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LIVRES D'ASIE DU SUD
Littérature indienne : Age of Vice,
terrifiant portrait de la corruption en Inde
Asialyst, 11 février 2023
Avec ce premier volume d’une trilogie, Deepti
Kapoor livre un thriller haletant sur les imbrications
entre crime, politique et société à Delhi, une « fiction
où tout est vrai ».
Patrick de Jacquelot
Opération éditoriale hors normes pour un
livre qui ne l’est pas moins : la sortie de Age of
Vice, au mois de janvier, fait figure
d’événement pour un roman indien aux ambitions
planétaires. Lancé en simultané dans plusieurs pays,
ce deuxième ouvrage de Deepti Kapoor combine écriture
à la thriller et portrait au vitriol de la société
indienne contemporaine.
Le phénomène n’est pas banal. Des éditeurs du monde
entier se sont disputés le privilège de publier le
deuxième roman d’une auteure indienne très peu connue.
Deepti Kapoor n’avait écrit jusque-là qu’un seul
roman, Un mauvais garçon, au succès
relativement confidentiel. Mais sur la base d’une
première mouture explosive du livre et d’un synopsis
des tomes deux et trois – car il s’agit là du premier
volume d’une trilogie -, l’ex-journaliste a convaincu
le monde de l’édition. Résultat : une publication
mondiale simultanée au mois de janvier, en Inde, aux
États-Unis et en Grande-Bretagne en langue anglaise,
et en traductions française, espagnole et en une
douzaine d’autres langues. Avec en parallèle des
projets de série télévisée.
L'écrivaine
indienne Deepti Kapoor (Copyright : Matthew Parker) |
Il suffit d’ouvrir l’épais volume pour
comprendre les raisons de cet engouement. Age of
Vice se lit comme un thriller pour la forme tout
en brossant un portrait assez terrifiant de l’Inde
moderne, sa violence et sa corruption. On
n’entreprendra pas de dévoiler l’intrigue qui se
déroule pour l’essentiel dans l’Inde du début des
années 2000. Deepti Kapoor y met en scène une série de
personnages fascinants. À commencer par Ajay : issu
d’une famille d’intouchables de l’Uttar Pradesh, vendu
tout enfant pour payer les dettes de sa famille. D’un
naturel plutôt gentil, cherchant désespérément à
trouver sa place dans un monde qui ne lui a rien
épargné, sa vie bascule quand il entre au service de
Sunny Wadia. Cela lui vaut de sortir de la misère,
mais à quel prix : Ajay se transforme en tueur et le
service suprême qu’il accepte de rendre à son
employeur le fait basculer en enfer. Sunny Wadia
justement : fils de Bunty Wadia, un homme très
puissant que l’on ne découvre que progressivement, il
mène une vie apparemment de rêve dans le New Delhi de
l’élite. Résidence somptueuse du clan familial, nuée
de domestiques, gardes du corps à foison, moyens
financiers sans limite, nuits de débauche, Sunny a
tout ce qu’il peut souhaiter. Sauf que, faible et
indécis, il est incapable de choisir entre ses envies
naïves de faire le bien et les exigences de son père
qui veut en faire son successeur.
Bunty Wadia, longtemps en retrait dans le récit, se
révèle en être l’axe principal. Cet homme d’affaires de
premier plan est en fait un criminel qui, associé à son
ami Ram Singh, ministre en chef de l’Uttar Pradesh, le
plus grand État de l’Inde, met ce dernier en coupe
réglée. Sous des dehors policés, Bunty Wadia déploie une
violence sans limite, y compris envers son propre fils
s’il le juge nécessaire. Autre personnage essentiel :
Neda, jeune journaliste ambitieuse, prête à dénoncer les
puissants et leurs méfaits, mais qui bascule dans une
vie schizophrénique quand elle tombe amoureuse de Sunny.
Le jour, elle enquête sur le sort des miséreux de Delhi,
la nuit elle fait la fête avec le fils du responsable de
leurs malheurs.
