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HOMMAGE
Mort de Michel Angot, historien de l'Inde, lucide sur les dangers de son métier
Asialyst, 13 avril 2024
L’indianiste Michel Angot est mort le 8 avril
dernier à l’âge de 75 ans. Spécialiste du sanskrit,
qu’il a enseigné entre autres à l’université Paris X
et à l’Inalco, Michel Angot présentait une
caractéristique assez unique : sa capacité à utiliser
sa profonde connaissance de l’Inde la plus ancienne
pour aider à comprendre l’Inde d’aujourd’hui. En
témoigne l’exceptionnelle interview qu’il avait
accordée à Asialyst en 2017 à l’occasion de la
parution de son Histoire des Indes. Il nous
expliquait alors pourquoi il est si difficile de
traiter de la réalité historique indienne et pourquoi
elle déchaîne tant de passion. Un entretien que nous
reproduisons ici pour lui rendre hommage.
Patrick de Jacquelot
CONTEXTE
Michel Angot nous a accordé une interview le 13
décembre 2017 alors qu’une affaire défrayait la
chronique en Inde depuis plusieurs semaines : la sortie
du film Padmavati avait dû être reportée sine
die en raison de la campagne menée contre lui par les
militants hindouistes. Cette superproduction
bollywoodienne évoque la vie de Padmavati, une princesse
hindoue du XIVème siècle, qui a lutté contre un
envahisseur musulman et s’est suicidée plutôt que de
tomber entre ses mains. Soupçonnant le film – que
personne n’avait vu – d’évoquer des relations coupables
entre la princesse hindoue et le guerrier musulman, les
fondamentalistes avaient multiplié manifestations et
violences, allant jusqu’à offrir une récompense à qui
couperait les têtes du metteur en scène et de l’actrice
principale, accusés de falsifier la réalité historique.
A cela près que personne ne connaît la réalité
historique en question : l’histoire de Padmavati n’est
guère connue qu’à travers des œuvres de fiction,
notamment un poème écrit deux cents ans après les faits.
Les hindous radicaux protestaient contre une scène
« dont le réalisateur dit qu’elle n’existe pas »,
incluse dans un film « qui est une œuvre de
fiction » et traite d’un personnage apparu
initialement « dans une œuvre qui est elle-même
une fiction », comme
l’écrivait alors l’indianiste polonais Krzysztof
Iwanek. « La controverse n’est pas
simplement une distorsion – c’est une distorsion dans
une distorsion dans une distorsion. »
Cette anecdote illustre une réalité souvent
déconcertante de l’Inde contemporaine : la violence
des débats tournant autour de l’interprétation
d’événements historiques ou supposés tels. Dans ce
contexte, Histoire des Indes, qui
vient de paraître, apporte des éléments-clés de
compréhension. Ce gros ouvrage (près de 700 pages plus
les annexes) est l’œuvre de Michel Angot, philologue
français spécialiste de la philosophie sanskrite, qui a
consacré sa vie à l’Inde. Ayant appris à réciter le Veda
auprès des brahmanes et ayant vécu de nombreuses années
dans le pays, Michel Angot, qui enseigne le sanskrit à
l’EHESS, entre autres, élargit ici sa palette en livrant
une histoire des Indes des origines à nos jours.
Le spécialiste de l'Inde Michel
Angot (Source : Clio)
|
La tâche est complexe. Comme il l’explique dans son
ouvrage, la notion d’histoire n’est apparue que tout
récemment en Inde, ce qui pose de nombreux problèmes de
sources et d’interprétation. Bien loin de livrer un
simple déroulé chronologique, son livre comporte de
nombreux chapitres transversaux sur des thèmes de
première importance comme les diverses (et nombreuses)
religions présentes dans le pays, l’évolution au fil des
siècles des relations entre hindous et musulmans, les
lieux de l’hindouisme, le système des castes, le statut
des femmes ou la question des langues dans l’Inde
d’aujourd’hui. Autant de sujets sur lesquels l’auteur
livre des réflexions souvent surprenantes, toujours
éclairantes. Sa formation de sanskritiste lui permet par
exemple de livrer des analyses très frappantes du rôle
de la langue dans la formation des consciences en Inde
(voir notre entretien ci-dessous). Des connaissances
linguistiques particulièrement bienvenues dans l’analyse
de l’histoire d’un pays où la production intellectuelle
a longtemps été du ressort exclusif des brahmanes dont
la compétence était, précisément, la maîtrise du
langage.
