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L'ASIE DESSINÉE

BD : Mishima ou la naissance du Japon d'aujourd'hui


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 1er novembre 2019

Une biographie fait revivre le grand écrivain japonais Mishima, tandis qu’une belle BD évoque une bataille navale entre le Japon, la Chine et la Corée au XVIème siècle. Côté Indonésie, une tribu animiste lutte pour préserver son identité… grâce au tourisme !

Patrick de Jacquelot

Biographie de l’écrivain Yukio Mishima, le roman graphique Mishima* livre une plongée fascinante dans le Japon du XXème siècle. Considéré comme l’un des plus grands écrivains du Japon contemporain, ayant frôlé le Nobel de littérature, Mishima est un personnage aussi brillant que déroutant. Toute sa vie, il s’est employé à se mettre en scène, cultivant un narcissisme forcené, jusqu’à la préparation minutieuse du spectacle suprême : sa propre mort par « seppuku » (hara-kiri). D’où le sous-titre de ce volume : « ma mort est mon chef d’œuvre », qui renvoie à une citation de Marguerite Yourcenar : « La mort de Mishima est l’une de ses œuvres et même la plus préparée de ses œuvres. »

En 240 pages, le scénariste Patrick Weber nous fait revivre d’abord l’enfance compliqué de Kimitake Hiraoka (qui prendra plus tard le pseudonyme de Mishima). Elevé par une grand-mère ultra possessive et protectrice vivant dans la nostalgie de ses ancêtres samouraï, tiraillé entre l’affection d’une mère effacée et la brutalité d’un père répressif, l’enfant né en 1925 sent très vite qu’il n’est pas comme les autres. Qu’il s’agisse de ses capacités intellectuelles, de sa fragilité physique ou de ses tendances homosexuelles.

Couverture de "Mishima", scénario Patrick Weber, dessin Li-An, Éditions Vents d'Ouest. (Copyright : Vents d'Ouest) 

Démarrant très jeune une carrière d’écrivain qui le verra écrire une petite centaine de romans, pièces de théâtre, recueils de nouvelles et autres, Mishima affiche avec délectation ses multiples contradictions. Il vénère le passé glorieux du Japon mais vit largement à l’occidentale ; il affecte une vie de famille traditionnelle conforme aux exigences sociales avec épouse et enfants, mais ne cache pas sa fascination pour les hommes du peuple et la fréquentation des bars homosexuels ; d’une constitution physique faible, il entreprend de se sculpter un corps d’athlète à force d’exercices physiques. Mishima déplore que le matérialisme occidental s’impose au Japon après la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais cela ne l’empêche pas de rechercher le succès matériel, l’argent. Ni d’être avide de gloire, fût-ce au prix du scandale. Son exhibitionnisme le conduira aussi à s’afficher comme acteur de cinéma et comme sujet de photos mises en scène.

A 43 ans, Mishima fonde la Société du Bouclier, sorte de milice ultranationaliste vouée à la défense du Japon éternel et de son empereur. La préparation du « chef-d’œuvre » ultime de l’écrivain est en marche : mieux qu’un livre, ce sera une action. Deux ans plus tard, avec quelques membres de la Société du Bouclier, il pénètre au quartier général des forces d’autodéfense (l’armée japonaise), tente de s’adresser aux troupes, n’y parvient pas, et mène à bien le « seppuku » soigneusement préparé avec ses disciples.

Dans le courant du volume, les auteurs font répondre à l’écrivain, à qui l’on demande son opinion à propos du suicide : « Je méprise celui des vaincus, j’admire celui des vainqueurs. » La lecture de l’album laisse ouverte la question de savoir si son hara-kiri était celui d’un vaincu ou d’un vainqueur… Dans un « Avertissement » placé au début du livre, Patrick Weber s’en explique : il « ne prend pas parti et préfère l’évocation à la sanctification ou à la condamnation », Mishima « se prêtant mal aux simplifications ».

Que l’on soit fasciné ou révulsé par le personnage, sa biographie élégamment mise en images par le noir et blanc de Li-An peut également se lire comme un très intéressant portrait du Japon au siècle dernier et plus particulièrement de ses incroyables transformations après la défaite de 1945. Les rappels historiques abondent pour resituer les grands événements ayant façonné le pays dans la période récente, transformant un empire militariste mené par un empereur de nature divine en un pays moderne, matérialiste et – superficiellement – américanisé. De ce fait, l’ouvrage est à recommander à qui veut se familiariser avec la naissance du Japon d’aujourd’hui.

"Mishima", couverture et page 8

C’est un épisode peu connu de l’histoire de l’Extrême-Orient que raconte No Ryang** : la guerre qui opposa le Japon à l’alliance entre la Chine et la Corée à la fin du seizième siècle. Désireux d’envahir l’empire chinois par la terre, le Japon avait envoyé massivement ses troupes occuper la Corée, passage obligé, selon lui, vers son objectif. Mais l’enlisement du conflit et des changements de politique à Kyoto amènent les Japonais à amorcer un désengagement. Désireux de partir sur une victoire, ils rassemblent une immense flotte pour livrer une dernière bataille. Mais un amiral coréen réussit à prendre la flotte japonaise en embuscade dans le détroit de No Ryang et à la tailler en pièces, bien que ne disposant que de forces très inférieures en nombre.

