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L'ASIE EN LIVRES

Inde : Ramayana, l'éternel recommencement


Thèmes: Culture

Asialyst, 25 novembre 2016

Un étonnant livre de photographies vise à montrer la présence persistante du Ramayana dans la vie des Indiens d’aujourd’hui. L’occasion de se replonger dans cette épopée fondatrice de la civilisation hindoue à laquelle une exposition sera consacrée à Paris en janvier prochain.

Patrick de Jacquelot

C’est la dernière photo du livre : deux jeunes adolescents dans la campagne poussiéreuse de l’Uttar Pradesh tenant de longs bâtons comme les guerriers d’autrefois leurs lances. Leurs expressions frappent par l’intensité de leur concentration. Normal : ils incarnent pour l’occasion Rama, le grand guerrier de la mythologie hindoue, et son frère Lakshmana qui, exilés du palais familial, s’apprêtent à entrer pour longtemps dans la forêt aux mille dangers. Une démonstration sur le vif de la façon dont le Ramayana, l’histoire de Rama, demeure présent dans l’imaginaire des Indiens d’aujourd’hui.

« Young Warriors », Sitamarhi, 2015 (Tirage noir et blanc repeint à l’aquarelle par Jaykumar Shankar). Early Times (Crédits : Chose Commune/Vasantha Yogananthan)

Il est difficile de se représenter à quel point le Ramayana, tout comme l’autre grande épopée indienne, le Mahabharata, occupe une place importante dans l’Inde contemporaine. Ce texte multiséculaire tient à la fois de l’Odyssée et de la Bible : une saga d’aventure mêlée à un enseignement religieux et philosophique. Fondamental dans la culture hindoue, cet immense récit de quarante-huit mille vers fait toujours partie de la culture quotidienne. Bien sûr, peu de fidèles ont lu l’intégralité du texte, mais tous en connaissent le fil de l’histoire, les grands personnages et les principaux épisodes : comment le prince Rama, avatar du dieu Vishnou, est envoyé par son père en exil dans la forêt en compagnie de son frère et de son épouse Sita ; comment le roi des démons Ravana enlève celle-ci ; comment Rama, à la tête de l’armée des singes avec son fidèle dieu-singe Hanuman, attaque Lanka (l’actuel Sri Lanka), royaume de Ravana, pour sauver Sita…

Bien loin de faire partie d’une culture figée, la geste de Rama imprègne la culture contemporaine. Comme le souligne Vikram Balagopal, scénariste et dessinateur de la BD Simian qui raconte le Ramayana du point de vue du singe Hanuman, l’épopée « inspire des films, des émissions de télévision pour adultes et pour enfants, de la musique… » La vertueuse Sita, le courageux Rama se retrouvent aussi bien dans des publicités que dans les récits racontés aux enfants par leur mère à l’heure du coucher. Plus fondamentalement, analysait Amina Taha-Hussein Okada, conservateur en chef au musée Guimet, lors de la publication en France du Ramayana par les Editions Diane de Selliers en 2011, le texte demeure une source d’inspiration dans la vie quotidienne, offrant des modèles de comportement aux tenants de la religion hindoue.

« The playground », Ayodhya, 2015. Early Times
(Crédits : Chose Commune/Vasantha Yogananthan)

Dans un registre nettement plus sombre, le culte de Rama nourrit également les campagnes des hindouistes fondamentalistes. Considérant que la mosquée de la ville d’Ayodhya, dans l’Uttar Pradesh, avait été construite sur l’emplacement exact du lieu de naissance du dieu Rama, ces groupes extrémistes la détruisirent en 1992, déclenchant de violents affrontements entre les communautés musulmanes et hindoues. Le site est depuis fermé, sous haute surveillance, et le projet des hindouistes fondamentalistes d’y bâtir un temple consacré à Rama figure toujours au programme du BJP, le parti au pouvoir à New Delhi.

Montrer cette persistance du mythe, tel est l’objectif du photographe français d’origine indienne Vasantha Yogananthan. « Après avoir relu différentes versions du Ramayana, je me suis rendu compte qu’il est toujours prégnant dans la société indienne contemporaine, explique-t-il. D’où l’idée de prendre le texte comme fil rouge pour parler de l’Inde d’aujourd’hui. » Au cours de plusieurs voyages sur les lieux de l’épopée, Vasantha Yogananthan s’est d’abord consacré à photographier les paysages et la vie quotidienne avant de réaliser qu’il « manquait quelque chose pour rendre l’histoire intelligible ». D’où l’idée de « demander aux habitants de rejouer le Ramayana pour l’appareil photographique ». Non pas via des reconstitutions théâtrales en costume, mais simplement en demandant aux gens de prendre la pose en s’imaginant être les héros de l’épopée.

« Guptar Ghat », Ayodhya, 2013. Early Times (Crédits : Chose Commune/Vasantha Yogananthan)

Ces derniers se sont d’autant plus prêtés au jeu que « pour eux, le Ramayana n’est ni une histoire vraie ni une fiction : la ligne de partage entre les deux est assez floue, ce qui est typique de l’Inde », analyse Vasantha Yogananthan qui s’est employé, en conséquence, à brouiller lui aussi les frontières entre les types d’images qu’il utilise.

Son livre Early Times, premier tome de ce qui sera une série de sept volumes reproduisant les sept grandes parties de l’épopée sous le titre général de A myth of two souls, juxtapose ainsi « des images complètement mises en scène et des images complètement prises sur le vif ». L’auteur voyage avec en main un storyboard décrivant les scènes dont il a besoin et cherche à les photographier « quitte à arranger le réel ». Ce qui ne l’empêche pas d’intégrer également des clichés tout à fait naturels.

