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L'ASIE DESSINÉE
Japon, Histoire et histoires en BD
Thèmes: L'Asie en BD |
Asialyst, 26 juin 2017
Destins brisés à Hiroshima, invasion japonaise de Singapour, plongée dans l’univers des geishas : trois visions du Japon en bandes dessinées.
Patrick de Jacquelot
C’est à l’histoire du Japon que se consacrent les BD traitées dans cette chronique de L’Asie dessinée. Avec pour commencer la période la plus douloureuse de l’histoire contemporaine du pays : la fin de la Deuxième guerre mondiale.
« Hibakusha » : c’est le nom que l’on donne aux survivants des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Mais celui dont il est question dans ce récit a survécu d’une façon bien particulière… Frappée par les silhouettes « imprimées » sur les murs de la ville par l’explosion, un peu comme sur une plaque photographique, Thilde Barboni, qui a écrit d’abord une nouvelle Hiroshima, fin de transmission, puis son adaptation en BD sous le titre Hibakusha*, a eu la belle idée d’imaginer qu’une de ces ombres avait conservé une sorte de conscience rêveuse à travers les décennies. C’est l’histoire de cette « ombre » que nous découvrons au fil des pages de l’album.
Tout commence à Berlin en 1944. La guerre tire à sa fin mais les autorités nazies veulent encore y croire. Ludwig est un jeune père de famille qui a échappé à la conscription en raison d’un léger handicap. Ayant passé son enfance au Japon où son père était consul d’Allemagne, il parle couramment japonais et travaille pour le gouvernement en tant que traducteur. L’état-major décide de l’envoyer au Japon où il sera chargé de la traduction de documents hautement confidentiels. Une mission qui convient bien à cet homme malheureux en famille et désorienté.
Extrait de "Hibakusha" |
Arrivé au Japon au terme d’un voyage en sous-marin, Ludwig est affecté à une usine de produits chimiques d’Hiroshima. Les documents dont il assure la traduction portent sur des expériences auxquelles il ne comprend rien mais qui le mettent de plus en plus mal à l’aise. C’est la rencontre avec une jeune Japonaise, avec laquelle il noue une relation passionnée, qui le tire de son mal de vivre.
Tout bascule le 8 mai 1944 avec la capitulation de l’Allemagne. Du jour au lendemain, les Allemands présents au Japon, qui étaient considérés jusque là comme des alliés et amis, deviennent des traîtres : leur pays a capitulé, chose impensable selon le code japonais de l’honneur. Si Ludwig échappe au peloton d’exécution, contrairement à nombre de ses compatriotes, c’est parce que ses talents de traducteur sont toujours utiles. Désormais traité en prisonnier, il résiste à sa manière : il a enfin compris la véritable nature des documents qu’on lui fait traduire (de l’allemand vers le japonais et vice-versa). Il s’agit des comptes-rendus d’expériences chimiques portant sur les meilleures méthodes d’extermination des prisonniers. Dès lors, il entreprend de falsifier ses traductions, les rendant inutilisables. Et il convainc son amie japonaise de fuir Hiroshima, redoutant que leur relation ne la compromette aux yeux des autorités. Ce faisant, il lui sauve la vie sans le savoir : elle n’est plus dans la ville le 6 août, quand est lâchée la bombe.
Dans le cataclysme atomique, Ludwig devient donc une silhouette imprimée sur la pierre. Une silhouette hors du commun de par sa taille inhabituelle, très supérieure à celle des Japonais de l’époque. Des dizaines d’années plus tard, des chercheurs se penchent sur l’énigme de cet Occidental victime de la bombe d’Hiroshima, ce qui permet à son amie de jadis de le « reconnaître ».
Toute en finesse, cette histoire parle de vie, de mort, d’amour. Elle évoque des personnages emportés dans la tourmente d’événements qui les dépassent mais qui réussissent malgré tout à agir à leur échelle. Le sens du devoir, l’amour, est-il suggéré, peuvent résister aux pires horreurs, des expériences sur les prisonniers menées par les nazis et les Japonais jusqu’à l’utilisation de l’arme atomique, et même au temps qui passe. Cette très belle BD « fonctionne » grâce au dessin sensible et subtil d’Olivier Cinna, avec ses belles harmonies de teintes douces, jaune, rose et rouge sombre.
