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NOTE DE LECTURE

Parlez-vous indien ?


Thèmes: Culture
Société

Asialyst, 3 août 2024

Dans Les Indiens et leurs langues, Olivier Da Lage décrit l’incroyable prolifération de langues qui caractérise le pays le plus peuplé de la planète et évoque quelques-uns des problèmes qui en résultent.

Patrick de Jacquelot

« Alors, vous parlez indien ? » Cette question, les Occidentaux ayant vécu en Inde l’entendent souvent, posée par leurs compatriotes une fois rentrés au pays. Une question qui reflète l’ignorance très répandue chez nous d’une caractéristique majeure de l’Inde : il n’existe pas de langue indienne universelle qui correspondrait au français, à l’allemand ou à l’anglais en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni. Bien au contraire, l’Inde se distingue par une incroyable prolifération de langues différentes selon les régions, les groupes sociaux ou les registres de communication. Rien de plus banal pour un Indien que de basculer sans cesse entre quatre langues selon qu’il parle à sa famille, à ses amis, à ses collègues de travail ou aux vendeurs de rue…

C’est tout l’intérêt du livre Les Indiens et leurs langues écrit par le journaliste et chercheur Olivier Da Lage (auteur entre autres du fort intéressant essai L’Inde, un géant fragile) que de se plonger dans l’univers des langues indiennes. « Univers », le mot n’est pas trop fort. Comme le souligne l’auteur, la liste des vingt-deux langues officielles ne fait qu’effleurer le sujet. Le dernier recensement en date dénombrait 19 569 langues parlées dans le pays. Certes, un grand nombre de celles-ci consistant en dialectes, une approche analytique en diminue sensiblement le nombre qui pourrait s’établir dans une fourchette allant de près de 500 à plus de 1 300. L’impossibilité d’arriver à une estimation plus précise du nombre de langues effectivement parlées en Inde donne d’ailleurs une idée de la complexité de la question !

Détail de la couverture de "Les Indiens et leurs langues" BiblioMonde Éditions (Crédit : DR)
La majeure partie de cet ouvrage relativement bref est consacrée à une description des principales langues. Commençant par l’antique sanskrit qui demeure la langue sacrée de l’hindouisme, le livre aborde très vite la langue la plus répandue, c’est-à-dire l’hindi. Viennent ensuite les langues proches de l’hindi comme le marathi (parlé dans l’État de Bombay), le gujarati (Gujarat), le pendjabi (Pendjab) ou le bengali (Bengale-Occidental). Autant de langues qui correspondent plus ou moins aux États du nord du pays. Les langues dravidiennes parlées au Sud sont également décrites, tamoul (Tamil Nadu), malayalam (Kerala) ou kannada (État de Bangalore). Viennent ensuite les langues des groupes tibéto-birmans, austro-asiatiques et autres. Chemin faisant, Olivier Da Lage aborde des langues dont bien des gens n’auront jamais entendu parler et qui bénéficient pourtant de nombreux locuteurs comme le konkani, l’odia, le gondi et bien d’autres. Pour toutes ces langues figure une description de leurs principales caractéristiques, leur groupe linguistique, leur alphabet ou leur bassin d’implantation.

Un traitement particulier est réservé aux langues pan-indiennes que sont l’ourdou, proche de l’hindi, pratiqué par une partie des musulmans, et surtout l’anglais. Cette langue des colonisateurs qui était censée disparaître dans les années ayant suivi l’indépendance de 1947 se porte en fait aujourd’hui à merveille : elle demeure la langue de la haute administration, de la justice, des médias dominants, des affaires et de l’élite en général. Surtout, alors même que l’anglais n’est parlé que par une petite minorité, c’est souvent la seule langue commune dont disposent des Indiens d’origines géographiques différentes pour communiquer entre eux.

Après cette longue partie descriptive plutôt « technique », le livre aborde rapidement quelques unes des problématiques issues de ce multilinguisme. Sa dimension très politique est rappelée : tentatives des hommes politiques du Nord d’imposer l’hindi comme langue nationale, refus acharné des États du Sud, apparition au fil des décennies de nouveaux États découpés selon des critères linguistiques, sans oublier l’usage des langues dans l’administration et la justice.

Sans doute contraint par des impératifs de longueur, le livre ne va malheureusement guère au-delà et ne fait que mentionner rapidement les contraintes que la multiplication des langues fait peser sur la vie quotidienne. Bien sûr, est-il souligné, les Indiens doivent faire face à la nécessité de pratiquer plusieurs langues en fonction de leurs interlocuteurs et passent souvent d’une langue à l’autre dans leurs études : langue locale à l’école primaire, régionale ou hindi dans le secondaire, anglais à peu près systématique à l’université… Mais l’ouvrage n’aborde pas une conséquence soulignée par les spécialistes de l’éducation : le fait que beaucoup d’Indiens parlent plus ou moins quatre ou cinq langues mais n’en maîtrisent aucune parfaitement. Ce qui peut avoir de graves conséquences sur le développement intellectuel et la capacité à s’exprimer par écrit.

Demander à un Indien quelle est sa langue maternelle, au sens de sa langue fondamentale, peut d’ailleurs le plonger dans la perplexité. Il n’est pas rare de ne pas savoir écrire dans sa langue familiale, les études ayant été faites dans une ou plusieurs autres langues. Autre aspect peu évoqué : le rôle de l’anglais comme vecteur d’ascension sociale. Parler un anglais de base peut permettre à une employée de maison comme il y en a des millions de passer d’un employeur indien à un employeur étranger qui la paiera et la traitera nettement mieux. Il en ira de même pour un simple vendeur en magasin qui, grâce à l’anglais, pourra passer de l’économie informelle des petites échoppes aux boutiques de marques fréquentées par les classes moyennes émergentes.

La complexité des jeux linguistiques dans la société indienne est en fait infinie. Un haut responsable du système éducatif de l’Uttar Pradesh expliquait ainsi que les assistantes dépourvues de toute formation œuvrant dans les écoles primaires étaient souvent plus efficaces auprès des élèves que les enseignants diplômés parce que, entre autres raisons, elles parlaient la langue de la communauté villageoise, contrairement aux professeurs venus d’un peu plus loin dans l’État… Passer d’une langue à l’autre peut également permettre de contourner des obstacles culturels comme l’imprégnation du système des castes dans les langues vernaculaires. Un maître de maison qui veut s’excuser d’avoir bousculé par inadvertance sa domestique aura du mal à le faire en hindi, ce qui le ferait se placer en position d’infériorité. En revanche, il n’aura aucun problème à dire « sorry».

Finalement, l’auteur traite relativement peu ce qui correspond au sous-titre de son livre : Ce que parler quatre ou cinq langues veut dire. Ce qui ne retire rien à l’intérêt de l’ouvrage tel qu’il est : le lecteur y trouvera de multiples informations sur la mosaïque linguistique qui contribue à rendre l’Inde fascinante. Peut-être les implications psychologiques, éducatives et sociales pourront-elles faire l’objet d’un deuxième tome ?

A LIRE
Les Indiens et leurs langues, ce que parler quatre ou cinq langues veut dire
Olivier Da Lage
160 pages
BiblioMonde Éditions
12,80 euros

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