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NOTE DE LECTURE

Livre : la société indienne, mode d'emploi


Asialyst, 18 juin 2021

Dans L’Inde, une société de réseaux, l’ethnologue Sandrine Prévot livre des clés de compréhension d’une société où l’individu s’efface au profit de la famille, de la caste ou de la communauté, avec en conséquence des comportements souvent déroutants pour les Occidentaux.

Patrick de Jacquelot

C’est le cliché des clichés : l’Inde est un pays différent des autres. L’Occidental qui y débarque s’y retrouve sans repères. La religion – ou plutôt les religions – est omniprésente mais, s’agissant de la religion dominante, incompréhensible. On ne trouve dans l’hindouisme ni doctrine officielle, ni hiérarchie. Le système politique est certes inspiré de celui du Royaume-Uni, l’ancien colonisateur, mais un système fédéral complexe avec de nombreux États dominés par des partis régionaux qui n’ont rien à voir avec Delhi en rend le fonctionnement difficile à analyser. Les catégories habituelles (gauche/droite), que les observateurs étrangers tentent désespérément d’appliquer aux partis indiens, ne conviennent guère : ces partis se distinguent surtout par leur attitude vis-à-vis de la place de la religion dans la société ou par les castes qu’ils représentent. Les castes justement : cet élément fondamental de l’identité indienne, dont on comprend vite qu’il régit des pans entiers de la vie sociale, demeure un éternel sujet de perplexité, même après des années de séjour dans le pays.

Dans "L'Inde, une société de réseaux", Sandrine Prévot s’attarde notamment sur le rôle clé des mariages et sur le statut des femmes, pour lesquelles l’idéal demeure encore souvent d’être femme au foyer (Source : DNAIndia)

C’est tout l’intérêt du livre de Sandrine Prévot que de décrypter de nombreuses composantes de ce qui fait la vie sociale des Indiens. Avec la thèse centrale, peu contestable, évoquée dans le titre : il s’agit d’une « société de réseaux » où l’individu s’efface par rapport au groupe. Contrairement aux sociétés occidentales où l’individu est « une entité complète et indépendante de toute autre, en Inde, l’individu isolé est un être irréel », note l’auteure. Il ne se conçoit, en fait, qu’en tant que composante de plusieurs groupes concentriques ou transversaux. Avec d’abord et avant tout la famille, de loin le plus important. Puis la caste et les diverses communautés auxquelles peut appartenir un individu : communauté locale, professionnelle, etc. Dans tous les cas, le groupe prime, et c’est l’appartenance à tel ou tel groupe – une famille prospère, une caste élevée, un métier prestigieux – qui valorise l’individu.

La famille est donc l’unité de base de la société indienne. Chacun se définit comme membre d’un groupe familial dont les intérêts dominent. Ce qui explique la prévalence qui dure toujours aujourd’hui des mariages arrangés, où les parents choisissent le conjoint ou la conjointe de leur enfant (la principale évolution tenant au « droit de veto » de plus en plus large accordé à l’enfant en question). Ou encore l’habitude très répandue et déroutante pour les Occidentaux, de la résidence commune de la « famille élargie » où l’on voit cohabiter sous le même toit trois générations, personne ne considérant qu’une jeune ménage doit prendre son indépendance. Le corollaire positif de cette priorité absolue donnée à la famille, c’est la solidarité sans faille entre ses membres qui en résulte. Dans un pays où le système de protection sociale est souvent inexistant, la famille « est à la fois la sécurité sociale, l’assurance chômage et la retraite » des Indiens, souligne très justement Sandrine Prévot, même si l’on peut s’étonner qu’elle ne le fasse que dans les dernières lignes du chapitre consacré à la famille, comme une réflexion venue après-coup.

DOUBLE APPARTENANCE À LA FAMILLE ET À LA CASTE

La prééminence absolue de la famille a aussi son corollaire négatif : « Seul le bien-être des proches préoccupe, les problématiques des autres indiffèrent, affirme l’auteure. Envers les étrangers, on ne se sent tenu à aucune obligation. On calcule plutôt ce qu’ils ont à nous apporter et comment ils peuvent nous être utiles. » Des remarques qui aident à comprendre l’indifférence dont témoignent souvent les Indiens vis-à-vis des souffrances qui les entourent, à la surprise fréquente des étrangers.

Les conséquences de cette primauté accordée à la famille sont multiples. Sandrine Prévot s’attarde sur le rôle clé des mariages et sur le statut des femmes, pour lesquelles l’idéal demeure encore souvent d’être femme au foyer. Comme il ne peut y avoir de mission plus valorisante que de s’occuper de sa famille, la femme renonce souvent dès qu’elle le peut à une vie professionnelle. D’où un phénomène très inhabituel par rapport à d’autres pays : l’augmentation de la prospérité collective s’accompagne fréquemment d’une diminution du taux de participation des femmes à la vie active.

