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LIVRES D'ASIE
1,2 milliard de Mahesh Rao ou la diversité indienne façon puzzle
Thèmes: Culture |
Asialyst, 10 août 2017
1,2 milliard, petit recueil de nouvelles de Mahesh Rao, aborde de multiples facettes de l’Inde contemporaine, avec une série de personnages tous peu ou prou en butte à la difficulté d’appréhender la réalité qui les entoure.
Patrick de Jacquelot
Comment traiter de l’Inde en littérature, de son immensité, de la diversité stupéfiante de ses peuples, ses langues, ses religions, ses groupes sociaux ? Pour les romanciers qui ne veulent pas se borner à raconter une histoire ponctuelle, la solution consiste souvent à écrire un « livre monde », un très gros roman qui brasse de multiples aspects de la société indienne et de son histoire récente. Une approche très ambitieuse qui a donné des livres aussi réussis que Un garçon convenable de Vikram Seth, Le grand roman indien de Shashi Tharoor ou surtout le pur chef-d’œuvre de Rohinton Mistry : L’équilibre du monde.
Mahesh Rao adopte une tout autre approche : la multiplication de textes courts traitant chacun d’un fragment complètement différent de la réalité indienne. 1,2 milliard, titre qui fait référence au nombre d’habitants du pays, comprend ainsi treize nouvelles qui promènent le lecteur à travers de nombreuses régions de l’Inde et un vaste assortiment de milieux sociaux et de castes.
L'écrivain indien Mahesh Rao (Copyright : Carlo Nicora) |
Les personnages centraux de ces textes sont en général perturbés, affectés par des problèmes qui les empêchent de s’ajuster à la réalité qui les entoure. Cette dernière est évoquée par petites touches qui finissent par donner au lecteur un aperçu de la mosaïque indienne. En toile de fond de la vengeance d’une vieille femme qui règle ses comptes avec son ancienne rivale en dénonçant aux autorités le fils de cette dernière, se dessine le terrible sort des populations des États de l’est du pays, pris en étau entre la guérilla naxalite (maoïste) et le gouvernement. Dans L’État de l’Assam, au Nord-Est, un enfant rêveur, dont le père a été tué par un attentat du mouvement indépendantiste, cherche à comprendre sa mère qui veut absolument faire honorer la mémoire d’une militante politique imaginaire. Au Cachemire, c’est un jeune homme qui n’a jamais connu qu’une atmosphère de terreur marquée par des violences et des disparitions de ses proches qui cherche sa propre façon de lutter pour l’indépendance…
Les tensions géopolitiques ne constituent pas le seul cadre de ces récits. Bien souvent, ce sont les tensions sociales qui fournissent la toile de fond, et elles ne sont pas moins violentes que les précédentes. Ainsi du terrifiant monologue d’une jeune fille de la richissime société de Delhi (du genre à refuser à une amie de l’accompagner faire des courses dans les shopping malls de la capitale parce qu’elle vient d’aller à New York avec son père acheter tout ce qu’il lui fallait), dont l’incapacité à communiquer, la haine qu’elle porte à son entourage et sa déconnexion du réel la poussent au drame. Ou encore l’histoire de cette Indienne moderne, vivant aux États-Unis et issue d’une grande famille du Rajasthan, qui revient dans la propriété familiale car un scandale a éclaté : on y a découvert un charnier. Il ne lui faudra pas longtemps avant de comprendre qu’un groupe d’intouchables a été massacré par sa famille il n’y a pas si longtemps que cela, que tout le monde a feint de l’oublier – et qu’elle va faire de même en retournant au plus vite reprendre sa vie aux États-Unis.
Dans un registre plus intimiste, l’histoire d’un veuf complètement perdu, qui vit avec son fils dans une plantation de thé et voue une passion dangereuse à sa belle-fille, permet à l’auteur d’aborder le sujet des tensions sexuelles au sein de la famille, grand tabou en Inde. Avec en toile de fond la dévotion sans borne portée par son fils gérant de la plantation à la famille des richissimes propriétaires.
Dans une veine plus légère, on peut relever l’histoire d’un acteur de Bollywood sur le retour qui ressasse sa gloire passée et ne se remet pas de ne plus être en vogue. Ou encore l’excellent récit qui ouvre le volume, l’histoire d’un centre de yoga minable destiné aux clients étrangers illuminés, qui donne une réjouissante galerie de portraits : un professeur de yoga qui « aboie des instructions sporadiques tout en étudiant des sites comparateurs de prix sur son téléphone », un animateur doucement mythomane qui « se demande s’il n’est pas la réincarnation d’un important personnage historique », ou encore un gardien qui se méfie des clients occidentaux, ces gens éminemment suspects « qui quittaient leur pays – ces endroits où les bus partent à l’heure, où l’électricité et l’eau ne connaissent pas les coupures et où les policiers appréhendent vraiment les criminels – pour pratiquer une exercice collectif dans une salle ». Quant à la directrice du centre, terrorisée par son manque de confiance en elle, les mensonges qu’elle a dû proférer sur sa vie privée pour se faire embaucher et la claire perception qu’elle a des manquements en tous genres de son institution, elle s’effondre à l’approche d’une inspection officielle : elle préfère démissionner préventivement, sans se douter que le pot-de-vin versé à l’inspectrice par les propriétaires du centre effacera tous les problèmes.
1,2 milliard offre à la fois des personnages attachants et une multitude de petites annotations sur la vie quotidienne, les relations sociales et l’immense foisonnement que constitue la société indienne contemporaine. Les « héros » de Mahesh Rao, il faut bien le dire, n’ont guère leur part de bonheur : la complexité du monde qui les entoure ne le permet pas. Mais ces fragments de vies éclatées apportent, chacun à sa place, leur contribution à l’édifice. Les nouvelles sont traitées avec une grande finesse et gagnent à être relues, tant l’écriture de Rao est souvent allusive. Au total, le recueil apporte quelques pièces à l’immense puzzle qu’est l’Inde – de quoi donner envie, peut-être, de se replonger dans l’un des « romans monde » mentionnés au début.
A lire
1,2 milliard par Mahesh Rao, Éditions Zoé, 270 pages, 21 euros
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