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LIVRES D'ASIE DU SUD

Littérature indienne : des revenants, des miséreux omniprésents, deux livres dérangeants


Thèmes: Culture

Asialyst, 10 juin 2022

Le roman Les blessures des morts nous mène du fin fond de la campagne indienne jusque dans l’au-delà, tandis que les nouvelles de L’éveil des sans-rien nous plongent dans les bas-fonds de Calcutta.

Patrick de Jacquelot

Les éditions Banyan, petite maison spécialisée dans la littérature indienne, sortent ce printemps deux livres détonnants : un roman écrit en langue anglaise par un Indien vivant aux États-Unis et un recueil de nouvelles dû à la plume d’un Bengali de Calcutta. Deux ouvrages complètement différents mais qui ont en commun d’être dérangeants.




Les blessures des morts de Vikram Paralkar

Dans une rue de Calcutta, capitale du Bengale-Occidental dans le nord-ouest de l'Inde. (Source : Flickr)

Voici un roman ne laissera certes pas indifférent. Les blessures des morts, œuvre des plus originales, évoque à la fois le réalisme magique de la littérature sud-américaine et Kafka, tout en décrivant minutieusement les réalités de la vie quotidienne dans l’Inde profonde.

Le personnage principal est un médecin. Jadis grand chirurgien en ville, il a été victime d’une fausse accusation d’erreur médicale et s’est réfugié dans un minuscule village loin de tout. Là, il prodigue ses soins à des paysans qui n’ont aucun autre accès à la médecine, dans des conditions de dénuement complet : bâtiment croulant, pas de médicaments…

Tout change le jour où débarquent dans sa permanence un professeur, sa femme enceinte et leur jeune fils. Des visiteurs un peu particuliers : ils sont morts tous les trois, poignardés par des brigands. Lors d’un bref passage dans l’au-delà, ils ont attendri un être supérieur, qu’ils qualifient d’abord d’ange, et ont obtenu le droit de revenir sur terre. Mais leurs corps ont été terriblement endommagés par l’agression et s’ils ne sont pas soignés très rapidement, ils mourront de nouveau.

Le médecin a beau ne rien comprendre à ce qui se passe, il est malgré tout confronté à la réalité des corps gravement blessés. Il entreprend alors de déployer toute sa science de chirurgien pour sauver ces morts redevenus vivants en menant opération sur opération. Pendant ce temps, le professeur lui raconte leur passage dans l’au-delà. Après avoir évoqué des êtres célestes ou des anges, il en arrive à confesser ce qu’il a réellement vu : l’au-delà est en fait occupé par d’innombrables fonctionnaires. Une bureaucratie tentaculaire qui ausculte la vie des défunts pour voir s’ils méritent ou non d’accéder à la réincarnation. Chaque bureaucrate céleste a des critères différents, l’autorisation n’est jamais accordée… Alors, « on fait appel, l’appel est rejeté, alors on fait à nouveau appel et cela recommence ».

La réussite du roman tient à la parfaite intégration des élément fantastiques dans un cadre hyper réaliste. Médecin de profession, l’auteur Vikram Paralkar livre des descriptions très informées des opérations réalisées par son personnage : certains passages demandent au lecteur d’avoir l’estomac bien accroché. Surtout, le cadre dans lequel évolue ces personnages est scrupuleusement reconstitué : un de ces villages misérables au fin fond des campagnes indiennes, laissés à eux-mêmes ; des paysans totalement dépendants de la bonne volonté de la moindre autorité ; une administration corrompue pour qui tout malheur est une occasion de racket… À côté du docteur qui, en dépit des coups du sort qui se sont abattus sur lui et de son scepticisme, n’a pas cédé au cynisme, un très beau personnage est celui de l’aide-soignante, femme du peuple sans éducation, formée sur le tas par le docteur, au dévouement et à la débrouillardise incomparables.

Ce livre peu banal se lit d’une traite. On le referme avec dans l’esprit une idée passablement terrifiante : et si l’au-delà ressemblait à une bureaucratie indienne modèle géant ?

L’éveil des sans-rien de Subimal Misra

L’Inde, comme la plupart des autres pays, ne connaît pas le phénomène des intellectuels à la française, ces êtres omniscients qui diffusent leur sagesse sans limite à longueur de colonnes de magazines et de plateaux de télévision et que le monde nous envie. Le folklore indien contemporain dispose cependant d’une variété particulière : l’intellectuel bengali. Cet homme, en général, vit à Calcutta, trouve son inspiration chez Sartre et Foucault, rejette le « système » et se proclame marxiste ou néo-marxiste. Tel qu’il se présente lui-même dans son introduction à son recueil de nouvelles L’éveil des sans-rien, Subimal Misra pourrait passer pour la caricature de cette caricature. Misra dédie son livre « à Jean-Luc Godard qui m’a appris le langage », prône une « littérature de haine de classe », se revendique anti-establishment au point d’être « anti-anti-establishment ». Il se vante de ne publier ses textes que dans de minuscules magazines bengalis, de refuser d’intervenir dans les journaux, les émissions de radio ou de télévision, et se félicite que « les gens en place » ne « font jamais mention de son nom dans leurs journaux ».

Après une telle entrée en matière, on s’attend au pire… À tort : ce recueil de nouvelles écrites voici plusieurs dizaines d’années contient d’excellentes choses, même si les seize textes, généralement brefs, rassemblés ici sont inégaux. Certains sont peu compréhensibles, d’autres pratiquent un symbolisme un peu lourd comme celui qui donne son titre au recueil et évoque la destruction de Calcutta submergée par un afflux de miséreux.

D’autres nouvelles, en revanche, sont frappantes. Dans Golden Gandhi, le cadavre d’une femme misérable qui a fini par se suicider réapparaît un peu partout sans que l’on puisse s’en débarrasser. Nuey et Guey raconte le triste sort de deux frères désireux « d’avancer dans la vie » et qui se retrouvent embringués dans des affaires de trafics et de règlements de compte politiques. Dans le texte peut-être le plus impressionnant, Le couteau nu, on voit deux hommes engager une prostituée et l’emmener dans un petit hôtel de bord de mer. À travers la description minutieuse de leur déplacement, de leur installation dans leur chambre, de leur repas, on sent la tension monter et l’on devine que la nuit ne finira pas bien : on n’est pas déçu. Dans tous ces textes, Misra met en scène de manière crue les bas-fonds de Calcutta, le petit peuple sans espoir, la misère sans limite, l’impossibilité à échapper à des destins tragiques écrits d’avance.

Quelques nouvelles de grande qualité, donc, mais il ne faut pas le dire trop fort : Subimal Misra le prendrait mal.

A LIRE

Les blessures des morts
Vikram Paralkar
Traduction de Xavier Gros
236 pages
Banyan
18 euros

L’éveil des sans-rien et autres histoires
Subimal Misra
Traduction d’Eric Auzoux
160 pages
Banyan
14,60 euros

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