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La famille Gandhi dans le confort de l’opposition


Thèmes: Politique

Asialyst, 24 février 2016

Pas de remise en cause de la stratégie et encore moins des dirigeants : chassés du gouvernement, le parti du Congrès et les Gandhi qui le président jouissent avec délectation du pouvoir de nuisance que leur confère leur statut de premier opposant au gouvernement indien. Comment comprendre la stratégie du parti et la personnalité complexe du jeune Rahul Gandhi ?

Patrick de Jacquelot

C’est le suspense habituel pour la session du Parlement indien qui s’est ouverte ce mardi 23 février. Comme pour toutes celles qui ont eu lieu depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi au printemps 2014, la question est de savoir si le Premier ministre réussira enfin à faire voter une loi importante ou pas. Ne sera-t-il pas victime une fois de plus d’un blocage du Parlement organisé par le Congrès, le principal parti d’opposition dirigé par la famille Gandhi ? Car en dépit de défaites électorales massives, les Gandhi conservent un pouvoir de nuisance considérable. « Une famille ne veut pas laisser [le Parlement] fonctionner, une famille veut que rien ne se passe dans le pays », fulminait Narendra Modi début février, anticipant une nouvelle session parlementaire aussi houleuse que les précédentes…


Contexte

La nouvelle session du Parlement indien, qui se déroule du 23 février au 13 mai avec une longue interruption du 17 mars au 24 avril, va être déterminante pour le programme de réformes du Premier ministre Narendra Modi. Depuis son élection au printemps 2014, celui-ci tente de faire voter quelques grandes réformes économiques : simplification des procédures d’achats de terres agricoles pour l’industrie et les infrastructures, allègement du droit du travail, transformation de la fiscalité indirecte… Mais l’obstruction systématique déployée par les partis d’opposition et son absence de majorité à la Chambre haute, le Rajya Sabha (contrairement à la Chambre basse, le Lok Sabha, où son parti, le BJP, détient la majorité absolue), l’empêchent de parvenir à ses fins.

Le chef du gouvernement indien a déjà dû abandonner ses projets en matière d’achats de terres et reporte tous ses espoirs sur le vote de la GST : cette Goods and Services Tax instituerait pour la première fois une sorte de TVA unifiée pour l’ensemble des Etats de la fédération indienne. De l’avis de tous les économistes, cette création d’un « marché commun » à l’échelle de l’Inde donnerait un coup de fouet à la croissance. Après les échecs successifs lors des précédentes sessions parlementaires, c’est toute l’image de réformateur de Modi qui est aujourd’hui en cause.

Lien intrinsèque

C’est peu dire que le parti du Congrès, qui a dirigé l’Inde la majeure partie du temps depuis l’Indépendance de 1947, a subi de graves revers ces dernières années. Lors des élections générales de mai 2014, il a été balayé, après dix années d’exercice du pouvoir. Le parti nationaliste hindou BJP de Modi a même remporté une majorité absolue à la Chambre basse, ce qui ne s’était pas vu depuis très longtemps. Le Congrès a par ailleurs perdu des places fortes dans les Etats de la fédération indienne comme le Rajasthan et a été intégralement éliminé de l’assemblée de Delhi il y a un an. Ces débâcles électorales auraient pu poser la question de la pérennité du parti historique de l’indépendance indienne. Mais le Congrès est toujours bien là. Et la famille Gandhi, à laquelle il est intrinsèquement lié, aussi.

C’est Sonia Gandhi, 69 ans, qui préside le parti et en demeure la vraie patronne. La veuve de l’ex-Premier ministre Rajiv Gandhi assassiné en 1991, italienne de naissance, « s’est beaucoup mise en retrait publiquement mais elle continue à diriger les instances du parti en interne au jour le jour », explique Gilles Verniers, professeur de sciences politiques à l’Ashoka University de Delhi. Son fils Rahul, 45 ans, vice-président du parti, en est de plus en plus la figure visible, se préparant en douceur au remplacement de sa mère.

Capacité de paralysie

La présidente du parti du Congrès, Sonia Gandhi, et le vice-président Rahul Gandhi (L) à New Delhi le 19 décembre 2015. (Crédit : The Times of India / Piyal Bhattacharjee/ via AFP)

Fort de sa présence importante à la Chambre haute du Parlement, où il noue des alliances de circonstances avec les partis régionaux hostiles au BJP, le Congrès est passé maître dans l’art de bloquer les projets du gouvernement Modi, y compris quand il s’agit de réformes conçues initialement quand il était lui-même au pouvoir (comme c’est le cas, entre autres, pour la taxe GST). Sa technique préférée consiste à empêcher le Parlement de débattre des projets de loi en imposant à la place des discussions sur des crises d’actualité.

Pour la session qui vient de commencer, le Congrès n’a que l’embarras du choix : le suicide d’un étudiant Dalit (« intouchable ») victime de discrimination à l’université d’Hyderbad qui suscite une émotion considérable ; l’arrestation pour « sédition » d’un leader étudiant à l’université JNU de Delhi accusé de menées « antinationales », ce qui a jeté dans les rues des milliers d’étudiants dénonçant la volonté des pouvoirs publics de s’en prendre à quiconque ne respecte pas leur vision nationaliste ; les émeutes organisées par la caste des Jats près de Delhi, qui témoignent une fois de plus des difficultés de la société indienne traditionnelle à s’adapter au monde moderne.

