Accueil |
Articles |
Photos |
Profil |
Contact |
ENTRETIEN
Christophe Jaffrelot : « Beaucoup de gens ont intérêt à la perpétuation du conflit Inde-Pakistan »
Thèmes: Politique |
Asialyst, 7 mai 2025
Après l’attaque survenue au Cachemire indien le
22 avril qui a fait vingt-six victimes, l’Inde a
riposté le 7 mai en bombardant le Pakistan, tenu pour
responsable. Christophe Jaffrelot, universitaire
spécialiste de l’Asie du sud, détaille dans une
interview à Asialyst les enjeux de ce conflit pour les
deux puissances nucléaires de la région.
Patrick de Jacquelot
Christophe
Jaffrelot est directeur de recherche au CERI-Sciences
Po/CNRS et enseignant à l’Institut d’Études Politiques
de Paris, où il enseigne la politique de l’Asie du Sud.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages et essais – pour la
plupart traduits dans plusieurs pays. Il a notamment
publié: L’Inde de Modi. National-populisme et
démocratie ethnique, Fayard, 2019 – Histoire
de Bombay/Mumbai, avec Vanessa Caru, Fayard, 2024
– L’Indo-Pacifique, sous la direction de D.
Allès et de C. Jaffrelot, Presses de Sciences Po, 2024.
Après l’attaque meurtrière qui s’est déroulée
au Cachemire, l’Inde vient de lancer des représailles
contre le Pakistan. Mais ce dernier nie toute
implication. Qui faut-il croire ?
Christophe Jaffrelot : La difficulté qu’on a
dans ce genre d’affaires, c’est que ce sont des acteurs
non étatiques qui sont impliqués dans la plupart des
cas. Et en particulier des groupes djihadistes basés au
Pakistan qui ont été formés, entraînés par les services
du renseignement militaire pakistanais, l’Inter-Service
Intelligence (ISI). Mais ils sont autonomes, ils ont
leur propre agenda et du coup ils peuvent aussi frapper
d’une manière non téléguidée par Islamabad.
On a la preuve qu’Islamabad avait perdu le contrôle de
certains de ces groupes, et c’est d’ailleurs pour cela
qu’il en a créé d’autres. Dans les années 90, certains
groupes ont en effet suivi leur propre agenda, ce qui a
obligé l’armée pakistanaise à s’appuyer plutôt sur
Lashkar-e-Taiba (LeT). Ce groupe est sans doute celui
qui a été le plus fidèle à l’armée pakistanaise, le plus
docile, qui a fait ce que les militaires voulaient. Il
n’est donc pas étonnant qu’aujourd’hui l’Inde accuse
Lashkar-e-Taiba d’être responsable de l’attentat qui a
eu lieu.
Mais a-t-on des preuves de la responsabilité de LeT ?
On n’en a absolument aucune à ma connaissance.
Les Indiens sont donc quand même en difficulté sur ce
point. Je pense que c’est une des raisons pour
lesquelles le soutien international n’est pas si fort
que ça. Il y a eu une résolution à l’ONU très
intéressante. Elle ne nomme aucun groupe, au grand dam
des Indiens, contrairement à ce qui s’était passé dans
les résolutions antérieures.
![]() |
La frontière entre l'Inde et le Pakistan, lourdement clôturée de bout en bout. (Crédits : DR) |
Autre hypothèse, à côté de celle d’un groupe
téléguidé par le Pakistan : peut-il s’agir de
Cachemiris indiens ?
Effectivement, on ne peut pas exclure que l’on
ait affaire à des Cachemiris qui se révoltent contre le
sort qui leur est fait. Parce que depuis 2019 (date de
la révocation par le gouvernement Modi du statut spécial
semi-autonome dont bénéficiait le Cachemire indien,
NDLR) on leur a mené la vie dure. Le Jammu-et-Cachemire
vit dans une sorte de tension permanente, les Cachemiris
supportant très mal la façon dont New Delhi les traite.
On sait qu’il y a des résurgences militantes, il y a des
volontaires pour la clandestinité, les coups de force.
Ils sont sans doute suffisamment nombreux pour que
préventivement ou en guise de représailles l’armée
indienne fasse disparaître des jeunes gens. Vous avez au
Cachemire ce qu’on appelle des « demi-veuves », des
femmes qui ne savent pas si leur mari est mort ou
vivant. On a d’ailleurs un peu la même situation du côté
pakistanais, au Baloutchistan par exemple. C’est une
dimension que je trouve sous-étudiée par les médias qui
ne parlent presque pas de la situation intérieure au
Cachemire.
