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LIVRES D'ASIE DU SUD
Littérature indienne : La Voix de Sita,
ou les multiples voix des femmes dans l’Inde
d’aujourd’hui
Asialyst, 13 janvier 2023
Mêlant mythes éternels aux réalités les plus
concrètes de notre temps, ce premier roman de Clea
Chakraverty dresse un panorama impressionnant de la
situation des Indiennes et de leur volonté farouche de
dépasser les traditions qui les oppriment.
Patrick de Jacquelot
La
Voix de Sita commence par un rappel bref mais
violent du drame qui a secoué l’Inde il y a dix ans de
cela : quand, en décembre 2012 à Delhi, une jeune
femme a subi un viol collectif particulièrement atroce
accompagné d’actes de barbarie ayant entraîné sa mort.
Un événement qui avait suscité une émotion
considérable et une mobilisation massive des Indiennes
sur le thème du « plus jamais ça ».
Avec la portée concrète habituelle chaque fois qu’un
mouvement d’indignation proclame « plus jamais
ça » : rien n’a changé depuis, bien
évidemment. Cet événement tragique, qui n’est ensuite
évoqué que très épisodiquement dans le roman,
introduit d’emblée le lecteur dans le sujet du roman :
le sort des femmes en Inde.
L’intrigue comporte plusieurs strates. La principale
suit un avocat d’une petite ville de l’État du Bihar,
porté sur les coups médiatiques et un peu inconscient.
Horrifié par le fait que dix ans après le viol de
Delhi rien n’ait changé, justement, Madhu Singh décide
de frapper un grand coup : attaquer en justice le dieu
Ram, en l’accusant d’être à l’origine de l’oppression
des femmes en Inde du fait de son comportement envers
son épouse Sita décrit dans le Ramayana, l’un
des deux grands textes de la mythologie hindoue avec
le Mahabharata.
Source : World Bank |
Cette initiative iconoclaste (moins absurde qu’on peut
le croire : il arrive effectivement que des dieux du
panthéon hindou se voient reconnaître une personnalité
juridique par les tribunaux indiens) est accueillie par
un engouement médiatique considérable et suscite une
levée de boucliers de la part des fondamentalistes
hindous, menés dans le roman par un certain Yogi
Abhinyav (qui ne manque pas de rappeler Yogi Adityanath, le
moine hindou extrémiste actuellement ministre en chef
de l’Uttar Pradesh, plus grand État du pays). Pour
étayer son acte d’accusation, Madhu se fait aider par
l’universitaire Zulfiya Wallace. Celle-ci exhume
notamment les multiples versions autres du Ramayana
qui donnent à Sita un rôle beaucoup plus actif et
important, où elle n’est plus une simple victime
passive. Autant de versions insupportables pour les
fondamentalistes hindous. Là encore, le roman s’appuie
sur des faits bien réels. En 2011, par exemple, les
extrémistes hindous ont obligé l’Université de Delhi à
retirer du programme le livre de l’universitaire AK
Ramanujan consacré aux innombrables versions du Ramayana
que l’on trouve dans l’ensemble de l’Asie.
Pendant que ces deux protagonistes se préparent un
« procès », qui prendra la forme d’un débat
télévisé à grand spectacle entre Madhu et Yogi Abhinyav,
un autre événement se déroule en parallèle : il semble
que la déesse Sita se soit réincarnée dans Sati, une
jeune fille du Bihar vivant avec les bauls, des
musiciens mystiques errants. La nouvelle du retour de la
déesse se répand : dans l’Inde entière, les femmes y
voient le signe que l’heure de la fin de leur oppression
est enfin venue. Elles affluent par dizaines de milliers
sur la grande place située au coeur de New Delhi pour
assister au « procès », moment où les deux
fils de l’histoire se rejoignent.
Premier roman de Clea Chakraverty, journaliste franco-indienne, La Voix de Sita est une œuvre ambitieuse. Le lecteur y trouve d’abord une évocation détaillée des multiples dimensions de l’oppression des femmes en Inde : avortements sélectifs, filles maltraitées, moins éduquées, dot, violences en tous genres… L’auteure s’en prend avec virulence aux systèmes oppressifs qui pèsent sur les femmes dans les différentes religions du pays, et pas seulement la religion dominante hindoue. Un statut de la femme tel que le principal vœu de la jeune épouse de l’avocat est tout simplement de « ne jamais avoir de fille »… Les milices extrémistes hindoues sont dépeintes avec une plume acérée dans toute leur violence et leurs discours de haine.
Le roman décrit simultanément le mythe de Sita dans le Ramayana et ses multiples interprétations, son importance pour les femmes indiennes d’aujourd’hui qui placent toujours leur foi dans la déesse. Tout cela s’enchevêtre : le roman mêle en permanence modes de vie de l’Inde d’aujourd’hui et traditions éternelles. L’annonce du « retour de Sita » circule sur WhatsApp, les réseaux sociaux sont aussi omniprésents que le culte de la déesse.
Sous la plume de Clea Chakraverty, des personnages très convaincants prennent vie : l’avocat aventureux, l’universitaire militante, le redoutable Yogi et ses sbires plus terrifiants encore… Très bien écrit, le roman multiplie les changements de ton et les registres d’écriture : récits contemporains « journalistiques », rêves mystiques, messages Instagram, poèmes… L’auteure passe sans difficulté de descriptions très réalistes de lieux ou de modes de vie actuels à des scènes fantasmagoriques. Elle n’hésite même pas à évoquer la vie de Sita à son époque. Avec beaucoup d’habileté, la journaliste trouve le moyen de faire passer plein de statistiques sur le sort des femmes via les messages d’une influenceuse sur Instagram.
Très ambitieux, donc, puissant, créatif, le roman en fait tout de même parfois un peu trop. Les changements incessants de ton, de points de vue et de personnages ne sont pas toujours faciles à suivre. Une évocation de Salman Rushdie et de l’interdiction de ses Versets sataniques s’accompagne de l’insertion pas du tout indispensable de quatre pages de chronologie sur l’affaire : le livre aurait sans doute gagné à être un peu simplifié et raccourci. Par ailleurs, même si Clea Chakraverty fournit beaucoup d’élément d’explication, connaître déjà un peu le Ramayana aide certainement à la lecture.
La Voix de Sita n’en constitue pas moins un premier roman impressionnant. À noter : même s’il s’agit d’une œuvre militante en faveur de la défense des femmes indiennes, le livre évite tout dogmatisme et ne tombe pas dans la condamnation universelle des hommes. Si elles veulent surmonter le sort qui est le leur, est-il suggéré, les Indiennes doivent puiser dans leurs propres traditions et non pas imiter directement le féminisme occidental. La réponse à l’oppression des femmes véhiculée par la conception prévalante de la religion hindoue ne réside pas dans le rejet de celle-ci mais dans la réinterprétation des mythes : une révolution féministe 100 % indienne à venir !
A LIRE
La Voix de SitaClea Chakraverty
462 pages
Globe
2022
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