Mythe, réalité, passé, présent, le photographe veut avant tout brouiller les lignes, faire que le lecteur « ne se rende pas compte d’où il est ». Ce qui l’amène à multiplier les techniques. Vasantha Yogananthan ne travaille qu’en photo argentique et ne procède à aucun « trucage » sur ordinateur mais ça ne l’empêche pas de faire un « gros travail sur l’image ». Certaines images sont surexposées jusqu’à produire des teintes pastel qui donnent l’impression de clichés « hors du temps ». D’étonnantes photos dans les brumes des petits matins d’hiver semblent avoir été faites à l’époque de Rama… Dans d’autres cas, Yogananthan a demandé à un artiste indien de colorer à l’aquarelle des photos noir et blanc, comme cela était couramment pratiqué dans les studios indiens il y a un siècle. Il utilise aussi des photos trouvées, ou encore des tirages ornés de dessins additionnels. De quoi « jouer avec le pouvoir d’illusion de la photographie », commente-t-il.

"Hanuman dévaste le bois d'Asoka" (détail). École Pahari, Mandi, vers 1830-1840. Gouache et or sur papier. National Museum of Pakistan, Karachi. (Copyright : La grande collection / Diane de Selliers, éditeur, 2011)

Le lecteur pressé qui se contenterait de feuilleter rapidement le volume court un gros risque : reconnaître la saisissante beauté des photos mais n’y voir qu’une succession d’images décousues, sans lien entre elles. Pour pleinement apprécier Early Times, il est impératif de lire intégralement le texte d’accompagnement et les légendes des photos. Le récit, qui résume à grands traits sur un ton très personnel l’intrigue de la première partie du Ramayana, a été écrit spécialement par l’Indienne Anjali Raghbeer à partir des photos de Yogananthan : ce qui instaure « beaucoup d’allers et retours entre le texte et les images », note à juste titre le photographe. De fait, c’est bien cette combinaison entre le récit et les photographies qui donne tout son sens à l’ouvrage.

Cette parution marque le coup d’envoi d’un processus éditorial lourd. Six autres volumes sont prévus, pour couvrir en tout les sept parties de l’épopée. Early Times bénéficie d’une réalisation extrêmement raffinée, de la qualité du papier à celle du tissu de la reliure mais tout changera à chaque tome : le graphisme, le papier, la typo seront à chaque fois différents afin de « faire écho au sujet » principal de chaque volume. A raison de deux parutions par an, l’opération devrait s’achever à la mi-2019.

"Rama et Lakmaa sur le mont Prasravaa à la saison des pluies" (détail). Illustration du Ramcaritmanas de Tulsi Das. École du Rajasthan, Jodhpur, vers 1775. Gouache et or sur papier. Mehrangarh Museum Trust, Jodhpur. (Copyright : La grande collection / Diane de Selliers, éditeur, 2011)

Pour le lecteur amateur de beaux livres et intéressé par le Ramayana, l’étape suivante s’impose : se plonger dans la lecture de l’épopée elle même, et de préférence dans une édition exceptionnelle, celle réalisée en 2011 par l’éditrice Diane de Selliers. Celle-ci, spécialisée dans les livres d’art de très grande qualité, au point de n’en publier qu’un par an, a consacré dix ans à recenser dans les collections publiques et privées du monde entier les miniatures illustrant le Ramayana. Sur les quelque 5 000 identifiées, 660 ont été retenues pour illustrer, page par page, scène par scène, le récit. Des images qui sont autant de chefs-d’œuvre de la miniature, de l’époque moghole en particulier, et qui facilitent grandement l’entrée dans le texte. Là encore, l’ensemble compte sept volumes pour plus de 1 600 pages avec un appareil critique imposant, dont les commentaires de chaque miniature rédigés par Amina Taha-Hussein Okada.

 

 

Les masques du Ramayana exposés à Paris

L'un des masques Rajbanchi exposés en janvier 2017 à Paris (Crédits : DR)

Le Ramayana n’inspire pas seulement les miniaturistes des souverains moghols et les artistes photographiques contemporains : il existe en Inde tout un art populaire appuyé sur cette épopée ancrée dans l’imaginaire collectif. Un très bel exemple sera visible à Paris en janvier avec une exposition exceptionnelle de masques Rajbanchi. Ce peuple de l’est du pays a une tradition de représentation « théâtrale » du Ramayana, joué plusieurs jours durant sur les places de villages. Les acteurs portent des masques pour représenter les innombrables personnages de la saga. De facture assez frustre, ces masques sont étonnamment créatifs et colorés. Quatre-vingt-dix seront exposés à Paris avant que l’exposition ne se déplace au Museo d’Arte Orientale de Venise, dans le palais Pesaro, à partir d’avril, puis en fin d’année au musée de la Fondation de Watteville à Crans-Montana en Suisse.

Exposition du 13 au 30 janvier 2017, Mairie du VIème arrondissement de Paris, 78 rue Bonaparte. Conférence d’Amina Okada le 18 janvier à 15 h.

 



A lire
Early Times par Vasantha Yogananthan, Editions Chose Commune, 104 pages, 55 euros. Voir le site de Vasantha Yogananthan et celui consacré au projet.
Ramayana illustré par les miniatures indiennes du XVIème au XIXème siècle. Sept volumes et un livret sous coffret illustré, 1 624 pages, 950 euros. Voir le site.


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