Attentisme

En s’emparant de ces sujets – ou de bien d’autres – le Congrès peut donc paralyser le Parlement une fois de plus s’il le désire, confirmant qu’il s’est calé dans son rôle de premier opposant. Sa mutation après dix années de pouvoir s’est effectuée sans heurts : pas de remise en cause, pas d’introspection et surtout pas de critiques envers Sonia Gandhi, la « patronne », ou Rahul, devenu le stratège en chef du parti depuis plusieurs années. Car dans une organisation familiale comme le Congrès, la famille est bien entendu inattaquable.

Une caractéristique essentielle du Congrès, explique Gilles Verniers, c’est « la très grande stabilité de son organisation, le consensus sur le leadership de Sonia et Rahul, le fait que personne n’a envie de dissidence ». Des éléments qui sont « à la fois un avantage et un inconvénient ». Un avantage parce que le parti évite d’ajouter une crise interne aux défaites électorales ; un inconvénient parce qu’il « s’installe dans une position attentiste ». Selon le politologue, le Congrès « fait le pari qu’il n’y a pas besoin de réforme en interne, qu’il suffit d’attendre que le BJP se prenne les pieds dans le tapis, et si l’on peut soulever le tapis pour l’aider à trébucher, on le fait ».

L’énigme Rahul

C’est que tout est fait dans le parti pour y conforter la place de la famille Gandhi. Les « grands barons » de l’Inde, potentats locaux qui « tiennent » un Etat, n’en font pas partie, ayant généralement leur organisation propre. Les dirigeants du Congrès ont tous des « relations de dépendance » envers les Gandhi, note Gilles Verniers, et personne ne veut revenir à la période « épouvantable » des années 1990, où le parti a failli éclater en l’absence d’un membre de la famille à sa tête. Il a fallu l’arrivée de Sonia à la présidence pour y mettre bon ordre.

Le Congrès et la « première famille » d’Inde sont décidément inséparables. Jawaharlal Nehru, premier chef de gouvernement de l’Inde indépendante, sa fille Indira Gandhi – sans lien de famille avec le Mahatma Gandhi, héros de la lutte contre les Britanniques ! – son petit-fils Rajiv, la femme de ce dernier, Sonia, ont tous joué des rôles de premier plan dans le pays. L’avenir du Congrès repose désormais largement sur les épaules de Rahul. Un homme qui demeure une énigme pour beaucoup.

Plein de bonnes intentions, décrit comme charmant en privé par ceux qui le connaissent, Rahul semble souvent déconnecté des réalités du pays. Son drame personnel est sans doute qu’il n’a nulle envie d’assumer des responsabilités politiques au sommet mais qu’il n’a pas le choix : en tant que « prince héritier » de la famille, sa voie est toute tracée. Un peu comme pour le prince Charles avec une différence : l’héritier de la famille royale britannique ne rêve depuis des années que de succéder à sa mère alors que ce n’est pas le cas de Rahul… Selon le professeur de l’Ashoka University, Rahul « se sent investi d’une mission vis-à-vis de l’héritage familial. Il se verrait bien comme une figure tutélaire avec quelqu’un d’autre qui ferait le travail au jour le jour. »

A la recherche d’un « directeur général »

C’est en fait le schéma qui a prévalu pendant les dix années récentes de gouvernement du Congrès, avec Sonia en tant que « présidente non exécutive » tirant les ficelles dans l’ombre et le Premier ministre Manmohan Singh en tant que « directeur général » assumant les responsabilités quotidiennes. Un tel scénario se heurte malgré tout à au moins deux difficultés : d’une part, Rahul n’a pas pour le moment de « directeur général » sur qui s’appuyer, et d’autre part, l’expérience Sonia/Manmohan Singh n’a pas vraiment marché. L’absence d’autorité de Singh sur les membres de son gouvernement, qui répondaient directement à Sonia, explique pour beaucoup l’immobilisme et les scandales qui ont miné ses dernières années au pouvoir.

Leader réticent, Rahul semble malgré tout irremplaçable. Sa sœur Priyanka passe bien pour avoir un sens politique et un tempérament évoquant leur grand-mère Indira mais elle souffre d’un handicap majeur : son mari Robert Vadra, homme d’affaires à la réputation sulfureuse. Une entrée de Priyanka dans la vie politique active pourrait faire éclater au grand jour les pratiques financières de la première famille, qui fait couramment l’objet de soupçons de corruption à grande échelle, comme l’ensemble des dirigeants politiques indiens.

A court terme en tout cas, le fait que Rahul soit ou pas un brillant stratège politique compte finalement peu : l’essentiel pour lui est de rester en embuscade et d’exploiter les erreurs de Modi et de ses amis. Si le Congrès « se retrouve en position de force, c’est parce que le gouvernement se place en position de faiblesse », lance Gilles Verniers, qui souligne le contraste entre les projets de modernisation économique du gouvernement qui font consensus et le climat créé par les attaques contre les minorités lancées par la mouvance du BJP ou par la crise dans les universités. Autant de boulets qui minent les efforts du gouvernement. Finalement, conclut-il, « Modi a plus à se soucier de ses ennemis de l’intérieur et de lui-même » que des initiatives du parti du Congrès…


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