L’un des aspects les plus frappants d’Histoire des
Indes, c’est la fréquence avec laquelle des
éléments historiques viennent éclairer divers aspects de
la société contemporaine. Pour prendre un exemple,
Michel Angot écrit que les brahmanes de jadis ne
pouvaient faire l’histoire de l’Inde, n’ayant « pas
l’idée de l’histoire ». « Quant à l’histoire
des autres… poursuit-il. Ils n’ont
aucun intérêt envers les autres. Quels autres ?
La culture brahmanique, fondamentalement autiste, ne
connaît pas l’autre, mais seulement des inférieurs
auxquels il est urgent de ne pas s’intéresser. » Une
remarque cruelle qui aide à comprendre la tendance
affirmée du pays à tenter d’imposer ses propres façons
de faire en ignorant les règles internationales
universellement acceptées, et cela souvent à
son propre détriment.
Dans sa fresque de la civilisation indienne, Michel
Angot passe en revue de nombreux mythes de l’histoire
ancienne ou contemporaine, depuis l’action de Gandhi
jusqu’à l’image de non-violence attachée au pays. Des
analyses fréquemment iconoclastes qui ne manqueraient
pas de susciter de vives réactions en Inde si elles y
étaient connues. Peu désireux d’être exposé aux mêmes
agressions que les auteurs de Padmavati, l’historien
préfère se protéger en refusant la traduction de son
livre en anglais…
Si l’on n’est pas forcé d’adhérer à chacune des analyses
de l’auteur, la lecture d’Histoire des Indes est
donc fortement conseillée à tous ceux qui cherchent des
clés pour mieux comprendre ce pays aussi fascinant que
déroutant. L’épaisseur et la nature érudite de l’ouvrage
ne doivent pas effrayer : l’écriture en est le plus
souvent parfaitement accessible aux non-spécialistes.
S’il cite, naturellement, de nombreux textes érudits,
l’auteur se réfère tout aussi bien à la littérature
indienne contemporaine. Le livre est en outre structuré
en de multiples courts chapitres et sous-chapitres,
clairement intitulés (le sommaire fait neuf
pages !), ce qui permet de repérer facilement les
thèmes auxquels on s’intéresse.
ENTRETIEN
Asialyst : En tant qu’historien, que vous
inspire la violence des polémiques autour du
film Padmavati, accusé de falsifier
la réalité historique d’un personnage largement
légendaire ?
Michel Angot : Le personnage
de Padamavati est historique mais ce qu’il en fut
exactement, on ne le sait pas. Cette affaire montre la
difficulté où l’on est d’établir les faits. L’histoire,
c’est un ensemble de faits reliés par une causalité. En
Inde, il est souvent très difficile d’établir les faits
exactement. Il y a bien eu une Padmavati, une guerre,
son suicide, mais dans quelles conditions exactes, on
n’en sait rien. Mais comme c’était une belle saga, elle
a été peinte en doré, le personnage est entré dans la
légende et c’est la légende qui a été transmise.
L’indignation ne porte donc pas sur une
falsification de l’histoire mais sur une falsification
d’une légende ?
Elle porte sur le fait que le traitement dans le film ne
rentre pas dans la vision de l’histoire que les
pseudo-historiens veulent imposer. Actuellement en Inde,
un historien se doit de réciter la conception que les
hindous ont de l’histoire. Il n’est pas question
d’étudier, d’établir les faits, il s’agit de fabriquer
l’histoire. Dans cette optique, l’historien est celui
qui va mettre en mots la vision hindoue contemporaine.
Il n’est question que de ça. Bien entendu, il y a en
Inde, heureusement, de vrais historiens. Mais ils sont
toujours menacés car ils disent des choses dont la
conscience collective ne veut pas. Tout comme les
acteurs de Padmavati, ils se font
menacer de mort parce qu’ils révèlent des faits qui ne
sont pas conformes à ce que les gens veulent entendre.
Il y a en particulier la question de la nationalité des
historiens. Un historien américain ou allemand peut très
bien faire un livre sur l’histoire de France, c’est
normal. Mais en Inde, ce n’est pas légitime. L’historien
étranger n’est pas le bienvenu. Les Indiens s’érigent
comme ayant le monopole du discours sur leur histoire.
