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L'ASIE DESSINÉE

BD : La vie chinoise, mode d'emploi


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 20 septembre 2016

En près de 1.200 pages de bande dessinée, l’artiste Li Kunwu brosse dans Une vie chinoise et sa suite Ma génération un portrait hallucinant de soixante années de transformations de la Chine vues au travers de sa vie quotidienne.

Patrick de Jacquelot

Avec la parution en ce début septembre 2016 du deuxième et dernier tome de Ma génération c’est une œuvre exceptionnelle qui est désormais entièrement accessible au public français : l’ensemble des titres qui constituent l’autobiographie du dessinateur chinois Li Kunwu. Aux trois volumes de son œuvre maîtresse Une vie chinoise (regroupés depuis peu dans une imposante Intégrale*) s’ajoutent donc les deux tomes de Ma génération, celle d’une vie chinoise qui viennent compléter l’œuvre initiale. L’occasion de se replonger dans un travail hors du commun : un portrait intime de soixante années de bouleversements de la Chine contemporaine telles que les a vécues un Chinois ordinaire, le tout raconté en près de 1 200 pages de bande dessinée.

Né en 1955, Li Kunwu a vécu toutes les transformations de son pays survenues après la Révolution. Talentueux dessinateur de presse, il aurait pu se contenter de faire des caricatures et des dessins de propagande toute sa vie s’il n’avait rencontré le Français Philippe Otié, alors conseiller commercial à Wuhan et passionné de bande dessinée.

Extrait de "Ma génération – Tome 1" © 2015 Li Kunwu (DARGAUD-LOMBARD s.a.)

Une rencontre qui lui fait découvrir le concept des grands récits en BD et lui permet de comprendre que le récit de son existence banale dans un monde extraordinaire peut intéresser beaucoup de gens, notamment à l’étranger. D’où une collaboration originale où Li Kunwu dessine sa propre vie en bénéficiant de l’appui scénaristique du Français pour structurer le récit et donner les éléments de compréhension à un public occidental (dans Ma génération Li reste seul aux manettes).

C’est peu dire que Li Kunwu est un enfant de la Révolution : cadre du Parti communiste chinois et militant enthousiaste, son père tente de lui faire dire « président Mao » dès l’âge de six mois – en vain mais Li Kunwu se rattrapera plus tard. Entre utopie révolutionnaire et catastrophes économiques, la vingtaine d’années chroniquées dans Le temps du père, premier tome d’Une vie chinoise, concentre les bouleversements les plus violents de la Chine nouvelle. Dès l’école primaire le petit Li est embrigadé dans les campagnes délirantes du « Grand Bond en Avant ». Même les petits enfants sont mis à contribution quand il s’agit de massacrer les moustiques et autres moineaux qui menacent les récoltes, ou de ramasser du bois pour faire fondre tout le métal disponible. Bilan au bout de quelques années : « nous étions parvenus à faire de la Chine une terre stérile, sans arbres, sans insectes, sans rongeurs, sans oiseaux »… Accompagné de terribles famines que le jeune Li constate dans son entourage, le « Grand Bond en Avant » prend fin en 1962. A l’école, c’est le culte du camarade Lei Feng qui mobilise alors les jeunes esprits : tous se doivent d’imiter ce révolutionnaire héroïque totalement dévoué au peuple et cherchant constamment à aider son prochain. Un mélange surréaliste entre esprit scout et totalitarisme.

Les pages les plus impressionnantes du Temps du père sont celles consacrées à la révolution culturelle. A 11 ans, Li participe comme tous les enfants aux concours de connaissances des citations du président Mao, avant de passer à des activités plus brutales : les enfants sèment la terreur dans la ville pour imposer la ligne révolutionnaire aux commerçants, notables et toute personne détentrice d’une parcelle de la culture ancienne. Épisode le plus terrible : le procès public de leurs professeurs, qui s’étaient pourtant toujours montrés dévoués vis-à-vis des enfants et de la révolution, humiliations et violences à l’appui. Au point que, pour l’unique fois de toute la saga, Li Kunwu se révèle incapable d’assumer les actes auxquels il a participé : « ce qui suit s’est effacé de ma mémoire », lance-t-il pour couper net à la description du sort subi par ses professeurs.

Les horreurs de la révolution culturelle, l’enfant y participe à la fois en tant que bourreau et victime. Bourreau quand il se creuse la cervelle avec ses camarades pour trouver quels noms ajouter à la liste de leurs dénonciations, victime quand son propre père disparaît du jour au lendemain, envoyé en camp de rééducation. Le temps du père se termine avec la mort de Mao, en 1976, mort qui suscite un désespoir général : pas un instant il ne viendrait à l’esprit de Li et ses camarades, endoctrinés en permanence depuis leur plus jeune âge, d’imputer au Grand timonier vénéré une quelconque responsabilité dans les violences, les famines et le chaos généralisé dont ils souffrent depuis des années.

"Une vie chinoise", tome 1, couverture et page 253 © 2009 Li Kunwu - P. Ôtié (DARGAUD-LOMBARD s.a.)