Autre conséquence essentielle : la pression qui s’exerce sur les individus pour respecter les règles du groupe est considérable et les sanctions contre les « contrevenants » peuvent être terribles. Quand un enfant rejette la tradition et choisit de se marier en dehors de son groupe social – avec quelqu’un appartenant à une autre caste ou à une autre religion – les familles peuvent recourir à toutes les formes de violence, allant parfois jusqu’au meurtre. « Cette violence envers les couples mixtes ne disparaît pas et tend à s’accroître, note même Sandrine Prévot. Les crimes d’honneur persistent et font régulièrement la une des journaux. »

Car l’appartenance à la famille se conjugue donc aussi à celle de la caste. Les chapitres consacrés à cette question sont particulièrement éclairants. Le lecteur qui a dans l’idée qu’il y a quatre castes en Inde, les prêtres, les guerriers, les commerçants et les paysans, sans compter les intouchables, doit se préparer à un rude choc… L’auteure détaille avec autant de clarté que possible la distinction entre ces qutra grands groupes, appelés varna, les jati – les milliers de groupes qui constituent les castes à proprement parler – et les gotra – les lignages ou clans à l’intérieur de chaque jati. Des concepts complexes dont l’application est d’une importance cruciale : la tradition veut que l’on ne puisse se marier qu’au sein de son jati, bien sûr, mais aussi en tenant compte de son gotra. S’il est indispensable à qui s’intéresse à l’Inde de maîtriser ces notions, inutile de préciser que l’Occidental aura rarement la possibilité de comprendre la position de ses interlocuteurs indiens en matière de jati et de gotra, même celle de ses meilleurs amis !

Le livre passe également en revue le fonctionnement des réseaux dans la vie professionnelle, où ces derniers sont évidemment cruciaux : pour trouver un emploi (accordé de préférence par l’employeur aux membres de son groupe social), des financements ou des contrats. De fait, une enquête effectuée voici quelques années par l’auteur de cet article sur les hommes d’affaires dalits (intouchables) avait fait ressortir que l’un des principaux obstacles à surmonter pour ces derniers était l’absence d’un réseau de soutien dans un pays où la vie des affaires repose sur les réseaux communautaires. L’auteure détaille également le phénomène de la forte rotation des effectifs dans les entreprises. Les dirigeants de filiales françaises en Inde s’étonnent fréquemment de voir des cadres ou des employés les quitter sans crier gare, simplement parce qu’on leur offre une minuscule augmentation ailleurs. Explication, selon Sandrine Prévot : « Ce faible attachement à l’entreprise peut s’expliquer par le fait que la valeur du travail est essentiellement extrinsèque : un travail sert à subvenir aux besoins de la famille et à accroître son confort matériel. Sa valeur intrinsèque, c’est-à-dire en tant que vecteur d’expression de soi, apparaît secondaire. On ne se sent pas être dépositaire d’une mission d’utilité publique ni responsable de la vie collective de l’entreprise. »

L’Inde, une société de réseaux se révèle ainsi être un précieux mode d’emploi pour qui veut tenter de décrypter les mécanismes de la société indienne et les comportements individuels – même si, bien évidemment, les règles générales présentées dans le livre ne peuvent couvrir toute la palette des réactions des individus qui demeurent malgré tout des êtres réels…

CORRUPTION OMNIPRÉSENTE

Si l’on peut formuler une critique contre l’ouvrage, c’est de présenter parfois une image un peu idéalisée des règles de fonctionnement de la société indienne sans évoquer systématiquement ce que donne leur mise en œuvre dans la vie réelle. Les pages consacrées au statut sacré de la vache mentionnent les refuges financés par les fidèles pour recueillir les bêtes âgées, mais pas le fait que l’on trouve un peu partout des vaches abandonnées qui meurent faute de soins. La réprobation de l’alcool est évoquée, mais pas le fait que les Indiens boivent en fait beaucoup, avec une production considérable d’alcools clandestins.

Dans le même ordre d’idée, mais plus important encore, l’auteure s’attarde avec raison sur le rôle des réseaux dans les mécanismes de pouvoir, politique ou administratif, avec le clientélisme que cela suppose. Le rôle des intermédiaires est essentiel : ils permettent « d’obtenir un permis de construire ou un certificat de propriété, avoir un accès facilité à l’hôpital et à des médicaments, acquérir des biens de consommation à des prix avantageux ». De même, le leader est celui qui est capable de trouver une solution à des problèmes comme « un emprisonnement jugé arbitraire, une expropriation, un salaire non payé, une escroquerie commise par un faux courtier en assurance, une absence de branchement électrique dans un quartier… »

Mais le corollaire évident du mode de fonctionnement de ces intermédiaires et leaders en tous genres, c’est la corruption, omniprésente en Inde tant dans la vie personnelle que publique ou professionnelle. Un phénomène que Sandrine Prévot aborde peu, alors même qu’un universitaire comme Milan Vaishnav* a brillamment démontré comment la recherche « d’efficacité » chez les leaders locaux dans la résolution des problèmes de la vie quotidienne conduit directement à la criminalisation de la vie politique avec la présence massive de personnes poursuivies pour des crimes variés dans les parlements locaux et national.

Tout ceci n’enlève rien à l’intérêt du livre de Sandrine Prévot, que quiconque allant vivre ou travailler en Inde pourra lire avec profit.

*When crime pays, money and muscle in Indian politics, Milan Vaishnav, HarperCollins

A LIRE

L’Inde, une société de réseaux
Sandrine Prévot
280 pages
Éditions de l’Aube
24 euros


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