Les vrais historiens indiens ont du mal à se faire
entendre. Et ceux qui travaillent aux Etats-Unis, dans
les universités américaines par exemple, sont soumis aux
attaques du lobby indo-hindou. Et c’est tout le temps
comme ça. Le métier d’historien en Inde ou sur l’Inde
est un métier dangereux, car il y a dans le pays des
hindous qui depuis quelques dizaines d’années imposent
leur vision de l’histoire, et qui sont désormais au
pouvoir. Mais même avant que Narendra Modi devienne
Premier ministre, il y avait eu de tels cas. Celui de
James Laine, par exemple, qui dans Shivaji :
Hindu King in Islamic India (2003) a eu
l’audace de reproduire ce qu’on lui avait dit sur
Shivaji, le héros marathe. Cela a fait un scandale
d’Etat, avec Manmohan Singh, le Premier ministre de
l’époque, disant : « On ne peut pas
bafouer l’orgueil national ! » Ils
ont exigé et obtenu qu’Oxford University Press – ça
n’est pas n’importe qui – retire et pilonne le livre.
Tout ça parce qu’on avait soupçonné la vertu de la mère
de Shivaji. Alors même que c’étaient des Indiens qui
avaient dit cela, et pas Laine qui n’avait rien
inventé !
Sur le fond, comment expliquer que des débats
sur des points d’histoire datant de 500 ans suscitent
de telles réactions ?
Cela tient au fait que l’Inde est un pays entièrement
neuf qui est en train de s’inventer. Leur histoire,
c’est leur identité. Les gens qui protestent veulent
créer une identité indienne, et cette identité n’est pas
du tout acquise. On ne s’en rend pas compte parce que
pour nous, l’Inde existe. Mais elle n’existe en fait que
depuis 1900 environ. Et elle existe par un coup de
force : les Gandhi, Nehru et autres ont réussi à
imposer l’histoire de l’Inde, l’existence de l’Inde à
des gens qui n’en avaient jamais entendu parler. En
France, la conscience d’être français existe depuis
plusieurs siècles, le principe de l’identité française
n’est pas remis en question. Mais l’Inde est un pays
tout juste né, qui n’avait pas d’histoire, et pour
naître, une nation a besoin d’une histoire. Donc, à
chaque fois que sort un livre d’histoire, c’est comme si
on les blessait dans leur corps puisqu’ils se
définissent par rapport à cette histoire nouvelle.
L’histoire a toujours une dimension politique mais là,
elle a en plus une dimension identitaire. Et c’est
viscéral. Pour ces gens-là, le discours historique est
un discours organique, ce n’est pas comme en France où
quelques vieux messieurs discutent pour savoir si la
révolution industrielle a commencé en 1750 ou en 1752.
Ce n’est pas un débat académique !
Eux, ils veulent se définir par un discours historique
qui n’est absolument pas scientifique. C’est en fait
leur présent qui est en cause, pas du tout leur passé.
L’enjeu, c’est la constitution du présent grâce à celle
du passé. Nous avons eu cela en France, notez bien, et
encore au XIXème siècle, mais c’est révolu.
Est-ce pour cela que le gouvernement actuel
s’intéresse beaucoup à l’enseignement de
l’histoire ?
Ils pilotent l’histoire, un peu comme Poutine ou les
Chinois, en fonction de leur volonté d’identité.
Actuellement, ils sont en train de redessiner l’identité
indienne. Par exemple, en minimisant – ce qui n’est
d’ailleurs pas si mal – le rôle de Gandhi et de Nehru,
le père de la patrie, en minimisant le passé musulman…
Voyez l’affaire du Taj Mahal [le gouvernement
nationaliste hindou de l’Uttar Pradesh l’a retiré de la
liste des grands sites touristiques à promouvoir, le
monument ayant été construit par un souverain musulman,
NDLR], c’est un bon exemple. En 1947, au moment où le
pays est en train d’être créé, Jinnah [leader de la
Ligue musulmane, futur dirigeant du Pakistan, NDLR] et
Nehru discutent pour démonter le Taj Mahal et le
remonter au Pakistan. Ils sont d’accord, l’un et
l’autre. Ils se rendent compte tous les deux que ce
palais est à la fois le monument le plus célèbre de
l’Inde et un monument musulman. C’est un peu comme si on
considérait la grande mosquée de Paris comme le monument
symbole de la France. C’est faute d’argent que le Taj
Mahal ne sera finalement pas remonté au Pakistan. Donc
ce qui se fait aujourd’hui est dans la continuité de
gens comme Nehru, qui était un modéré. Cela montre qu’en
1947 se posaient déjà les questions de l’identité de
l’Inde, de la présence des musulmans et de celle des
signes de la présence de l’islam.