Et la galerie de portraits ne s’arrête pas là. On
pourrait citer aussi Vicky Wadia, le mystérieux frère
aîné de Bunty, qui vit au fin fond de l’Uttar Pradesh où
il pourrait bien se comporter de manière pire encore que
son frère ; Gautam Rathore, fils d’un maharadja
désargenté, prêt à tout pour restaurer le standing
familial; Dinesh Singh, fils du ministre en chef
corrompu, qui, comme Sunny, veut améliorer les choses,
mais semble bien davantage décidé à agir (on lui prédit
une place importante dans le tome deux à venir) ; ou
encore Dean, le collègue de Neda, authentique
journaliste d’investigation pas disposé, contrairement à
elle, aux compromissions – cela ne lui réussira pas.
À travers ce grouillement de personnages, l’auteure
décrit la criminalisation extrême qui sévissait dans
l’Inde moderne émergeant au début du siècle. Il sera des
plus intéressants de voir si son analyse demeure la même
dans les deux romans suivants, quand l’action se
rapprochera, on le suppose, de l’époque actuelle. Age
of Vice « est bien écrit comme un
thriller, mais le thriller, c’est le médium,
souligne Michèle Albaret-Maatsch, traductrice du roman
en français. L’objectif de Deepti, c’est de démonter
les mécanismes qui ont amené l’Inde à sa situation
actuelle. »
S’appuyant sur une dizaine d’années de journalisme de
terrain à Delhi, la romancière décrit minutieusement les
processus de pouvoir et de corruption qui permettent à
la grande criminalité de prospérer. Un exemple parmi
d’autres : les occupants d’un bidonville bien situé en
centre-ville sont expulsés pour permettre un projet
immobilier. En compensation, ils reçoivent des titres de
propriété de terrains en banlieue éloignée. Comme ils ne
peuvent vivre et travailler si loin, ils revendent ces
titres pour une bouchée de pain aux promoteurs de
l’opération, qui se retrouvent propriétaires de terrains
appelés à prendre une grande valeur un peu plus tard. Et
les habitants expulsés reviennent au centre de Delhi
dans un autre bidonville en ayant à peu près tout perdu.
"Il veut tout, tout le pouvoir"
Le portrait de l’Inde qui en résulte est évidemment glaçant. Interviewée le mois dernier sur France Culture, Deepti Kapoor, qui vit depuis quelques années au Portugal, expliquait avoir voulu « parler de la violence de la société indienne, de son hypocrisie, exposer la duplicité, les compromis des gens comme moi [des classes moyennes, NDLR], décrire la corruption et ses réseaux ». L’ampleur de cette corruption est résumée dans un échange entre Dinesh, le fils du ministre en chef, et Sunny, le fils de son associé homme d’affaires, où le premier dénonce l’avidité sans limite de Bunty Wadia. Je reproche à ton père « d’essayer de contrôler tout et tout le monde. Il veut tout, tout le pouvoir. […] Il dévore tout. Les services de santé, l’éducation, les infrastructures, l’exploitation minière, les médias même. Il a la main sur tout. »
En toile de fond de ces malversations, le roman brosse un formidable portrait de Delhi : ses quartiers privilégiés et ses bidonvilles, sa redoutable prison, les soirées mondaines, les milieux intellectuels, les hôtels cinq étoiles où se déroule une grande partie de la vie sociale, les immeubles en construction au milieu d’immenses terrains vagues dans la banlieue de Noida, les cloaques entourant la Yamuna, la rivière qui traverse la ville, que Sunny rêve de transformer en l’équivalent de la Seine à Paris ou de la Tamise à Londres.
Mené à un rythme d’enfer avec des rebondissements incessants, un suspense haletant, des dialogues incisifs, Age of Vice multiplie aussi les morceaux de bravoure. Un exemple : la scène hallucinante où Bunty Wadia, pour punir son fils Sunny jugé trop dilettante, vient chez lui avec une demi-douzaine d’hommes de main et leur fait détruire intégralement toutes les possessions de Sunny. C’est finalement à un autre très grand roman de la littérature indienne récente que fait penser le livre de Deepti Kapoor : Sacred Games (traduit en français par Le Seigneur de Bombay) de Vikram Chandra, fabuleux portrait lui aussi d’un grand criminel situé cette fois dans l’autre métropole indienne, Bombay. On attend désormais la suite de Age of Vice, mais probablement pas, malheureusement, avant la fin 2024 ou le début 2025.
A LIRE
Age of ViceDeepti Kapoor
Traduit par Michèle Albaret-Maatsch
590 pages
Robert Laffont
24 euros
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