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ENTRETIEN
Christophe Jaffrelot : comment le populiste Modi transforme l'Inde en démocratie ethnique
Asialyst, 29 mars 2019
« Une victoire facile », c’est ce qu’a prédit Narendra Modi pour les élections générales en Inde qui débutent le 11 avril. La bataille électorale n’est pourtant pas gagnée d’avance, tant le bilan du Premier ministre et leader du BJP, le parti nationaliste hindou, depuis son arrivée au pouvoir en 2014, est discuté, notamment en ce qui concerne les relations entre communautés. C’est l’un des thèmes du nouvel ouvrage de Christophe Jaffrelot, L’Inde de Modi, national-populisme et démocratie ethnique. Un livre dans lequel le spécialiste de l’Inde analyse le parcours de Narendra Modi, en qui il voit un populiste s’appuyant sur une idéologie forte, celle de la suprématie hindoue.
Patrick de Jacquelot
Christophe Jaffrelot est directeur de recherche au CERI-Sciences Po/CNRS et enseignant à l’Institut d’Études Politiques de Paris, où il enseigne la politique de l’Asie du Sud. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et essais – pour la plupart traduits dans plusieurs pays. Il a notamment publié La Démocratie en Inde (Fayard, 1998), Le Pakistan (Fayard, 2000), Inde : la démocratie par la caste (2005) et L’Inde contemporaine (Fayard, 2006).
Votre livre brosse un portrait détaillé de Narendra Modi. Faut-il considérer qu’il s’agit d’un populiste typique, comme on peut le dire de Poutine ou de Trump ?
Christophe Jaffrelot : Il partage de nombreux traits avec eux. Le premier d’entre eux, qui définit le populisme, c’est de se présenter comme un outsider, quelqu’un qui n’est pas de l’establishment mais représente au contraire le peuple authentique contre cet establishment. Sa campagne contre la famille Nehru-Gandhi reflète cela, tout comme l’idée qu’il vient de la plèbe, qu’il était vendeur de thé. Il est aussi très populiste dans sa manière de jouer des émotions, avec deux émotions majeures : la peur et la colère. La peur qu’on cherche à instiller vis-à-vis du Pakistan, des musulmans qui sont présentés comme une cinquième colonne, voire de la Chine. Et la colère, parce que Modi appelle à se révolter contre ces menaces et contre ceux qui ont permis que ces menaces se développent. C’est-à-dire à nouveau l’establishment. Et puis il y a une troisième caractéristique très populiste chez Modi : sa capacité à entrer directement en relation avec le peuple. Il a été pionnier dans l’usage des médias sociaux. Il a multiplié les meetings en court-circuitant son parti. Les candidats aux législatives n’existent d’ailleurs pas en tant que tels : ils sont là en tant que représentants de Modi.
Là où on peut douter qu’il soit un populiste pur, c’est qu’il a une idéologie très forte. En général, les populistes ne peuvent se permettre d’en avoir, ils sont démagogues, ils vont avec le vent. Alors que Modi est un idéologue, un nationaliste hindou qui croit à ce dogme (l’hindutva, la doctrine selon laquelle l’Inde appartient aux hindous, les membres des minorités religieuses n’étant que des citoyens de deuxième zone – NDLR). Il a une formation politique, un mouvement derrière lui, ce qui n’est pas le cas de la plupart des populistes. Ces derniers créent leur parti ou les rebaptisent. Lui, il est le produit d’un mouvement, d’une idéologie. Cela lui donne un réseau local très fort mais cela le contraint aussi. On peut d’ailleurs renverser la perspective et se demander si ce n’est pas le mouvement qui utilise Modi, trouve en lui sa vitrine populiste et après lui, en utilisera un autre. C’est très rare dans l’histoire du populisme de rencontrer des hommes qui ne sont pas entièrement leur propre maître. Cela implique que le mouvement ne disparaîtra pas avec lui.
Le Premier ministre indien Narendra Modi en campagne pour sa réélection, à Jammu le 28 mars 2019 |
Parmi les autres grands populistes, n’est-ce pas au président turc Recep Tayyip Erdogan que Modi ressemble le plus ?