Dès l’Indépendance, cette présence musulmane était mal
vue par les nationalistes, de façon plus souriante avec
Nehru et moins souriante avec les théoriciens dont les
descendants sont maintenant au pouvoir. Ces derniers ne
disent pas des choses forcément très différentes sur le
fond des nationalistes modérés, mais la forme est très
différente, violente. Car contrairement à ce que disent
les indolâtres, l’Inde n’est pas du tout un pays de
non-violence ! Les gens aujourd’hui au pouvoir sont
en train de réécrire l’histoire, comme les autres avant
eux. Autrefois, c’était le parti du Congrès, maintenant,
c’est un nouveau parti, mais les deux font une
falsification de l’histoire.
Vous utilisez fréquemment dans votre ouvrage un
terme qu’on ne s’attend pas à trouver dans un livre
d’histoire, celui « d’invention » :
invention du pays, invention de l’hindouisme,
invention de l’Inde par les Anglais, par les Indiens…
L’histoire de l’Inde serait-elle totalement
imaginaire ?
Oui, en grande partie. Cela a commencé sur une base
anhistorique [pendant longtemps, les Indiens n’avaient
pas de conscience de l’histoire, NDLR]. Quand les
Anglais arrivent, ils apportent toutes sortes de notions
comme celles d’Etat, de religion, etc… Autant de
concepts européens qui n’existent pas dans ces pays. Il
n’y a jamais eu d’Etat en Inde avant les Anglais,
jamais. Il n’y a jamais eu d’identité indienne. Par
exemple, ce sont les Anglais qui inventent le mot
« hinduism » pour désigner la religion. Mais
l’hindouisme n’existe pas, il y a des centaines de
religions en Inde, sans terme qui les englobe. Quand les
Anglais demandent aux gens de se catégoriser, ceux qui
ne sont ni musulman, ni chrétien ou autres, ils leur
imposent le mot « hindouisme », ils leur
imposent de se définir comme hindous. L’hindouisme est
une invention des Anglais du XIXème siècle. Au XXème et
XXIème siècles, cette invention est en train de
s’intégrer à l’intérieur de la population. Mais cela
demeure une pure invention !
Une invention qui est parfaitement acceptée de
nos jours, tout de même !
Non. Les très nombreux sûdras (les intouchables) ne se
reconnaissent pas forcément comme hindous. Leur leader
Ambedkar, qui a rédigé la Constitution indienne, les a
invités à devenir bouddhistes.
Il y a tout de même chez les intouchables une
demande très forte ces dernières années d’être
autorisés à entrer dans les temples hindous qui leur
étaient interdits…
Oui, cela montre bien qu’ils n’en faisaient pas partie.
Leur revendication, c’est parce qu’ils ne veulent pas de
l’interdiction. Cela ne reflète pas une volonté d’être
hindou, c’est pour gagner du statut social.
Si comme vous le dites l’hindouisme est une
invention vieille d’un ou deux siècles, c’est en tout
cas une invention qui a réussi, non ?
"Histoire des Indes" par Michel Angot,
éditions Belles Lettres, 2017 |
En fait, beaucoup de temples hindous sont vides. Ceux
qui sont pleins, ce sont des temples communautaires, des
temples de castes. Et puis aussi les temples des grands
pèlerinages dont certains ont d’ailleurs tendance à être
exclusifs en refusant les femmes par exemple. C’est très
important de bien voir comment les catégories de pensée,
d’administration, tous les concepts qui sont d’origine
européenne par l’intermédiaire de l’Angleterre, ont été
appliqués à l’Inde par les élites qui militaient contre
l’Angleterre pour obtenir l’indépendance, et qui
militaient avec des notions anglaises déguisées avec des
noms indiens. Par exemple, le concept de dharma aujourd’hui,
cela n’est rien d’autre que le concept de religion.
