsi que le parti du Congrès de la famille Gandhi a décroché 178 élus, plus de trois fois plus. Le BJP seul passe de 91 députés dans l’assemblée précédente à 53.

Ce résultat est un revers personnel pour Narendra Modi qui s’était engagé à fond dans la campagne, entièrement menée sous son image. Le chef du gouvernement avait présidé lui-même à plusieurs dizaines de meetings. Mieux encore, le BJP n’avait pas indiqué qui serait le « chief minister » du Bihar en cas de victoire afin de laisser Modi seul sur les affiches.


Contexte

Intervenant dans un Etat comptant plus de cent millions d’habitants (sur près d’1,3 milliard d’Indiens), les élections du Bihar constituaient le plus gros test électoral depuis l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir lors des élections générales de mai 2014. Plusieurs élections de parlements dans les Etats de la fédération, intervenues entre les législatives et la fin 2014, avaient été remportées facilement par le BJP, le parti de Modi, dans la foulée de sa victoire du mois de mai. Le parti nationaliste hindou avait notamment pris le pouvoir au Maharashtra (l’Etat de Bombay) et dans l’Haryana (aux portes de Delhi).

Les deux seuls scrutins de 2015, Delhi et le Bihar, se soldent en revanche par une défaite complète du BJP. Outre qu’elles donnent le contrôle d’Etats souvent plus peuplés que les grands pays européens (le Bihar compte plus d’habitants que l’Allemagne), ces élections « locales » ont également un impact sur le Rajya Sabha, la chambre haute du Parlement de Delhi, dont les représentants sont choisis par les élus des Etats. Le BJP et ses alliés ne comptent actuellement qu’un gros quart des élus du Rajya Sabha, moins que le parti du Congrès à lui tout seul.

« Tous unis contre Modi et le BJP »

Des partisans de Narendra Modi accrochent un portrait en carton du Premier ministre indien lors d’un de ses meetings à Gaya en Inde, le 9 août 2015. (Crédit : STR / AFP)

C’est la deuxième fois cette année que le BJP subit une sévère défaite dans des élections locales. En février, le parti au pouvoir au niveau national n’avait obtenu que trois sièges sur 70 à l’assemblée du territoire de Delhi, la capitale, la totalité des autres élus appartenant au parti anti-corruption Aam Admi. Une débâcle que le BJP avait minimisée en mettant en avant les caractéristiques très particulières de Delhi, peu représentatives de l’Inde en général.

Avec le Bihar, troisième Etat le plus peuplé de la fédération, il n’en va pas de même. Figurant parmi les plus pauvres des grands Etats, le Bihar est parfaitement représentatif de l’« Inde profonde ». Et son poids politique est à la hauteur de sa population. L’impact du résultat de dimanche devrait donc être considérable dans la vie politique nationale de l’Inde.

La première conséquence, c’est que la « marche triomphale » de Modi subit un brutal coup d’arrêt. Depuis sa victoire au élections générales du printemps 2014, le Premier ministre avait réussi à projeter une image de bulldozer à qui rien ne résiste : cette idée d’invincibilité vient de voler en éclats. « Son image personnelle, sa crédibilité sont fortement entamées, analyse pour Asialyst le politologue Balveer Arora, ancien recteur de l’université Nehru de Delhi. Pour la première fois on se moque de lui ! C’est grave car il se prend très au sérieux et il compte sur sa personnalité pour faire passer son programme. »

Simultanément, bien sûr, l’opposition s’en trouve revigorée. La campagne du Bihar a été l’occasion d’un phénomène inédit : une alliance entre deux leaders régionaux de premier plan, Nitish Kumar et Lalu Prasad, pourtant ennemis jurés, à laquelle s’est joint le Congrès dirigé par Sonia et Rahul Gandhi. La formule a parfaitement fonctionné et le thème du « tous unis contre Modi et le BJP » sera certainement repris au Parlement national et dans d’autres élections régionales.

Autre conséquence : cette défaite enterre quasiment tout espoir pour le BJP d’obtenir une majorité au Rajya Sabha, la chambre haute du Parlement de New Delhi, d’ici la fin du mandat de Modi en 2019. Le BJP et ses alliés y sont très minoritaires et ne peuvent y progresser qu’au fil de victoires dans les Etats fédérés, qui envoient leurs représentants au Rajya Sabha. Un revers très sérieux : depuis son arrivée à la tête du gouvernement indien, Narendra Modi voit ses projets législatifs importants souvent bloqués par la chambre haute, ça ne va pas s’arranger.

