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L'ASIE DESSINÉE
BD : Coréennes ou Japonaises expatriées en France, "ni d’ici ni de là-bas"
Thèmes: L'Asie en BD |
Asialyst, 17 novembre 2017
Traumatisme du déracinement, richesse de la découverte, sans oublier les petits tracas du quotidien : trois albums explorent avec sensibilité ou humour le choc culturel ressenti par des jeunes Coréennes ou Japonaises venues en France.
Patrick de Jacquelot
L’expatriation, la plongée dans une culture profondément étrangère avec la perte de repères qui en résulte, c’est une expérience que bon nombre de lecteurs d’Asialyst (sans parler des contributeurs du site !) ont connue en Asie. Trois bandes dessinées qui viennent de paraître se penchent sur le phénomène mais en sens inverse, en explorant l’effet sur deux jeunes Coréennes et une Japonaise d’une immersion en France.
Deux de ces albums forment un duo inhabituel. Le premier, Je ne suis pas d’ici*, est l’œuvre d’une dessinatrice sud-coréenne, Yunbo, tandis que le deuxième, Je suis encore là-bas, a été réalisé par un Français, Samir Dahmani. Précision importante : Yunbo et Samir forment un couple qui s’est rencontré lors de leurs études à l’Ecole européenne supérieure de l’image, l’école de BD d’Angoulême. Ce sont leurs expériences personnelles qui sont à l’origine de ces deux livres, tout à fait distincts, mais qui se répondent et se complètent subtilement.
Extrait de "Je ne suis pas d’ici" |
Je ne suis pas d’ici s’inscrit dans une veine directement autobiographique. Yunbo y raconte l’arrivée en France d’une jeune Coréenne qui n’est autre qu’elle-même, même si elle lui donne un nom d’emprunt, Eun-mee. Cette jeune fille qui étouffe en Corée a décidé de changer d’air et d’aller étudier en France. Ce rêve d’une nouvelle vie se heurte rapidement à de dures réalités, et en particulier l’obstacle redoutable de la langue. Incapable de se faire comprendre, Eun-mee perd « l’usage de la pensée et de la parole en même temps ». « Ici, qui suis-je ? », se demande la jeune fille, totalement déroutée par ce qui l’entoure et par une société qu’elle ne comprend pas. Un sentiment de différence que l’artiste choisit de représenter de façon frappante : Eun-mee découvre un beau matin dans un miroir qu’elle a désormais une tête de chien. Une « singularité » que personne, heureusement, ne remarque autour d’elle mais qui la hante. Pendant son enfance, un bonze lui avait expliqué que les chiens observent les hommes et les prennent comme modèles dans la perspective d’une réincarnation future en humain…
A défaut de se réincarner tout de suite en Française, Eun-mee, qui était venue en France en rêvant de découvrir une nouvelle culture, se raccroche aux quelques autres étudiants coréens qui apprennent comme elle le français dans son école de langues. Pas de quoi satisfaire la volonté d’intégration de la jeune fille qui, au prix d’efforts incessants et démesurés, s’emploie « non seulement à apprendre leur langue », mais « tâche aussi d’adopter leur attitude, leur manière de penser et même leur mode de vie ». Autant d’ambitions que toute personne ayant vécu dans des pays à la culture fondamentalement différente de la sienne sait présenter des difficultés quasi insurmontables.
Le désarroi d’Eun-mee ne cesse d’être alimenté par les péripéties de sa vie quotidienne : le casse-tête que représente l’ouverture d’un compte en banque, les angoisses sur les choix à faire en matière d’écoles, le caractère incompréhensible de la lettre officielle lui annonçant qu’elle est acceptée dans l’école d’art qu’elle convoitait… Des éléments fondamentaux de comportement heurtent profondément ses habitudes coréennes, comme la liberté avec laquelle les étudiants expriment leurs opinions et contredisent leurs professeurs. Heureusement, la rencontre avec un jeune Français, Gabriel, gentil, compréhensif, change beaucoup de choses et Eun-mee progresse dans son intégration. Au point d’ailleurs de commencer à avoir des problèmes avec les façons de faire coréennes : qu’une compatriote âgée de trois ans de plus qu’elle exige qu’elle se lève pour la saluer, en tant que marque de respect due à son aînée, passe mal. Et ce sentiment de décalage se confirme à l’occasion d’un retour en Corée pour des vacances : les contraintes familiales, les accrochages avec sa mère, les amies qui n’ont plus le temps de la voir… Tout cela fait dire à Eun-mee qu’elle n’est « ni d’ici ni de là-bas ». A peine de retour à Séoul pour ces vacances dont elle rêvait et voilà qu’elle ne pense plus qu’à retourner en France. Un sentiment qui rappellera, là encore, bien des choses à beaucoup d’expatriés. Plus complètement coréenne mais pas vraiment française pour autant, la jeune fille n’est « pas prête pour rentrer [en Corée], pas capable de rester [en France] », explique-t-elle à Gabriel une fois revenue dans leur école. Mais ce n’est que lors de son retour censé être définitif en Corée qu’elle perd enfin sa tête de chien. L’album se termine sur l’arrivée de Gabriel, venu la rejoindre à Séoul.
