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L'ASIE DESSINÉE
Mégapoles asiatiques, le cauchemar urbain en BD
Thèmes: L'Asie en BD |
Asialyst, 12 juillet 2017
Deux albums témoignent de la vie ordinaire à Bangalore en Inde et à Chengdu en Chine. Des visions sans concession de cette prolifération urbaine incontrôlée qui constitue un des problèmes cruciaux des deux géants asiatiques.
Patrick de Jacquelot
L’avenir de la planète se jouera dans les villes – et singulièrement dans les cités asiatiques. En 2014, 3,9 milliards d’êtres humains vivaient dans des villes : ils seront 2,5 milliards de plus en 2050, selon les prévisions réalisées par les Nations Unies (1). L’Inde arrivera largement en tête dans cette course vers les villes, avec une prévision de 404 millions de citadins supplémentaires à elle seule, la Chine venant en deuxième position avec 292 millions.
Les problèmes posés par cette explosion de la population urbaine sont à proprement parler vertigineux : comment assurer l’approvisionnement en eau et en énergie de ces villes en croissance effrénée ? Comment alimenter les habitants, compte tenu de la réduction concomitante des terres agricoles ? Comment traiter les montagnes de déchets produites dans les villes ? Comment maintenir à des niveaux supportables les dégradations environnementales suscitées par de telles concentrations d’activité humaine ?
Ces questions sont d’autant plus angoissantes que la situation actuelle dans les grandes villes asiatiques est déjà terriblement dégradée. A titre d’anecdote : l’hiver dernier, les détecteurs de particules fines de diamètre inférieur à 10 micromètres installés à New Delhi sont restés bloqués à de multiples reprises sur le chiffre 999… tout simplement parce que les fabricants de ces appareils n’avaient jamais imaginé que la barre des 1000 puisse être atteinte ! Pour mémoire, le seuil d’alerte de ces mêmes particules fines est fixé à Paris à 80. Et la population de Delhi devrait passer, selon l’ONU, de 25 millions en 2014 à 36 millions en 2030.
Extrait de "Bangalore" (Crédit : Warum) |
Dans ces conditions, observer la situation actuelle des grandes villes asiatiques se révèle un exercice aussi nécessaire qu’inquiétant. A côté des études réalisées par les urbanistes et autres sociologues, deux bandes dessinées qui viennent de paraître livrent un regard éclairant sur deux grandes villes indienne et chinoise. Avec une approche basée sur les choses vues par leurs auteurs occidentaux lors de séjours prolongés sur place : autant d’anecdotes des plus informatives.
Point commun à ces deux ouvrages : ils traitent de villes qui ne sont pas encore parmi les plus grandes de leurs pays respectifs, mais qui sont promises à une croissance très rapide.
Bangalore* est consacré à la ville du même nom, qui devrait passer de 10 millions d’habitants aujourd’hui à près de 15 en 2030. La BD …en Chine** traite, elle, de la ville de Chengdu, 7,3 millions d’habitants en 2014, plus de 10 en 2030 selon l’ONU.
Autre ressemblance : dans les deux cas il s’agit de villes sans caractère pittoresque ou touristique, dont l’essor est tiré par la croissance économique. Bangalore est, bien sûr, le centre indien de l’informatique et de la high-tech en général, tandis que Chengdu est la capitale de la province du Sichuan.
Ayant passé trois années à Bangalore, le dessinateur français Simon Lamouret a eu tout le temps d’arpenter les rues de cette ville qu’il décrit dans sa préface comme « un monstre de béton », où règnent « la folie du développement, la corruption, l’absence de planification »… A défaut de monuments ou de palais moghols dans cette agglomération où « les arbres sont peu à peu remplacés par les piliers de béton soutenant les ponts », l’artiste s’est concentré sur le spectacle des rues et des habitants.
"Bangalore", couverture |
Pour rendre compte du kaléidoscope de la rue indienne, Simon Lamouret adopte un procédé intéressant. Il commence par raconter une anecdote particulière en deux pages de BD traditionnelle, qu’il fait suivre d’un grand dessin panoramique occupant une double page, donnant une vue d’ensemble du décor dans lequel se situait la scène précédente. Les saynètes montrent des situations quotidiennes aussi variées que la façon de conduire des rickshaws, la chaine invraisemblable des petits métiers liés au lavage du linge, la variété infinie des véhicules que l’on trouve dans une ville comme Bangalore, qui incluent chars à bœufs et charrettes à bras, le vendeur de thé rançonné par la police ou l’ouvrier qui boit sa paye et ne laisse presque rien à sa femme et ses enfants.