Inquiétude dans les milieux d’affaires

Dans l’immédiat, l’impact principal du vote des électeurs du Bihar est sans doute là : les projets de réformes du gouvernement de New Delhi risquent d’en faire les frais. « Nous nous attendons à ce que l’opposition au BJP et à M. Modi s’intensifie au niveau national », estime par exemple le broker CLSA, selon qui « certaines réformes difficiles comme celles du droit du travail ou des achats de terres pourraient passer au deuxième plan ».

Ces derniers mois, l’opposition avait déjà réussi à empêcher le vote de lois de première importance comme celle facilitant les achats de terres pour l’industrie et les infrastructures, ou celle unifiant la fiscalité indirecte de l’ensemble du pays (Goods and Services Tax). Leur succès au Bihar ne va pas inciter les ennemis du BJP à faciliter la vie du gouvernement. D’ores et déjà, le Congrès a indiqué qu’il ne laisserait passer la GST que si toutes ses remarques étaient prises en considération… D’où une inquiétude certaine dans les milieux d’affaires quant à la concrétisation des promesses de réformes économiques de Modi.

Les retombées réelles des élections du Bihar vont en fait dépendre largement des enseignements que Narendra Modi lui-même va en tirer. Nombre d’analystes ou d’éditorialistes de la presse indienne défendent un scénario optimiste selon le schéma suivant : le Premier ministre ne va pas avoir d’autre choix que d’accepter sa défaite, reconnaître qu’il ne devrait plus consacrer une partie considérable de son temps au renforcement de son pouvoir dans la politique locale et se concentrer en revanche sur ce pourquoi il a été élu : le développement du pays. Cela supposerait que Modi prenne langue avec l’opposition, discute de ses grands projets de loi avec elle, négocie, fasse des concessions pour élaborer un consensus.

Bloquer la montée des fanatiques hindous ?


Cela supposerait aussi qu’il s’attaque à un phénomène préoccupant : la montée des extrémismes dans son propre camp. Depuis son arrivée au pouvoir, les franges les plus dures des nationalistes hindous se sentent pousser des ailes. Les partisans de l’« hindutva », doctrine selon laquelle l’Inde est une nation de religion hindoue et les minorités religieuses, musulmane en particulier, doivent être mises au pas, multiplient les provocations.

Depuis plusieurs mois, par exemple, une campagne est en cours tendant à interdire la consommation de viande de bœuf parce que la vache est un animal sacré aux yeux des hindous. Le meurtre d’un musulman par une foule hindoue dans un village de l’Uttar Pradesh parce qu’il aurait consommé du bœuf (ce qui n’était d’ailleurs même pas le cas) a suscité une vive émotion – sauf auprès de plusieurs dirigeants du BJP et membres du gouvernement Modi qui se sont dans un premier temps employés à minimiser l’affaire.

L’inquiétude créée par les fanatiques hindous a pesé sur les dernières semaines des élections du Bihar et s’étend d’ailleurs désormais bien au-delà des cercles politiques. Fin octobre et début novembre, deux des personnalités les plus respectées du monde des affaires, le gouverneur de la Banque centrale Raghuram Rajan et le fondateur de la société de services informatiques Infosys Narayana Murthy, tous deux aussi modérés qu’apolitiques, se sont inquiétés publiquement de la montée de l’intolérance en Inde, Murthy allant jusqu’à souligner la « peur considérable » qu’éprouvent désormais les minorités dans le pays. Et Moody’s Analytics, firme d’analyse de l’agence de notation Moody’s, a publié, à la grande fureur du gouvernement indien, une étude exhortant Modi à « contrôler ses troupes », sous peine de « perdre sa crédibilité domestique et internationale ».

Pour le Premier ministre, négocier avec ses opposants, faire des concessions, imposer le silence aux militants exaltés de son propre mouvement, tout cela ne va pas de soi, tant c’est contraire à sa personnalité telle qu’on la connaît. « Il faudrait que Modi se réinvente, estime Balveer Arora, mais rien dans son passé politique ne laisse prévoir cela. »


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