"Je ne suis pas d’ici", couverture et page 41 |
Le livre de Samir Dahmani prend en quelque sorte la suite de ce premier volume. Avec Je suis encore là-bas**, il s’agit d’une fiction : l’auteur imagine la vie d’une jeune Coréenne qui a fait des études en France (comme Yunbo/Eun-mee), est revenue à Séoul et a bien du mal à se réadapter. On suppose, évidemment, que l’expérience de Sujin, la jeune femme en question, a quelques points communs avec celle de la compagne de l’auteur… Sujin, donc, travaille comme interprète dans une agence. La voilà chargée d’accompagner Daniel, un homme d’affaires français venu à Séoul pour un séjour prolongé de prospection commerciale. Au cours des longues journées passées ensemble, Sujin se confie peu à peu. Depuis son retour de France, elle vit dans la nostalgie de ce pays où elle a pourtant eu bien du mal à s’adapter. Nombre de choses lui pèsent dans la société coréenne avec ses multiples contraintes en matière de travail, de famille, d’âge, de hiérarchie… Elle goûte peu la compétition incessante, l’obligation de prouver en permanence sa bonne intégration dans son entreprise. Les pesanteurs familiales sont encore pires : le mariage d’une cousine plus jeune qu’elle met en évidence le fait hautement répréhensible qu’elle-même est toujours célibataire. Sa mère harcèle quelque peu la jeune fille, la réprimande si elle se permet de la contredire.
Au fil des semaines, une relation se noue entre les deux personnages. Sujin découvre qu’elle peut confier à cet étranger des sentiments qu’il serait impossible d’exprimer auprès de ses proches coréens. Son séjour en France, explique-t-elle, lui a fait perdre sa place dans la société de son pays, à ses propres yeux et à ceux de son entourage. « Dès que je sors, raconte-t-elle, je sens la pression des regards. » Sujin, qui s’interroge en permanence sur son identité, s’identifie paradoxalement à un personnage de théâtre traditionnel, un masque de conteur que les autres personnages ne voient pas, qui est donc devenu invisible.
Avec leurs auteurs différents et leurs histoires en miroir, ces deux volumes adoptent une approche similaire toute en finesse pour mener leur récit. Les états d’âme des deux jeunes femmes, toutes deux attachantes, ne sont nullement larmoyants ou complaisants : ils expriment de façon sensible le mal-être que ressent quelqu’un coupé brutalement de ses racines, isolé dans un pays à la culture radicalement différente, le prix qu’il y a à payer si l’on veut s’intégrer et aussi celui, non moins élevé, qu’il faudra payer une fois rentré au pays. Vivre à l’étranger change profondément et crée un décalage qui n’est pas toujours facile à vivre : d’où la tendance des expatriés à vivre entre eux à l’étranger – et à se retrouver après leur retour dans la mère patrie.
Au niveau graphique, les deux livres sont également très réussis, tous deux en noir et blanc rehaussé de touches de couleur occasionnelles. On appréciera tout particulièrement la richesse des détails et la multitude des décors coréens de Je suis encore là-bas, plus exotiques à nos yeux, évidemment que les rues d’Angers de Je ne suis pas d’ici. Le couple Yunbo et Samir se confie dans une interview publiée sur le site de la Cité de la bande dessinée d’Angoulême (à lire ici).
"Je suis encore là-bas", couverture et page 27 |
Beaucoup moins d’introspection et de finesse psychologique dans Un pigeon à Paris***, ce qui ne retire rien aux qualités de l’ouvrage. Il s’agit cette fois de l’œuvre d’une Japonaise, auteure de mangas, qui, sans emploi et sans attache à Tokyo, décide un peu au hasard de passer un an en France pour vivre une nouvelle expérience. Dans ce récit purement autobiographique, Rina Fujita, qui se représente sous les traits d’un pigeon car il y a en a plein à Paris (!), livre des évocations détaillées d’épisodes précis de l’aventure : le « rendez-vous terrifiant » au consulat de France au Japon pour obtenir son visa, la grève des bus qui l’attend à l’arrivée à Roissy, les problèmes alimentaires ou administratifs. La France en prend souvent pour son grade : Paris, explique-t-elle, grouille de pickpockets, la Poste ne livre pas les paquets et l’expression préférées des Français face au moindre problème est : « C’est pas ma faute ! » Mais la charge n’est jamais méchante et l’auteure pratique volontiers l’autodérision : elle est incapable de s’orienter, se retrouve dans un salon de matériel agricole quand elle veut aller au Salon du livre, découvre avec horreur qu’un steak tartare n’est pas un steak grillé avec de la sauce tartare… A la fin de ce premier tome, elle juge utile de préciser qu’elle « adore la France » et appelle ses compatriotes à venir la visiter.
Plein d’humour, le regard de ce « pigeon » prend parfois des allures de manuel pratique de survie à destination des Japonais perdus en France. Son style graphique typique des mangas s’accompagne de couleurs acidulées qui peuvent surprendre, mais se révèlent bien adaptées au propos.
"Un pigeon à Paris", couverture et page 39 |
* Je ne suis pas d’ici
Scénario et dessin Yunbo
152 pages
Warum
16 euros
** Je suis encore là-bas
Scénario et dessin Samir Dahmani
152 pages
Steinkis
16 euros
*** Un pigeon à Paris, tome 1
Scénario et dessin Rina Fujita
144 pages
Glénat
10,75 euros.
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