Quand les Anglais arrivent en Inde, le concept de
religion n’existe pas. Alors que font les
nationalistes ? Ils prennent un vieux mot sanskrit,
et ils le font coïncider avec la notion de religion.
Tout est comme ça. Le discours est fait avec des mots
d’origine sanskrite en général, mais ces mots ne
renvoient pas du tout aux concepts sanskrits, ils
renvoient à des concepts européens, chrétiens ou autres
avec la distorsion que cela entraîne au niveau de la
population. Si le pays est violent, c’est tout
simplement parce que les catégories de pensée ne
correspondent pas aux catégories de faits.
Un thème revient sans cesse dans le discours
nationaliste hindou, celui de l’Inde éternelle, à
l’origine de tout. Qu’en pensez-vous ?
C’est la reconversion nationaliste d’un sentiment
qu’avaient les brahmanes. Ce sont les brahmanes qui ont
abandonné leurs chères études pour inspirer le discours
nationaliste. Or, les brahmanes des temps anciens
considèrent non seulement qu’ils ont la connaissance
mais qu’ils sont la connaissance. Et
ils affirment que cette connaissance du Veda est une
connaissance éternelle. Donc par définition pour ces
brahmanes d’autrefois, avant le XVIIIème siècle, la
connaissance qu’ils ont, qu’ils sont, précède
toute autre connaissance.
Au moment où ces gens-là perdent le pouvoir
intellectuel, entre 1870 et 1900, il y a une
reconversion des thèmes : la priorité indienne
d’aujourd’hui, c’est l’héritage de la priorité
brahmanique et védique d’autrefois. L’Inde est
naturellement le gourou du monde et elle est
naturellement avant toute chose. Et si elle n’est pas le
gourou du monde dans les faits, cela provient évidemment
d’un complot international dont les acteurs sont bien
sûr les musulmans, les proto-Pakistanais, les Anglais,
etc. Au XIXème siècle, ils doivent reconnaître la
supériorité des Anglais sur le plan matériel, mais ils
se drapent dans une dignité et une supériorité morale.
Et c’est toujours d’actualité.
Donc quand Narendra Modi affirme que le dieu
Ganesh, avec sa tête d’éléphant, est la preuve que les
Indiens des temps passés maîtrisaient la chirurgie
esthétique, cela manque un peu de base
historique ?
(Rires) Regardez comment ça se passe… Si
vous prenez la mythologie grecque, Zeus dans l’Olympe,
et que vous confondez mythologie et réalité, vous allez
dire que Zeus avait inventé le déplacement dans les
airs. Dans le cas de l’Inde, c’est un peu différent. Ils
lisent le Veda : on y parle de « viman », des
vaisseaux qui transportent les dieux. Ce mot se retrouve
en hindi aujourd’hui et désigne les engins volants,
avions ou fusées. A partir de là, ils font une
lecture a posteriori : « puisque
ce mot désigne aujourd’hui les engins volants, le fait
qu’on le trouve dans le Veda est bien la preuve que les
védiques avaient inventé les transports
interplanétaires ! » Et c’est fait
systématiquement : les védiques connaissaient
l’électricité comme la bombe atomique. Le vocabulaire
ancien a été associé à des réalités nouvelles et
ensuite, on relit les textes anciens en projetant la
réalité sur le discours ancien… Cela fonctionne très
bien… Beaucoup d’Indiens sont persuadés que dans les
temps védiques, ils avaient un niveau scientifique très
élevé, et surtout supérieur au nôtre. C’est très
important de montrer que c’était supérieur à la science
occidentale.
En même temps, c’est un discours ambigu puisque
si l’on y croit, cela revient à dire que le peuple
indien a sombré dans une décadence effrayante…
C’est là qu’interviennent les gens de l’extérieur qui
ont tué le paradis védique. On invente un paradis, que
l’on situe en général à l’époque des Guptas, une
dynastie vers les Vème ou VIème siècles dont on ne sait
absolument rien mais qui est parée de toutes les vertus.