En parallèle, les grandes scènes panoramiques montrent avec une floraison de détails les grands classiques des villes indiennes d’aujourd’hui (et qui ne sont d’ailleurs le plus souvent nullement propres à Bangalore) : les gares surmontées par des enchevêtrements de passerelles, le chaos urbain avec ses juxtapositions de shopping-malls, de cinémas et de bureaux anonymes. Sous le crayon minutieux de l’auteur, les monstrueux embouteillages où se mêlent tous les moyens de locomotion imaginables prennent vie. Le grouillement d’un marché de rue sollicite l’œil de tous côtés, enseignes, stands de marchandises, vêtements de toutes origines, tout comme dans la réalité. Lamouret va jusqu’à reproduire les scènes les moins « touristiques » qui soient comme les façades incroyablement kitsch des maisons de la classe moyenne émergente ou les chantiers avec les étages en construction soutenus par des forêts de bambous.
Les omniprésentes voies en béton du métro aérien surplombent bon nombre de ces vues et donnent un caractère souvent oppressant à ces visions d’un urbanisme pas du tout maîtrisé. Dans la réalité, le visiteur occidental qui arpente une grande ville indienne « moderne » est généralement partagé entre la consternation qu’inspire le décor hideux et la fascination qui résulte de la vitalité ambiante. En feuilletant Bangalore, le lecteur retrouve ces deux aspects : l’art de Simon Lamouret et sa maîtrise du détail transcendent la laideur ambiante et incitent à plonger dans les pages à la recherche des plus petits éléments, un peu comme dans un album de la série Où est Charlie ?. Quelques pages de notes explicatives précises viennent heureusement pallier à ce que certaines anecdotes pourraient avoir de trop allusif.
"Bangalore", pages 8 à 11 |
Dans …en Chine, c’est d’un séjour de plusieurs mois à Chengdu que rend compte le dessinateur allemand Sascha Hommer. Contrairement à Lamouret qui se pose en observateur totalement extérieur, Hommer raconte ses propres expériences d’expatrié débarquant en Chine. Les multiples anecdotes traitent par exemple de la difficile recherche d’un logement. Dans une ville où les bâtiments sortent de terre à toute allure, l’artiste se retrouve à louer un appartement miteux où les rats galopent dans le faux plafond, les cafards grouillent dans la cuisine et la plomberie est déglinguée. Les coupures de courant sont fréquentes et le souvenir du grand tremblement de terre de 2008 est omniprésent. La communication entre Chinois et étrangers n’est guère facile. Une jeune Chinoise qui répond à l’annonce de recherche de logement placée par Hommer ne semble en fait intéressée que par l’éventualité de se faire épouser par un Occidental. Et quand le jeune homme se fait recruter pour enregistrer des annonces publicitaires en allemand, il réalise que les textes qu’on lui fait lire sont totalement incompréhensibles mais qu’il ne peut les modifier puisqu’ils ont été rédigés par « des traducteurs certifiés »…
Le décor évoqué dans …en Chine n’est pas plus riant que dans Bangalore : ambiance noire, à l’image d’un air chargé de pollution, pluies constantes, bâtiments décrépits… Un ami de l’auteur le met en garde contre les trous dans les trottoirs « où des gens se font avaler »(ce qui arrive également dans les villes indiennes !). Le modernisme de la Chine par rapport au développement économique nettement moins avancé de l’Inde apparaît pourtant clairement en comparant les deux albums. Chengdu aligne les buildings de grande hauteur, contrairement à Bangalore, et s’enorgueillit de posséder le plus grand « bâtiment multifonction » du monde : 1,7 million de mètres carrés sous le même toit avec des hôtels, des bureaux, un parc aquatique, une patinoire, une plage artificielle, des cinémas… La communauté expatriée décrite par Sascha Hommer se plaint néanmoins constamment de ses conditions de vie à Chengdu – même si beaucoup de ces étrangers semblent être là depuis longtemps et ne souhaitent apparemment pas s’en aller. Informatif lui aussi, l’album allemand souffre cependant sur le plan visuel de la comparaison avec le français : le style griffonné de Hommer n’est pas aussi séduisant que le dessin minutieux de Lamouret.
"…en Chine", couverture et page 28 |
(1) World Urbanization Prospects, The 2014 Revision
* Bangalore
Scénario et dessin Simon Lamouret
112 pages
Warum
22 euros
**…en Chine
Scénario et dessin Sascha Hommer
176 pages
Atrabile
19 euros
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