C’est cette bataille de No Ryang que raconte l’album du même nom publié dans l’excellente collection « Les grandes batailles navales » des éditions Glénat. Une collection dirigée par Jean-Yves Delitte, auteur et dessinateur de BD, peintre officiel de la marine et grand spécialiste de la BD de mer. Delitte signe ici le scénario tandis que la très belle mise en images est réalisée par le Coréen Q-Ha. Décors, costumes et, bien sûr, les navires de guerre aux formes étranges sont des plus réussis, de même que les spectaculaires scènes de bataille. À une réserve près : il n’est pas toujours facile de savoir auquel des trois camps en présence appartiennent les guerriers ou navires qui se succèdent à un rythme très rapide dans les pages de l’album.

"No Ryang", couverture et page 3

Sujet particulièrement original que celui de Mentawaï !***, du nom d’un peuple d’Indonésie qui vit sur l’île de Siberut, au large de Sumatra. Cet ouvrage ambitieux a été écrit par une jeune Française, Tahnee Juguin, qui a séjourné à de multiples reprises au sein de cette tribu animiste dont elle parle la langue. Ce petit peuple qui vit dans la jungle en communion avec la nature a frôlé l’éradication culturelle au siècle dernier, quand la junte militaire au pouvoir en Indonésie avait décidé que l’animisme était incompatible avec la modernisation de la société. Leur salut est venu, paradoxalement, du développement du tourisme : le « pittoresque » de leur mode de vie et de leurs coutumes – costumes, cérémonies en tous genres, vie collective dans les vastes maisons communes – les uma – plaît aux visiteurs étrangers et mérite donc, désormais, d’être préservé. À rebours des idées reçues, l’auteure souligne dans sa postface que « malgré quarante années de flots touristiques, la folklorisation, que je pensais systématiquement générée par la marchandisation de la culture, s’est avérée rare ». Selon elle, les Mentawaï ne sont prêts à « monnayer les éléments de leur culture que lorsque leur signification n’a pas d’impact négatif sur leur vie et leurs coutumes ».

Les 160 pages de l’album abordent de multiples thèmes : les problématiques déjà évoquées, mais aussi la mise en images des Mentawaï entre l’irruption d’équipes de télévision, l’élaboration d’un projet de documentaire réalisé en partie par de jeunes membres de la tribu ou encore l’ambition de ces derniers de contrôler eux-mêmes leur propre image. Nourri par une représentation fouillée du mode de vie de la peuplade, l’ensemble est riche, peut-être un peu trop. Les sujets s’enchevêtrent de façon souvent allusive, de multiples détails sont montrés en gros plan sans que leur signification soit toujours évidente. La lisibilité de l’ouvrage, par ailleurs esthétiquement réussi, n’est pas aidée par un parti pris étrange : celui de reproduire de multiples dialogues dans leur langue d’origine, le mentawaï, l’indonésien ou l’anglais… Des pages de traduction sont certes fournies à la fin, mais la lecture s’en trouve quelque peu perturbée.

"Mentawaï !", couverture et page 9

A VOIR AUSSI

Voici un livre qui, contrairement à la plupart de ceux chroniqués dans L’Asie dessinée ne traite pas à proprement parler de la société, de la politique ou de l’histoire des pays de ce continent. Mais Par le pouvoir des dessins animés**** ne peut qu’intéresser tout lecteur qui s’interroge sur le phénomène manga. L’auteure, Elsa Brants, est une Française tombée dans les mangas quand elle était petite et qui est devenue mangaka (c’est-à-dire réalisatrice professionnelle de mangas). Autrement dit, elle écrit et dessine des BD qui, tout en étant faites et publiées en France, suivent tous les codes des mangas, y compris le sens de lecture de droite à gauche.
Dans ce récit autobiographique plein d’humour et d’autodérision, elle décrit sa passion pour les petits Mickeys japonais, explique en détail tout ce qui différencie la bande dessinée franco-belge de son homologue nippone (technique, mode de création, commercialisation, public…), ou donne plein de conseils aux insensés qui veulent se lancer dans ce métier pour y faire fortune (le terme « insensé » s’appliquant à la deuxième moitié de la proposition). Gai, léger et plein d’enseignements.

"Par le pouvoir des dessins animés", couverture et page 133

* Mishima, ma mort est mon chef-d’œuvre
Scénario Patrick Weber, dessin Li-An
248 pages
Vents d’Ouest
22 euros

** No Ryang
Scénario Jean-Yves Delitte, dessin Q-Ha
56 pages
Glénat
14,95 euros

*** Mentawaï !
Scénario Tahnee Juguin, dessin Jean-Denis Pendanx
160 pages
Futuropolis
25 euros

**** Par le pouvoir des dessins animés
Scénario et dessin Elsa Brants
192 pages
Kana
15 euros

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