Oui, c’est le parallèle le plus frappant. L’AKP (le Parti de la Justice et du Développement, NDLR) pourra survivre à Erdogan. Le mouvement s’enracine dans un islamo-nationalisme. La différence entre les deux hommes, c’est que Modi aura soixante-dix ans en 2020. Il n’aura donc sans doute pas la vingtaine d’années au pouvoir que va avoir Erdogan en Turquie, et donc pas le temps de faire autant de choses que lui.
Revenons à ce mouvement idéologique dont est issu Modi : comment analysez-vous ses relations avec le RSS, qui est l’organisation mère de tout le mouvement nationaliste hindou ?
C’est une relation de dépendance mutuelle et de rapports de force, le tout sur un socle d’entente idéologique. On ne peut pas glisser une feuille de papier à cigarette entre l’idéologie nationaliste hindoue de Modi et celle du RSS : ils pensent pareil. Mais il y a un rapport de force. Quand Modi était ministre en chef du Gujarat, il y a eu des tensions avec le RSS qui ont montré que Modi avait tendance à prendre des libertés avec les habitudes du mouvement. Par exemple, il ne soumettait pas la liste des candidats aux élections régionales aux représentants du RSS dans la province, ce que tous les autres ministres en chef BJP (le parti de Narendra Modi, vitrine politique du RSS – NDLR) des autres Etats indiens faisaient. Le RSS l’a très mal vécu.
Pourquoi Modi faisait-il cela ? Pour asseoir sa puissance personnelle ?
Tout à fait, pour s’émanciper. Il était convaincu qu’il fallait moderniser les façons de faire du RSS : utiliser les médias sociaux, s’adresser aux jeunes, renouveler les cadres… Il voulait également être beaucoup plus proche des grands capitalistes indiens, ce qui n’était pas du tout dans les habitudes du RSS qui l’est davantage des petits commerçants que de gros capitalistes. Mais après avoir essayé de faire rentrer Modi dans le rang, le RSS s’est rendu compte qu’il pouvait gagner des élections sans son aide. En 2007, au Gujarat, le RSS n’a pas soutenu Modi mais celui-ci a gagné. Cela a établi un rapport de force. Et une dépendance mutuelle s’est créée. Le RSS s’est dit : « On ne va jamais y arriver sans lui », tandis que Modi sait parfaitement qu’il est quand même très utile d’avoir le réseau du RSS derrière lui.
Dans ce que vous décrivez, on voit davantage la dépendance du RSS envers Modi que l’inverse…
En effet, c’est parce que les campagnes électorales ont changé en Inde. Ce n’est plus le porte-à-porte qui fait qu’on gagne les élections. Le RSS avec son réseau est certes utile mais pas indispensable. Il y a deux choses que Modi a réussi à mettre au point au Gujarat : l’usage des médias sociaux, des hologrammes, des technologies qui le dispensent d’avoir recours au RSS ; et d’autre part, le fait que c’est à lui que les grands industriels ont donné de l’argent. Il n’empêche, Modi sait qu’il est important de donner satisfaction au RSS pour assurer ses arrières. C’est pourquoi il lui a fait de grosses concessions.
Le chercheur Christophe Jaffrelot, spécialiste de l'Inde (Crédits : DR) |
En matière de réformes économiques, par exemple, où il a abandonné différents projets de modernisation face à l’hostilité du RSS ?
Tout à fait. Le RSS est une organisation protectionniste qui défend les petits producteurs, les PME. Ils ne veulent pas une économie de marché mais une économie corporatiste. Modi leur a concédé cela, avec un bilan économique qui se résume pour l’essentiel à l’introduction de la GST (sorte de TVA unifiée au niveau national – NDLR). Il leur a concédé aussi le ministère des Ressources humaines et du Développement. Dorénavant, ce sont des gens du RSS qui sont nommés dans les départements qui s’occupent de l’éducation et de l’enseignement supérieur, qui réécrivent les manuels d’histoire, qui dirigent les universités. Pour le RSS, c’était très important : il veut influencer la formation des esprits, façonner la jeunesse. Enfin, il leur a concédé toutes ces campagnes de vigilantisme hindou, qui sont menées en toute impunité. Modi fait en sorte que la police évite de mettre au pas les activistes lors de leurs campagnes de protection de la vache, ou contre le « love jihad » (campagnes contre les garçons musulmans accusés de vouloir séduire les jeunes filles hindoues pour les convertir à l’islam – NDLR). Tout cela est très important pour le RSS, qui considère qu’il vaut mieux quadriller la société que contrôler l’Etat : l’Etat peut changer de mains mais s’ils contrôlent la société à la base, c’est du long terme.
