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L'ASIE DESSINÉE
Comprendre l’actualité birmane en BD
Thèmes: L'Asie en BD |
Asialyst, 24 mai 2016
Deux bandes dessinées qui viennent de paraître donnent des clés d’interprétation de la très complexe situation politique en Birmanie. L’occasion, aussi, de relire des BD plus anciennes traitant du pays.
Patrick de Jacquelot
Pour qui ne suit pas de très près la situation en Birmanie, son évolution ces dernières années à de quoi laisser perplexe. Après des décennies de dictature militaire, le pays est apparemment devenu démocratique avec la célèbre opposante de jadis, Aung San Suu Kyi, occupant des fonctions de Premier ministre de facto. L’armée n’en demeure pas moins omniprésente et les graves tensions entre le pouvoir central et les nombreuses minorités ne sont absolument pas réglées. Comment se repérer dans une situation aussi complexe et mouvante ?
Livrer quelques clés pour mieux appréhender la situation politique de la Birmanie d’aujourd’hui, c’est l’ambition de Frédéric Debomy. Celui-ci présente une double particularité : il est d’une part scénariste de bande dessinée et d’autre part, militant de longue date de la cause birmane. Il livre donc aujourd’hui deux BD sur la question : Birmanie, fragments d’une réalité* et Sur le fil, dix ans d’engagement pour la Birmanie**.
Puzzle birman
Extrait de "Birmanie, fragments d’une réalité", scénario de Frédéric Debomy, dessin de Benoît Guillaume. (Crédit : DR) |
De loin la plus intéressante des deux, la première porte bien son titre : à travers le récit d’une longue enquête sur place en compagnie du dessinateur Benoît Guillaume, il s’agit de donner de multiples informations « fragmentaires » sur ce qui se passe dans le pays, à charge pour le lecteur de se forger sa propre vision de la « réalité » birmane en reconstituant le puzzle. Se mettant en scène en permanence, les deux auteurs décrivent leurs deux mois de reportage effectués début 2015, mêlant saynètes de la vie quotidienne comme la négociation du prix d’une course en taxi, comptes-rendus d’interviews et développements explicatifs.
L’ensemble n’est pas construit selon un plan raisonné ou démonstratif mais comme une succession de rencontres et d’anecdotes. Au fil des pages, on découvre par exemple le moine bouddhiste Wirathu qui « prêche la haine des musulmans ». Le religieux affirme que ces derniers (très minoritaires dans le pays) ont un grand projet d’islamisation forcée de la Birmanie : les hommes musulmans cherchent à épouser des femmes bouddhistes de façon à ce que leurs enfants soient musulmans. Petit à petit, la religion bouddhiste sera rayée de la carte… Ce fantasme des « musulmans qui viennent nous voler nos femmes » se retrouve d’ailleurs à l’identique en Inde où les extrémiste hindous dénoncent en permanence le « love jihad » (« djihad de l’amour ») qui menacerait selon eux la suprématie de la religion hindoue (qui représente pourtant 80 % de la population !).
Le sort des minorités – Kachin, Shan ou Karen – est abondamment évoqué via les nombreuses rencontres des auteurs avec des représentants de ces populations qui oscillent entre lutte armée pour l’indépendance et revendications de fédéralisme – rejetées par les militaires qui y voit un risque de sécession. La question explosive des Rohingya revient à plusieurs reprises : rejeté par la majeure partie des Birmans qui voudraient les envoyer au Bangladesh, ce peuple musulman est victime d’une discrimination violente. « L’ONU considère qu’il s’agit d’une des minorités les plus persécutées du monde », écrit l’auteur.
"Birmanie, fragments d’une réalité", couverture et page 16 |
Au fil des rencontres, le reportage évoque le sort – plutôt difficile – des femmes birmanes, fait découvrir le surréaliste « Musée d’éradication de la drogue », décrit des manifestations d’étudiants ou les difficultés de connexion à Internet. Plutôt « brut » (ni léché ni esthétique), le dessin de Benoît Guillaume ne manque pas d’efficacité dans son évocation des multiples facettes de la réalité birmane. Et si au bout du compte le lecteur demeure avec de nombreuses interrogations (sur la réalité de la démocratisation en cours du pays, sur le bien-fondé ou non de la participation de la prix Nobel de la Paix Aung San Suu Kyi à ce processus, etc.), c’est sans doute simplement parce qu’il est trop tôt pour avoir des réponses.
Dessin militant
Sur le fil**, le deuxième album des mêmes auteurs, qui reçoivent le renfort d’un deuxième dessinateur, Sylvain Victor, adopte une démarche différente. Là, il s’agit d’évoquer « dix ans d’engagement pour la Birmanie », ceux de Frédéric Bomy qui fut président de l’association Info Birmanie, militant pour la liberté du pays. L’ouvrage évoque en parallèle la « révolution Safran » de 2007, quand les moines bouddhistes se sont soulevés contre la dictature militaire, et la façon dont ces événements spectaculaires ont été suivis en France. Ce dernier volet peine à susciter l’intérêt, d’autant que Frédéric Bomy semble chercher avant tout à y régler ses comptes, avec les militants qui ne pensaient pas comme lui, avec Rama Yade, alors secrétaire d’Etat chargée des Droits de l’homme, et même avec les salariées de sa propre association qui ne partageaient pas son analyse sur l’évolution des événements. La partie visuelle du livre souffre également du choix étonnant de représenter tous les personnages de la scène française par un simple contour parfaitement vide…
"Sur le fil", couverture et page 8 |
La lecture de ces deux albums publiés ce mois de mai peut constituer un excellent prétexte pour se replonger dans d’autres BD moins récentes mais qui apportent des éclairages très complémentaires sur la Birmanie. Les célèbres Chroniques birmanes*** de Guy Delisle restent une lecture essentielle. Sous le prétexte de dépeindre la vie quotidienne de l’auteur en Birmanie avec son bébé, les problèmes d’approvisionnement, les coupures d’électricité et autres joyeusetés, Delisle livre par petites touches une évocation frappante du fonctionnement de la dictature militaire : censure, répression, terreur des habitants, arbitraire des décisions de l’armée… Les importantes évolutions politiques récentes n’ont pas fait prendre une ride à cet ouvrage.
"Chroniques birmanes", couverture et page 66 |
Autre album à ne pas manquer – il y en a d’autres ! – Elle****, de Cosey. On quitte cette fois l’univers du reportage pour plonger dans une fiction rêveuse et poétique sur les traces de Jonathan, l’aventurier frère siamois de l’auteur suisse. Mais là encore, l’errance métaphysico-sentimentale de Jonathan permet à Cosey de tracer en creux un portrait de la dictature : manipulé par un bonze amical et rieur, le héros se trouve amené à aider la résistance en recueillant les témoignages sur l’oppression. Un récit prenant, merveilleusement mis en images par un maître de la ligne claire.
"Elle", couverture et page 37 |
*Birmanie, fragments d’une réalité, scénario de Frédéric Debomy, dessin de Benoît Guillaume, 144 pages, Editions Cambourakis. 22 euros.
**Sur le fil, dix ans d’engagement pour la Birmanie, scénario de Frédéric Debomy, dessin de Benoît Guillaume et Sylvain Victor, 96 pages, Editions Cambourakis, 15 euros.
***Chroniques birmanes, scénario et dessin de Guy Delisle. 264 pages, Editions Delcourt, 16,95 euros
****Elle ou Dix mille lucioles, scénario et dessin de Cosey. 48 pages, Le Lombard, 12 euros.
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