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NOTE DE LECTURE
Littérature indienne : Aucune terre n’est
la sienne, huit nouvelles pour explorer le monde
himalayen
Thèmes: Culture |
Asialyst, 19 octobre 2022
Appartenant à la communauté népalaise de
l’Inde, Prajwal Parajuly, dans son recueil de
nouvelles Aucune terre n’est la sienne, anime
avec subtilité une galerie de personnages qui
cherchent leur place dans le labyrinthe des castes,
des groupes ethniques ou linguistiques, et des
religions auxquels ils appartiennent.
Patrick de Jacquelot
Il
y a deux ans et demi sortait en France Fuir et revenir,
un roman décrivant avec un humour mordant une famille
du Sikkim, ce petit État au nord-est de l’Inde. Très
remarqué lors de sa parution, ce livre (qui vient
d’être repris en édition poche chez 10/18) était dû à
la plume de Prajwal Parajuly, un auteur indien
appartenant à la communauté népalophone de cette
région de l’Himalaya. Les lecteurs d’Asialyst ont pu
également se familiariser avec Parajuly à l’occasion
d’une grande
interview donnée à notre site où il commentait
entre autres l’évolution de la situation politique en
Inde.
Fuir et revenir était en fait le deuxième livre
de Parajuly, qui avait publié auparavant en Inde un
recueil de nouvelles. C’est ce dernier que les
lecteurs français peuvent découvrir aujourd’hui.
Autant le dire tout de suite : tous ceux qui ont aimé
le mélange de drôlerie et d’émotion qui caractérise le
roman vont adorer Aucune terre n’est la sienne.
Au fil de huit courts récits, l’auteur nous livre
autant de tranches de vie, de mini drames personnels
avec des personnages profondément humains. Avec en
prime, pour le lecteur occidental, l’intérêt de
plonger dans des mondes inconnus, ceux des multiples
communautés de ces régions himalayennes, le Sikkim, le
Népal, le Bhoutan, si éloignées de ce que nous
connaissons – et même de ce que l’on peut lire
habituellement chez les auteurs indiens pour qui ces
régions sont à peu près aussi exotiques que pour nous.
La ville
indo-népalais de Kalimpong, dans l'État indien
du Bengale-Occidentale, au pied de l'Himalaya (Source : Thrillophilia) |
Les « héros » – qui sont d’ailleurs le plus
souvent des héroïnes – de ces huit nouvelles sont très
différents les uns des autres mais partagent fréquemment
une caractéristique commune : ils ne sont pas à leur
place ou sont mal à l’aise avec la place qui leur est
assignée dans une société terriblement normative. Car le
petit monde dans lequel ils évoluent est extrêmement
compartimenté en castes, classes, groupes ethniques,
groupes linguistiques ou religions. Et les aspirations
individuelles peuvent facilement se heurter aux
multiples contraintes que font peser les communautés
dans lesquelles vivent les personnages.
Quelqu’un qui n’est vraiment pas à sa place, par
exemple, c’est Munnu, un épicier musulman installé dans
la ville indo-népalaise de Kalimpong, au sein d’une
communauté de religion hindoue, donc, et dont l’épouse
insiste pour porter la burqa. Alors que la fille de
riches habitants de la ville lui vole quotidiennement sa
marchandise, il n’ose pas protester : il sent trop que
sa présence n’est acceptée qu’à condition de ne pas
faire de vague.
Très belle histoire de déplacement également que le dernier récit, Les immigrés. On y voit la rencontre à New York d’un cadre indo-népalais et d’une jeune Népalaise, femme de ménage chez une riche Américaine. L’isolement, l’éloignement de leurs pays d’origine, des cultures presque identiques, voilà qui rapproche les deux jeunes gens. Mais là, c’est la barrière de classe qui pèse : une « domestique », qui se voit comme telle, peut-elle épouser un homme relativement riche ?
Si tous ces personnages cherchent à concilier, d’une façon ou d’une autre, les contraintes qu’impose leur milieu social avec leurs désirs personnels, force est de remarquer que les choses ne sont pas forcément plus faciles quand le conformisme prévaut. Le beau récit Itinéraire d’un père met en scène un père et sa fille dans une famille brahmane, la plus haute caste de la religion hindoue. Très proches l’un de l’autre pendant l’enfance de Supriya, ils ont vu leurs relations se distendre à son adolescence. Et le père, large d’esprit, libéral, voit avec stupéfaction sa fille rompre avec un petit ami brillant et prometteur parce qu’il est d’une caste inférieure, et décider qu’elle n’épousera qu’un brahmane. D’autant que le conformisme revendiqué par Supriya ne lui réussit pas : son choix de fiancé de la bonne caste se révèle peu judicieux.
D’autres nouvelles mettent en avant le poids écrasant des traditions. Une histoire émouvante est celle de ce jeune homme très pauvre chargé d’héberger des parentes beaucoup plus aisées venues à Darjeeling lors d’une fête. Une obligation à laquelle il ne saurait se soustraire, mais qui le met hors de lui tant il sait que tous ses efforts et ses dépenses ne pourront donner satisfaction à ses visiteuses. Et le malheureux vit d’autant plus mal la pression familiale qu’il est en parallèle soumis à celle de missionnaires américains amicaux mais de plus en plus insistants. Au fil des textes, Prajwal Parajuly évoque également la situation inconfortable des veuves dans la société, la quasi-impossibilité pour une femme d’envisager le divorce, etc. L’auteur nous fait aussi découvrir des pratiques plutôt inattendues. Dans La fille du soldat, un astrologue convainc les parents d’une petit fille « porteuse de malchance » de procéder à une cérémonie d’union rituelle avec sa meilleure amie pour lui transférer subrepticement cette malédiction.
Détail important : la plupart de ces récits ont une fin ouverte. On ne sait pas quel choix va faire Kaali, si Anamika s’installera ou pas aux États-Unis ou si les deux « immigrés » à New York surmonteront le poids des conventions. Pour Parajuly, il s’agit moins de raconter une intrigue de bout en bout que d’évoquer autant de situations, de dilemmes ou d’états d’esprit qu’il nous présente de personnages.
Si le lecteur de Fuir et revenir trouvera dans ces nouvelles un peu moins d’humour que dans le roman, il ne pourra qu’être touché par ces portraits subtils de gens apparemment si lointains et différents de nous, et pourtant en définitive si proches.
A LIRE
Aucune terre n’est la sienne
Prajwal Parajuly
288 pages
Emmanuelle Colas
2022
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