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LIVRES D'ASIE DU SUD
Littérature indienne : Jeune couple
s’éclate en plein air, ou les déchirements
intimes de la classe moyenne
Thèmes: Culture |
Asialyst, 8 juin 2024
Comment la diffusion sur Internet d’une vidéo
explicite du fils aîné et de sa petite amie fait
exploser une famille indienne typique de la classe
moyenne: tel est le sujet de ce premier roman
d’Aravind Jayan à l’humour grinçant et quelque peu
désespéré.
Patrick de Jacquelot
Dans
cette famille de Trivandrum, la capitale de l’État du
Kerala au sud-ouest de l’Inde, il y a le père, Appa,
propriétaire d’une petite chaîne de magasins de
vêtements, qui travaille dur pour la faire tourner. Il
y a la mère, Amma, qui donne des cours de maths et de
physique à domicile et tient avant tout à faire bonne
figure face au voisinage. Il y a le fils aîné,
Sreenath, 22 ans, qui étudie pour devenir
expert-comptable. Et enfin son frère cadet, 20 ans,
stagiaire à la rédaction d’un journal anglophone, le
narrateur de cette histoire.
La famille mène la vie classique de la classe moyenne
émergente : confortable mais sans plus – l’achat d’une
voiture a de quoi mettre sérieusement ses finances
sous tension. Les fils sont en piste pour se doter de
compétences professionnelles convenables mais
s’ennuient ferme dans leur petite ville de province.
Marine Drive
à Bombay (Source : Guardian) |
Pour les parents, qui ont un peu de mal à appréhender le concept de vidéos partagées sur le Web, c’est quasiment la fin du monde. Tétanisés, ils n’osent plus se montrer, terrifiés à l’idée de la réaction de leurs voisins et du reste de la famille. Un clash immédiat avec leur fils aîné débouche sur le départ de ce dernier et la rupture de toute communication avec lui.
Appa et Amma espèrent avoir ainsi évacué le problème et considèrent qu’ils n’ont plus à s’occuper de rien. Ils ne vont pas s’en tirer aussi facilement. Quand les parents d’Anita découvrent peu après l’existence de la vidéo, la crise éclate pour de bon. Ils mettent les parents de Sreenath en demeure d’agir et n’admettent pas l’argument selon lequel ils n’ont plus de relation avec leur fils. La mère d’Anita va jusqu’à camper devant la porte de leur maison, au vu et au su de tout le voisinage, pour les obliger à intervenir. La solution, la seule : obliger les deux jeunes gens à se marier, bien entendu.
Les pressions monstrueuses exercées sur Sreenath et Anita finissent par porter leurs fruits : le couple accepte de se marier. Une cérémonie déprimante tenue au bureau de l’état-civil en présence de sept personnes en tout de la famille des deux mariés : « Nous avions quand même l’air trop nombreux », note, amer, le narrateur.
Pour le jeune couple, la pression demeure malgré tout intolérable et il choisit de quitter la ville sans laisser d’adresse. De quoi permettre un petit début de retour à la normale pour les parents et le fils cadet… jusqu’à ce qu’apparaisse sur Internet une nouvelle vidéo. Un clip musical créé par Sreenath et Anita eux-mêmes avec des amis musiciens à partir de leur vidéo « pornographique ». Ce clip baptisé « Kafkaaaa » remporte un grand succès, suscite des articles dans les journaux, ce qui relance l’affaire. C’en est trop pour le fils cadet qui s’enfuit à son tour du domicile familial pour aller à Bangalore. Là, il retrouve de manière fortuite son frère et sa belle-sœur : les retrouvailles se passent on ne peut plus mal. Un final plein d’amertume voit la famille éclatée pour longtemps, les parents cloîtrés chez eux, Sreenath et Anita partis de nouveau, cette fois à Bombay, et le narrateur seul à Bangalore. Dans les dernières lignes du roman, ce dernier rêve à une future réconciliation : peut-être qu’un jour « on s’inviterait tous les uns les autres sur Facebook et qu’on ferait comme si on était amis ».
Particulièrement intéressante est la personne du narrateur. Le frère cadet se trouve au cœur du maelström qui s’abat sur la famille. S’il peut comprendre son frère beaucoup mieux que leurs parents, il ne peut se résoudre à voir sa famille se déchirer. D’où des tentatives incessantes et maladroites pour rétablir la communication entre les parents et Sreenath. Des efforts qui amènent l’aîné à dire de façon méprisante de son cadet, qu’il accuse de prendre systématiquement le parti des parents : c’est un « spécimen typiquement indien de ce qu’on appelle le médiateur ». « J’ai au moins essayé de trouver une issue », tente de se justifier celui-ci.
Une qualité essentielle du livre tient au ton employé par le narrateur. Affectant une certaine légèreté, celui-ci multiplie les remarques caustiques. De sa mère soignant fébrilement son apparence avant de retrouver l’Association des résidents de leur quartier, il dit qu’elle « se préparait pour ces réunions comme pour un entretien d’embauche ». Et se souvenant d’une occasion où Appa avait cessé de parler à Sreenath parce qu’il avait participé à une manifestation LGBT, il ajoute : « Sree l’avait traité d’homophobe. Appa pensait que c’était une sorte d’instrument de musique, mais il s’était vexé, au cas où. » Un exemple typique de cet humour plutôt acide qui imprègne le livre et en rend la lecture des plus plaisantes, d’autant plus que l’humour n’est pas la caractéristique dominante habituelle de la littérature indienne.
A LIRE
Jeune couple s’éclate en plein air
Aravind Jayan
Traduction de Benoîte Dauvergne
272 pages
Actes Sud
22,50 euros
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