Vous évoquez souvent dans votre livre un facteur à la base du développement du nationalisme hindou : le sentiment de peur ressenti par les 80% d’hindous envers les 14% de musulmans. Comment expliquer ce phénomène a priori surprenant ?
C’est un héritage historique qui s’est cristallisé à la fin du XIXème siècle. Les premiers nationalistes hindous se sentaient vulnérables face aux colonisateurs britanniques et face aux musulmans qui avaient été des dominants redoutés, auxquels on attribuait une force physique démesurée par rapport au stéréotype de l’hindou chétif. En outre, il y a eu une espèce de folie démographique qui les a amenés à penser que, à terme, les hindous seraient réduits à une minorité. Et le troisième facteur, c’est que les hindous sont majoritaires mais extrêmement divisés en castes, en sectes, alors que les musulmans semblent très unis… De fait, ce n’est que depuis l’actuelle décennie que l’on voit se constituer une banque de votes hindoue qui peut servir de noyau dur au BJP. Auparavant, les basses castes faisaient alliance avec les musulmans, il n’y avait pas d’unité hindoue susceptible de rassurer ceux qui se sentaient menacés. Et puis tout au long des années 2000, une série d’attaques terroristes, culminant avec celle de Bombay en 2008, a réveillé une angoisse quasiment existentielle quant à la capacité de déstabilisation que l’islam peut avoir en Inde.
Narendra Modi joue constamment sur deux registres contradictoires : les thèmes du développement, de l’Inde grande puissance, du progrès scientifique d’une part, et ces valeurs hindoues complètement traditionnelles, d’autre part. Comment les deux peuvent-ils cohabiter durablement ?
Ce sont les deux faces d’une même pièce, qu’on peut rapporter à la mentalité de la classe moyenne indienne. Car celle-ci, je pense, est parfaitement en phase avec ce dualisme. Elle aspire à la modernité, la consommation, la puissance, l’internationalisation et en même temps, elle reste très attachée à ses racines. Plus elle se projette dans le monde, plus elle veut être globalisée, et plus elle cherche à assurer ses arrières sur le mode : « on sait d’où on vient, on est là depuis toujours ». Ce sont les mythes de la grandeur passée de l’Inde, au point qu’on peut parler d’obscurantisme. C’est là que la tension est la plus grande : entre l’excellence technologique et des croyances totalement obscurantistes, on fait le grand écart.
Dire en même temps : « on va envoyer une mission sur Mars » et « d’ailleurs, on le faisait déjà il y a cinq mille ans », c’est effectivement difficile à comprendre…
On observe une crainte de perte de repères identitaires qui justifie cette irrationalité. Cette valorisation d’une grandeur passée que rien ne vient corroborer, s’appuie sur des mythes. Voilà ce qui justifie aussi la quête de puissance : « Cela n’est pas nouveau, nous avons déjà dominé le monde dans le passé, nous revenons à nos racines. » Mais le fait est que cela pose des problèmes concrets. Je pense que cela va hypothéquer le développement, la modernisation. Le système éducatif est dans une phase de régression. On voit déjà des étudiants qui prennent des vessies pour des lanternes, qui ont une conception de leur histoire déconnectée des faits. On n’inculque plus aux jeunes l’esprit critique, l’esprit scientifique. Cela finira par être un handicap.
"L'Inde de Modi, national-populisme et démocratie ethnique", par Christophe Jaffrelot (Crédits : Fayard) |
C’est un phénomène que vous constatez concrètement chez les étudiants indiens que vous voyez ?
Oui, on constate cette perte d’esprit critique. C’est difficile de savoir exactement à quoi l’attribuer. Cela peut venir de cette espèce de matraquage, de doxa que le pouvoir assène, ou bien de la peur, la peur de dire autre chose que cet ensemble de croyances. Cette peur, elle est palpable. Les journalistes en parlent ouvertement.