Avec Le temps du parti, deuxième volet d’Une vie chinoise, c’est une période plus calme qui s’ouvre. La chute de la « Bande des quatre » (immédiatement célébrée par tout le monde, y compris ceux qui n’en avaient jamais entendu parler) sonne la fin de la révolution culturelle. Le père de Li est réhabilité et le jeune homme, pas rancunier, n’a plus qu’un rêve : entrer au Parti. La relative normalisation ne s’accompagne pas forcément d’un adoucissement des mœurs. Li Kunwu n’hésite pas un instant à dénoncer son meilleur ami pour comportement immoral avec une jeune fille et, détail extraordinaire, se met en scène trente ans plus tard, en train de raconter l’épisode et d’affirmer qu’il n’en éprouve aucun remord. Ces années d’ouverture s’accompagnent de révélations : lors d’un cours pour adultes, en 1980, le professeur affirme à ses élèves totalement incrédules que l’homme a marché sur la Lune onze ans plus tôt. C’est à cette époque que meurt le père de Li (son père naturel, beaucoup moins important, évidemment, que le président Mao), qui donne un ultime conseil à son fils : « le parti, rien que le parti ».

Avec Le temps de l’argent, dernière partie d’Une vie chinoise, le dessinateur chronique la transformation de l’économie : explosion des entreprises privées et de l’entreprenariat, découverte de la spéculation immobilière et boursière, et des joies de la consommation. Un bouleversement radical qui fait beaucoup d’heureux, avec les Chinois ordinaires commençant à rêver de télévision Sony, mais pas seulement : pour ceux qui ont travaillé toute leur vie dans des entreprises publiques les prenant en charge complètement, l’adaptation à ce nouveau monde du chacun pour soi est douloureuse.

C’est aussi la période des événements de la place Tian’anmen, en 1989, sur lesquels Li Kunwu livre un rare commentaire direct : contrairement à la perception occidentale, il ne les considère pas comme si importants que cela, la Chine ayant « avant tout besoin d’ordre et de stabilité pour son développement ». Et le livre de se terminer sur l’expression d’une forte nostalgie pour les temps écoulés, nourrie par le désarroi suscité par la frénésie d’enrichissement qui a saisi le pays.

Beaucoup de ces thèmes se retrouvent dans les deux volumes de Ma génération** où l’auteur retrace les histoires de proches ou d’anciens camarades, en parallèle de la sienne. Pas aussi indispensable qu’Une vie chinoise, ces deux tomes recèlent malgré tout d’excellents moments comme un dialogue d’anthologie de Li avec une jeune Chinoise moderne qui lui reproche d’être « nombriliste », de traiter de thèmes « has been » et lui explique que s’il dessinait la mode ou des séries romantiques ou comiques, chacune de ses œuvres « vaudrait une Ferrari ».

"Ma génération", tome 1, couverture et page 94 © 2015 Li Kunwu (DARGAUD-LOMBARD s.a.)

L’ensemble de ces cinq volumes constitue un tour de force : la restitution des « grands » événements de la Chine contemporaine tels qu’ils ont été vécus par un Chinois parmi des centaines de millions d’autres. Le succès de la série tient largement à un choix délibéré : celui d’afficher une neutralité revendiquée, de s’abstenir la plupart du temps de commentaire (et a fortiori de condamnation), pour se borner à décrire et raconter. Cette approche factuelle fait plonger de façon plus convaincante que n’importe quelle analyse savante au cœur des phénomènes comme l’intensité, et l’efficacité, du conditionnement des esprits dans une société collectiviste, l’anéantissement de tout espace de liberté pour une pensée individuelle, la puissance terrifiante des mouvements de masse, etc. La sincérité des descriptions de Li Kunwu laisse intacte une question : comment peut-on concilier une telle lucidité sur les événements écoulés avec une fidélité inébranlable au système qui les a engendrés (le dessinateur est toujours membre du Parti…) ?

Tous ces récits et démonstrations pèseraient bien peu, évidemment, s’ils n’étaient servis par l’extraordinaire talent de l’artiste. Mêlant plume et pinceau, Li met au service de son autobiographie toute l’expérience acquise durant sa carrière de dessinateur pour l’armée d’abord, pour la presse ensuite. Son style s’inspire directement du dessin de propagande chinois – sans surprise puisqu’il a passé sa vie à en réaliser (attention, lui a enseigné son maître, « à chaque période de la vie du président Mao correspond un style de dessin spécifique ! »). Ses portraits de caricaturiste se révèlent extrêmement expressifs et sa virtuosité éclate dans ses paysages. Quelques coups de pinceau suffisent à faire surgir une ligne de montagne tandis que le dessin se fait minutieux à l’extrême pour recréer les scènes de rue, les petits métiers, la vie des gens du peuple. Li Kunwu consacre de nombreuses pages aux paysages urbains et à leur évolution au fil du temps : des petites maisons en bois de son enfance aux immeubles anonymes d’aujourd’hui, le lecteur d’Une vie chinoise assiste en accéléré à la transformation, le temps d’une vie humaine, d’un pays en proie à la famine et aux délires totalitaires en une superpuissance économique.

*Une vie chinoise – Version intégrale, scénario Philippe Otié et Li Kunwu, dessin Li Kunwu. 744 pages. Editions Kana. 39 euros.

**Ma génération – Tome 1, scénario et dessin Li Kunwu. 256 pages. Editions Kana. 15 euros. Ma génération – Tome 2, scénario et dessin Li Kunwu. 176 pages. Editions Kana. 15 euros.


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