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LIVRES D'ASIE DU SUD
Delhi ou le chaos urbain "avenir du monde"
Asialyst, 2 août 2016
Dans Delhi Capitale, l’écrivain Rana Dasgupta scrute les tréfonds de la capitale indienne. Une analyse sans concession des structures physiques déglinguées et des relations sociales hyper violentes qui préfigurent selon lui les mégapoles du nouveau siècle.
Patrick de Jacquelot
L’Inde grande puissance du troisième millénaire, « Shining India » (l’Inde qui brille), classes moyennes triomphantes : tous les fantasmes qui entourent l’irruption de l’Inde sur la scène internationale s’incarnent dans Delhi, sa capitale. C’est la ville de tous les superlatifs : son explosion démographique a porté sa population à plus de vingt millions d’habitants dans l’agglomération au sens large, elle concentre les pouvoirs politiques, médiatiques, intellectuels et universitaires, et, de plus en plus, économiques. Les grandes avenues caractéristiques de la ville sont désormais bordées de centres commerciaux, les 4×4 roulent au pas dans les rues du centre qui s’engorgent au rythme de plus d’un millier de nouveaux véhicules chaque jour, tandis que le réseau de métro se développe à grande allure. Bref, tous les symboles de l’Inde moderne se concentrent dans ce qui est désormais une mégapole aux ambitions planétaires.
Alors que Delhi n’était qu’une relativement paisible capitale administrative lors de l’indépendance de l’Inde en 1947, la ville a remporté haut la main la compétition pour s’imposer comme le centre urbain dominant du pays, supplantant largement sa rivale Mumbai (ex-Bombay) qui n’est plus aujourd’hui leader incontestée que pour la finance et le cinéma.
Visage de Delhi aujourd'hui : buildings ultra-modernes et vendeurs de rue |
Mais le « triomphe » de Delhi s’accompagne d’une lourde facture. La ville est considérée par l’Organisation mondiale de la santé comme la capitale la plus polluée de la planète, devançant même Pékin ; elle demeure un chaos urbain indescriptible avec ses trottoirs inexistants, ses chaussées emportées par la mousson, ses quartiers privés de distribution d’eau ; la violence sociale y est omniprésente avec ses populations manquant de tout, vivant dans les interstices des quartiers riches, ou encore les chocs de cultures à l’origine, entre autres, de l’abominable viol intervenu fin 2012, qui avait jeté des dizaines de milliers de manifestants dans les rues de la ville.
Avec sa débauche d’énergie, son bouillonnement incessant, sa transformation accélérée, Delhi est un élément clé pour la compréhension de l’Inde toute entière. Décrypter ses paradoxes, c’est à quoi s’est attelé l’écrivain Rana Dasgupta avec la somme impressionnante que constitue son Delhi Capitale.
Le portrait physique de la mégapole dressé par cet Indien né en Grande-Bretagne est saisissant. Décrivant les grands travaux de modernisation engagés à l’occasion des Jeux du Commonwealth de 2010, l’auteur écrit :
« A Delhi, le temps qui passe est malsain : il se dissout vite, liquéfie les abribus et effrite les immeubles avant même qu’ils ne soient achevés. Ce temps creuse des nids-de-poule dans un revêtement coulé le mois précédent, étalé juste assez bien pour qu’il dure jusqu’à son inauguration. Ce temps rend caduques les avenues pour lesquelles on a éventré les bidonvilles : les installations sportives dernier cri auxquelles elles menaient ont été cadenassées pour les laisser s’effondrer en silence. A Delhi, on inhale un temps où tout est vieux avant d’être neuf, où tout est déjà en proie au déclin et à l’obsolescence. »
Ce constat est d’autant plus grave qu’il constitue une énorme déception après les grands espoirs, quelque peu utopiques, qu’avait fait naître le début, assez récent, de la transformation de Delhi aux environs de l’an 2000. « Si nous avions pensé que cette ville pourrait apprendre au reste du monde à vivre au XXIème siècle, nous ne pûmes qu’être déçus. Les appropriations de terrains et la corruption comme toujours si flagrante dans les années qui suivirent, le renforcement du pouvoir des élites au détriment du reste de la population, la conversion de tout ce qui était lent, intime et particulier au rapide, au général et au générique, tout cela nous empêchait désormais de rêver à des avenirs surprenants. L’argent régnait en maître encore davantage que dans l’Occident « matérialiste » et le nouveau style de vie que nous voyions émerger autour de nous était une copie désincarnée et dégradée de l’invention des sociétés occidentales : immeubles de bureaux, immeubles résidentiels, centres commerciaux et, tout autour, les millions de pauvres qui ne pénétraient jamais dans aucun d’eux, hormis, peut-être, pour faire le ménage », écrit Dasgupta.
Pour comprendre cette évolution, l’auteur passe au crible ce qui constitue la véritable singularité de Delhi : cette société fortunée, entrepreneuriale, toute consacrée à l’accumulation de richesses et de pouvoir, ce que l’on appelle généralement la « classe moyenne » indienne, mais qui est en réalité la classe supérieure.