Il y a tout de même beaucoup de membres des classes moyennes éduquées qui ont voté pour Modi il y a cinq ans parce qu’ils étaient écœurés par le gouvernement du Congrès, mais sans adhérer au volet « hindutva » de sa politique. Comment vont-ils réagir durant ces élections ?
Certains vont revenir au Congrès, ou encore choisir d’autres partis. Mais une proportion importante va rester au BJP. Ce qui prouvera deux choses : que ce n’était pas pour le développement qu’ils votaient Modi mais par adhésion à une forme de nationalisme, une forme de grandeur, de défense de la nation, qui n’est pas la même chose que le nationalisme hindou. Par ailleurs, les classes moyennes recouvrent souvent des castes supérieures. Et une bonne raison de voter pour le BJP, c’est de défendre l’intérêt des hautes castes. C’est le seul parti qui non seulement n’était pas en faveur de quotas pour les basses castes, mais qui, en outre, voulait créer un quota pour les hautes castes, ce que Modi vient de faire (avec l’instauration en janvier dernier d’un quota de 10% de places réservées dans les emplois publics et l’éducation pour les pauvres issus des castes non répertoriées comme basses castes, ces dernières bénéficiant déjà de telles « réservations » – NDLR). Pour les classes moyennes de haute caste, cela n’a rien à voir avec le nationalisme hindou. Il s’agit de leur intérêt socio-économique. Avec ce quota de 10%, Modi a frappé un coup très astucieux.
Vous écrivez d’ailleurs que pendant ses cinq années au pouvoir, Modi a rétabli la domination des hautes castes. N’est-ce pas paradoxal pour quelqu’un qui met sans cesse en avant ses origines de basse caste et dont la victoire de 2014 est venue notamment du ralliement d’électeurs de basses castes ?
On voit ce rétablissement des hautes castes dans la sociologie des assemblées régionales, nationales et des gouvernements régionaux et national. C’est la force du populiste de faire croire qu’il est comme le peuple, qu’il travaille pour le peuple alors qu’en fait, il œuvre à la réhabilitation des élites menacées. On voit cela partout.
Vous expliquez dans votre livre que se met en place une démocratie ethnique de facto et non pas de jure. Pourquoi cela ?
De fait, sinon de droit, parce que le droit n’a pas été changé. Hormis le durcissement de la loi de protection de la vache en Haryana, au Maharastra et au Gujarat, on n’a pas vu sortir de loi qui discrimine contre les minorités. En revanche, de fait, on a vu les minorités subir ces mobilisations de protection de la vache, de « love jihad », de « land jihad » aussi, cette impossibilité pour les musulmans d’aller vivre dans des quartiers mixtes, et tout cela sans qu’il y ait de loi. On est donc dans une réalité qui n’est pas encadrée par le droit. Les lynchages sont illégaux mais ils sont « légitimes » au sens où aucun de ces lynchages n’a été suivi d’enquête de police, aucun n’a donné lieu à des procès. C’est en cela qu’on est dans du « de facto » : de fait, les musulmans n’ont plus les mêmes droits que les hindous, et notamment l’accès à la justice. Parce que la police est soit maintenant idéologiquement du côté des vigilantistes, soit a trop peur des politiques pour défendre les minorités.
Peut-on évoluer vers une démocratie ethnique de jure ?
Cela pourrait venir un jour. Pour le moment, les nationalistes hindous n’ont aucun moyen de faire ce qui serait le vrai changement : avoir une réforme de la constitution qui débouche sur quelque chose qui rappellerait Israël, qui est à la fois une démocratie et l’Etat des juifs. Mais pour faire cela, il faut avoir deux tiers du Parlement et l’Inde n’en prend pas le chemin puisque la chambre haute demeure ancrée dans l’opposition. L’Inde continuera donc à avoir les termes « séculier » et « socialiste » dans le préambule de la constitution sans ne plus être ni l’un ni l’autre.
A LIRE
L’Inde de Modi, national-populisme et démocratie ethnique
Christophe Jaffrelot
352 pages
Fayard
25 euros
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