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LIVRES D'ASIE DU SUD
Sri Lanka : Récifs, un roman intimiste
et gastronomique dans un pays en pleine descente aux
enfers
Thèmes: Culture |
Asialyst, 28 mars 2024
Ce court roman de Romesh Gunesekera brosse le
portrait d’une maisonnée de Colombo où maître et
domestique tentent de se préserver du monde extérieur
grâce notamment à la cuisine.
Patrick de Jacquelot
C’est tout sauf une nouveauté puisque
ce roman a été publié en 1994, il y a trente ans. Mais
la littérature du Sri Lanka est tellement peu connue
en France que la réédition de ce livre ce printemps,
dans une traduction revue, est à saluer. Car ce court
roman est une œuvre attachante, à la tonalité
singulière.
À première vue, il s’agit d’une chronique intimiste,
celle d’une maisonnée de Colombo, la capitale de ce
qui était encore Ceylan au début du roman dans les
années 1960. Deux personnages essentiels dans cette
maison des beaux quartiers : Mister Salgado, le maître
de maison, et Triton, son domestique-cuisinier. À quoi
viendra s’ajouter quelques années plus tard la
fascinante Miss Nili, l’amie de Salgado. Avec selon
les moments quelques autres domestiques et les amis
proches du maître des lieux, ce tout petit monde vit
un peu en vase clos, et semble a priori peu
sensible aux événements du monde extérieur.
Vue aérienne
de Colombo, la capitale sri-lankaise. (Source : FT) |
Il n’est guère étonnant que Triton soit totalement focalisé sur son univers domestique : il ne connaît, après tout, strictement rien du monde extérieur. Mais Salgado n’est finalement pas très différent. Il a beau appartenir à la haute société et être éduqué – il est biologiste marin -, il ne semble réellement attaché qu’à son petit monde. Sa seule vraie préoccupation en dehors de sa maison tient à l’évolution inquiétante des récifs coralliens. Quant à la situation politique de l’île, il la suit de loin, avec un certain détachement.
Mais l’on ne peut vivre indéfiniment dans une bulle. Et les habitants de la maison Salgado sont rattrapés progressivement par la dégradation continue de la situation politique du Sri Lanka. Pour Triton, le bouleversement majeur de ses années au service de son maître est sans aucun doute l’arrivée de Miss Nili. La présence d’une femme à demeure dans la maison d’un célibataire endurci comme Salgado remet en cause tout le mode de fonctionnement du jeune homme – même s’il voue à l’amie de son employeur la même vénération qu’à celui-ci. Et pourtant, l’arrivée de Miss Nili coïncide avec des « jours de violence » qui annoncent le basculement du pays dans une « bestiale sauvagerie ». À partir des années 1970, les tensions entre la communauté cinghalaise bouddhiste et la minorité tamoule hindouiste prennent une tournure dramatique. En 1971, note Triton, suite aux premières révoltes, « des milliers de gens trouvèrent la mort au cours des représailles ». Et durant l’été 1983, le pays bascule dans une effroyable guerre civile entre le gouvernement cinghalais et les Tigres tamouls du nord du pays. Un conflit qui durera vingt-six ans et fera cent mille victimes.
Récifs n’est en rien une chronique des
bouleversements politiques traversés par le Sri Lanka à
partir des années 1960. Ces derniers figurent bien dans
le roman mais en arrière-plan, par exemple par
l’intermédiaire de conversations entendues par Triton
alors qu’il s’affaire à servir Salgado et ses invités.
Si le monde extérieur ne pénètre ainsi dans la bulle de
la grande maison que sous forme d’échos, son impact n’en
est pas moins bien réel. C’est en fait tout le combat de
Triton, son employeur et la compagne de ce dernier pour
mener une vie à leur mesure, protégée, qu’évoque le
récit. Marqué par le profond attachement – réciproque –
entre le maître et le domestique, cet effort
inexorablement voué à l’échec pour maintenir à
l’extérieur la montée des violences s’appuie beaucoup
sur… la cuisine. Les talents culinaires de Triton, son
inventivité, son désir d’explorer sans cesse de nouveaux
domaines gustatifs jouent un rôle central dans la bonne
marche de la maison et le contentement de ses habitants
– jusqu’à ce que cela ne suffise plus, bien entendu. En
attendant, le lecteur aura été régalé par de nombreuses
descriptions de plats sri-lankais et autres. Un roman
plein de saveurs délicates à déguster !
A LIRE
RécifsRomesh Gunesekera
Traduction de Marie-Odile Fortier-Masek
192 pages
Éditions Zoé
19,50 euros
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