Un peu sur le modèle de Bombay Maximum City de Suketu Mehta, Rana Dasgupta donne ce qui fait la grande force du livre : de longues interviews très approfondies de membres de cette « classe moyenne ». Des hommes d’affaires évoquent leurs ambitions démesurées mêlées à des préoccupations spirituelles en une juxtaposition qui semble surréaliste à nos esprits occidentaux ; une femme d’affaires de la haute société raconte dans le détail son mariage arrangé, les relations malsaines entre sa belle-mère et son mari, les violences de ce dernier à son encontre qui l’ont poussée au divorce.
Morceau de bravoure : les récits de familles de patients d’un grand hôpital privé expliquant comment elles ont été contraintes de verser des sommes invraisemblables pour des examens inutiles jusqu’à ne plus avoir de quoi effectuer les versements quotidiens en liquide – ou jusqu’au décès du malade. En contrepoint de ces scènes de la vie de la classe possédante figure aussi le récit hallucinant d’une activiste racontant comment les habitants d’un bidonville du centre de la capitale ont été contraints de reconstruire leurs logements au milieu d’un immense dépôt d’ordures.
Au fil de ces interviews reviennent quelques thèmes récurrents comme l’obsession du statut et des privilèges qui incombent naturellement aux dirigeants. Une attitude qui se retrouve dans la physionomie même de la capitale : y a-t-il au monde une autre mégapole où le centre de la ville est réservé aux élites politiques et administratives qui y vivent dans des villas coloniales entourées d’immenses jardins, un peu comme si, à Paris, Le Vésinet occupait les quatre premiers arrondissements ?
Rana Dasgupta |
Autre obsession omniprésente : celle de l’argent, bien sûr, avec le corollaire de la corruption et les conséquences qui en résultent pour la ville. Dans un chapitre très réussi sur les Jeux du Commonwealth, encore eux, Rana Dasgupta explique ainsi la phénoménale explosion des dépenses engagées pour équiper la ville : « Il était évident que la plus grande partie de l’augmentation était due à l’immense racket des bureaucrates et de leurs amis dans le bâtiment et le commerce, qui surfacturaient […] et livraient moins que prévu. La ville robuste, bien équipée, dont la classe moyenne avait rêvée ne se concrétisa jamais : la population se trouva confrontée à une sorte de fac-similé temporaire en carton-pâte qui, au bout du compte, ne ressemblait en rien aux images de synthèse grâce auxquelles le projet pharaonique étalé sur dix ans avait été vendu. »
Pour expliquer cette évolution de Delhi, l’auteur mêle à ses interviews de longs développements historiques et analytiques. Au fil des chapitres sont ainsi traités des thèmes comme l’ouverture économique lancée en 1991, le développement des entreprises de sous-traitance informatique, la Partition du Pakistan, etc. De quoi rendre le livre utile à quiconque s’intéresse, au-delà de Delhi, à l’Inde contemporaine.
La version originale s’intitule sobrement Capital, jouant sur les deux sens du mot qui s’orthographient de manière identique en anglais : Dasgupta développe en effet la thèse selon laquelle l’évolution récente de la capitale de l’Inde serait la conséquence directe de la libéralisation économique lancée en 1991 (après une longue période de quasi socialisme) et de la mondialisation capitaliste. Au risque d’ailleurs de forcer un peu la démonstration. L’auteur oublie de rappeler que c’est cette modernisation économique de 1991 qui a déclenché une énorme création de richesses dont la répartition, très inégale, a tout de même bénéficié aux plus pauvres (quelle que soit la mesure utilisée, l’extrême pauvreté a sensiblement reculé depuis vingt-cinq ans).
Dasgupta insiste aussi beaucoup sur le fait que les foules de paysans qui viennent s’entasser dans les bidonvilles de Delhi ont été chassées de leurs terres par les capitalistes bâtissant leurs usines. En réalité, mondialisation ou pas, la pression démographique fait qu’une bonne partie du monde rural n’a pas d’autre choix que de venir en ville : quand les exploitations agricoles font un hectare en moyenne, chaque saut de génération oblige la plupart des enfants à trouver d’autres sources de revenus.
Même si l’on n’est pas forcé de partager toutes ses analyses, l’ouvrage de Rana Dasgupta, écrit d’une plume alerte et qui se lit d’une traite en dépit de son épaisseur, brosse un portrait remarquable de Delhi, parfois quasi apocalyptique (même si l’auteur ne consacre pas de chapitre à ce qui est apparu tout récemment comme un problème de premier plan, celui de la pollution de l’air – sans doute parce que la gestation du livre remonte à quelques années).
« Cette ville-là, écrit-il dans sa conclusion, avec son espace public déglingué, ses miséreux entassés tout à côté de certains de ses quartiers les plus aérés, les moins densément peuplés de toutes les mégapoles du monde, avec sa classe moyenne qui tente désespérément de s’extraire du contexte lamentable de la ville pour rejoindre un univers plus fiable et autonome où l’électricité et la sécurité sont fournies par le secteur privé, ne subit pas une rétrogradation dans l’histoire du monde. Elle représente l’avenir du monde. »
A lire
Delhi Capitale par Rana Dasgupta, Buchet Chastel, 590 pages, 25 euros
Bombay Maximum City par Suketu Mehta, Buchet Chastel, 780 pages, 25,35 euros
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