"Hibakusha", couverture et page 24 |
C’est également du Japon pendant la Deuxième guerre mondiale que parle La bicyclette**. Autre point commun avec Hibakusha : la mise en scène d’un « bon » Japonais, comme le premier album tournait autour d’un « bon » Allemand. Ce petit roman graphique est originaire de Singapour, pays dont la production de BD ne parvient que rarement jusqu’à nous (à l’exception notable de l’extraordinaire Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée). Il raconte l’amitié improbable entre un soldat des forces japonaises qui envahissent Singapour en 1941 et un enfant des rues de la ville, alors colonie britannique. Ce qui les rapproche : une passion pour la bicyclette… Les troupes japonaises sont arrivées à Singapour montées sur des bicyclettes et le soldat Toshiro a d’autant plus fière allure qu’il s’entraînait avant la guerre pour être champion olympique. L’orphelin Ah Cheng, pour sa part, rêve depuis toujours de faire de la bicyclette sans y être jamais arrivé. Il supplie le soldat japonais de lui apprendre, ce que ce dernier finit par faire.
Quand Ah Cheng est raflé avec des résistants singapouriens, Toshiro reçoit l’ordre de l’exécuter. Il préfère alors tuer des soldats de son camp et se faire tuer lui-même pour permettre à l’enfant de s’enfuir.
La bicyclette est une demi réussite. L’histoire est intéressante et met en avant des aspects historiques peu connus sur l’invasion de Singapour. Le thème du « juste » au sein de l’armée japonaise d’occupation tristement célèbre pour ses atrocités est également original. Malheureusement, la personnalité des protagonistes est survolée. On comprend mal, en particulier, les motifs de la rébellion de Toshiro, dont il est juste suggéré qu’elle a quelque chose à voir avec la mort accidentelle de sa fiancée. Quant au dessin noir et blanc, il se révèle assez peu esthétique.
"La bicyclette", couverture et page 25 |
Histoire du Japon toujours avec Geisha***, mais dans une période plus ancienne, au début du XXème siècle. Loin des grands événements évoqués dans les deux albums précédents, nous plongeons ici dans le récit intime : l’histoire d’une toute jeune fille appelée à devenir geisha. A l’âge de sept ans, Setsuko quitte son village avec toute sa famille : son père, un samouraï déchu qui vit dans la misère, les emmène en ville à la recherche d’une vie meilleure. Le long trajet à travers la campagne et les montagnes, pour cette enfant qui n’était jamais sortie de son village, donne d’ailleurs de très belles pages. Dans la grande ville, rien ne se passe come prévu. Un accident rend le père invalide et moins capable que jamais de faire vivre sa famille. Si bien qu’un matin, il emmène la petite Setsuko, alors âgée de dix ans, chez la tenancière d’une maison de geishas, à laquelle il la vend purement et simplement.
Pour la petite fille, qui adorait son père, le choc est terrible. La voici plongée dans un monde totalement inconnu qui mêle éléments de luxe et de raffinement – pour tout ce qui touche au service des clients des geishas – et extrême dureté en ce qui concerne le petit personnel. Car ce qui attend Setsuko et ses camarades de son âge, c’est un apprentissage long et difficile. Dans un premier temps, les petites font office de servantes des geishas, tout en effectuant leur apprentissage. Elles vont à l’école pour y apprendre à lire et à écrire, et sont formées à la musique et à la danse. Le reste du temps, elles sont taillables et corvéables à merci pour le service des courtisanes. Et si leur formation ne donne pas satisfaction, elles seront condamnées à une forme d’esclavage jusqu’à la fin de leurs jours : elles resteront domestiques ou simple prostituées, incapables de jamais rembourser à leur patronne/propriétaire les sommes versées à leurs parents augmentées des coûts de leur formation et de leur entretien.
Pour Setsuko, devenir une geisha accomplie n’a rien d’évident. La fillette n’est pas très jolie et se révèle incapable de danser. Son salut pourrait bien passer par la musique : sa découverte du shamisen, un instrument à cordes, est une révélation. On devine, en arrivant à la fin de cette première partie d’un récit annoncé en deux volumes, que sa virtuosité à venir pourrait être la clé de son accession au rang envié de geisha.
Solidement documenté, cet album fait découvrir un monde mystérieux et largement fantasmé, celui de ces courtisanes de haut vol qui, bien loin des simples prostituées, séduisent par leur culture, leur raffinement, leurs talents musicaux ou leur art de la danse. Le sort poignant de Setsuko est évoqué tout en délicatesse, avec un dessin noir et blanc qui excelle aussi bien dans les détails de la vie quotidienne que dans les paysages. Un beau succès, donc, à confirmer avec le deuxième tome.
"Geisha", couverture et page 56 |
*Hibakusha
Scénario Thilde Barboni, dessin Olivier Cinna
64 pages
Aire Libre
16,50 euros
**La bicyclette
Scénario et dessin Cheah Sinann
112 pages
La Boîte à Bulles
15 euros
***Geisha ou le jeu du shamisen, tome 1
Scénario Christian Perrissin, dessin Christian Durieux
88 pages
Futuropolis
19 euros
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