Jusqu’à ce qu’interviennent les étrangers…
Il y a un thème que vous ne traitez pas vraiment
dans votre livre : si l’idée-même de nation
indienne est aussi récente et artificielle, comment
expliquer qu’il y ait si peu de tensions
indépendantistes, mis à part le cas particulier du
Cachemire et quelques mouvements dans les Etats du
Nord-Est ?
L’idée de nation devient de moins en moins artificielle
puisque avec le temps qui passe, elle s’incarne de plus
en plus. Quand on vit dans le sud de l’Inde, par
exemple, Delhi c’est loin. L’Inde est un empire. Pour
les habitants du Kerala ou du Tamil Nadu, ce qui compte
c’est l’Etat où ils vivent. Grâce à l’absence d’un Etat
unitaire et à la présence d’un Etat fédéral, les gens ne
sont pas menacés dans leur identité : un Tamoul est
un Tamoul, son identité est forte, il ne parle pas la
même langue que les Indiens du Nord, sa religion est
largement différente… Les gens du Nord ont beau mépriser
ceux du Sud, ces derniers ne sont pas ou peu tentés par
l’indépendance. Pas plus que les Français ne se sentent
menacés par l’Allemagne.
Mais en Europe, justement, la Catalogne veut se
séparer de l’Espagne, l’Ecosse de la Grande-Bretagne…
Ils ne veulent pas se séparer de l’Europe, ils veulent
se séparer de l’Espagne, de la Grande-Bretagne. On
trouve le même phénomène en Inde avec les Etats qui se
divisent, qui sortent du cadre régional dans lequel on
les a forcés. Le Telangana se sépare de l’Andhra
Pradesh, pas de l’Inde [la création du Telangana est
intervenue en 2014 par scission de l’AP, NDLR]. Les
revendications ne sont pas par rapport à Delhi, elles
sont par rapport aux capitales régionales. Il y a un
émiettement à l’intérieur de l’Inde mais pas de
revendication d’indépendance. Parce que l’Etat indien
est encore faible. Il ne faut pas oublier que c’est une
création récente.
On a tout de même aussi le sentiment sur place
qu’il y a une vraie fierté d’appartenir à l’Inde, à
l’un des plus grands pays du monde. Donc là encore,
l’Inde est peut-être une « invention »
récente mais c’est une invention qui fonctionne…
Tout à fait, elle fonctionne de plus en plus. Cette
« invention » a donné naissance à quelque
chose qui se développe, s’impose, non sans tensions avec
d’autres réalités plus souterraines, plus anciennes, et
avec des conflits. Peut-être avez-vous remarqué que les
Indiens sont surtout indiens vis-à-vis des
étrangers ? On est indien vis-à-vis des étrangers
et on est tamoul vis-à-vis des autres Indiens. Il y a
une fierté nationaliste indienne face à l’extérieur et
une fierté ethnique ou ethnolinguistique vis-à-vis de
l’intérieur.
Vous démontez dans votre livre une série
d’icônes indiennes, de Shivaji à Gandhi en passant par
le thème de la non-violence, toutes choses
particulièrement mal vues en Inde. Est-ce pour cela
que vous avez pris la décision étonnante de ne pas
être traduit en anglais ?
Tout à fait. J’ai vu trop d’historiens européens et
américains victimes de cette violence que l’on voit en
Inde, donc je me protège. Car en même temps c’est un
pays que j’aime, que je connais bien, où je ne me sens
pas du tout étranger. J’étudie sa philosophie depuis
cinquante ans, j’aime y vivre et je veux pouvoir y
retourner sans me faire menacer. Et je sais que la
dénonciation des mythes de l’identité indienne c’est
dangereux si vous le faites dans une langue que les gens
comprennent. En français, il n’y a pas de risque. Je
préfère faire tranquillement mon travail, que j’espère
honnête. Je dénonce certains mythes mais je ne suis pas
hostile à l’Inde, ça n’est pas la fonction d’un
historien d’être hostile à ce qu’il étudie. J’ai essayé
d’être scientifique, ce qui n’empêche pas des mouvements
d’humeur, un historien demeure un homme ! Du coup,
sans renier un mot de ce qui est écrit, je ne voudrais
pas que le livre soit ressenti comme étant une
dénonciation de l’Inde.
A LIRE
Histoire des Indes de Michel Angot,
Éditions Belles Lettres, 2017, 904 pages, 39 euros.
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