Côté indien, quel que soit le degré exact de
l’imbrication entre les services pakistanais et les
groupes islamistes, ne considère-t-on pas que de toute
façon, quand il y a une attaque de cette envergure au
Cachemire, les autorités pakistanaises sont forcément
impliquées ?
C’est vrai, mais l’envergure en question est
sujette à caution. Là, c’est une attaque menée avec des
armes automatiques, et non des explosifs sophistiqués
comme en 2019. Est-ce qu’ils ont besoin du Pakistan pour
se fournir en armes automatiques ? Je ne suis pas sûr.
Il y a beaucoup de victimes, mais les moyens utilisés
sont assez rudimentaires.
L’ARMÉE PAKISTANAISE IMPOPULAIRE
Quelle signification faut-il donner aux
déclarations faites quelques jours avant cette attaque
par le chef des armées pakistanaises sur le Cachemire,
« veine jugulaire du Pakistan », que ce
dernier n’abandonnera jamais ?
![]() |
Le chercheur Christophe Jaffrelot, spécialiste de l'Inde (Crédits : DR) |
Je crois qu’on n’a pas vu une armée aussi impopulaire depuis la défaite de l’armée pakistanaise au Bangladesh en 1971. C’est dans ce contexte que, pour se refaire une virginité, pour apparaître comme les protecteurs de la nation, les militaires font volontiers de la surenchère vis-à-vis du Cachemire, pour que l’unité nationale se refasse derrière eux. C’est à ça que j’attribuerais une sortie anti-indienne assez étonnante du Général Munir, dans laquelle il est allé très loin : au-delà du Cachemire, c’est la différence entre hindous et musulmans qu’il a soulignée d’une manière caricaturale.
Du côté indien, cette attaque ne constitue-t-elle pas un revers personnel très sérieux pour le Premier ministre Narendra Modi, étant donné qu’il proclamait que le Cachemire avait retrouvé la paix et la prospérité ?
En effet, cette image-là s’effondre. Modi invitait tout le monde à aller faire du tourisme au Cachemire, il présentait la région comme le nouvel Eldorado où l’on construisait des hôtels en veux-tu en voilà. Il est donc pris à défaut sur ce sujet et sur sa politique qui consiste à ne pas redonner au Jammu-et-Cachemire le statut d’État de l’Union indienne. Ça, c’est une politique qui va je pense revenir en discussion. Parce que tant que les Cachemiris n’auront pas retrouvé leur État, il y aura une unanimité contre lui, et des militants qui se mobiliseront. La question du statut du J&K, Etat ou Territoire de l’Union, se pose d’autant plus que les Cachemiris – à commencer par le gouvernement de la province – ont fait preuve de patriotisme indien et dénoncé le terrorisme avec force après les attentats.
Ne se retrouve-t-il pas obligé d’une certaine façon à riposter de façon extrêmement forte ? Jusqu’où peut-il aller ?
Oui, on pouvait s’attendre à cette réplique comme je l’ai d’ailleurs dit aussitôt après l’attentat. D’autant plus que Modi a mis la barre très haut la dernière fois en réaction à l’attentat de Pulwama (attentat meurtrier survenu au Cachemire en 2019, NDLR). Si quand il y a un attentat à Pulwama, il envoie les avions de chasse, il ne peut pas ne pas faire à peu près la même chose quand il y a 26 touristes qui meurent. Mais dès que les Indiens attaquent, les Pakistanais répliquent à leur tour. On est donc face à un risque d’escalade qui est d’autant plus grand que les Etats-Unis restent en retrait. On a entendu des choses très contradictoires du côté de l’administration Trump depuis plusieurs semaines. Jadis, l’administration américaine s’entremettait volontiers. Quand Clinton convoquait Nawaz Sharif le 4 juillet 1999 pour lui dire « maintenant, vous quittez le Kargil », les Indiens étaient soutenus à 100 % par les Américains. Aujourd’hui, Trump a commencé par renvoyer Indiens et Pakistanais dos à dos.
L’autre variable qui me paraît très importante, c’est la position chinoise. Quand les Chinois disent « nous comprenons l’inquiétude du Pakistan quant à sa souveraineté et à son intégrité territoriale », l’Inde ne peut pas prendre ça à la légère. Parce que la menace sur le partage des eaux brandie par les Indiens contre les Pakistanais, les Chinois peuvent la brandir aussi face aux Indiens. Ces derniers tiennent les Pakistanais grâce à l’Indus mais les Chinois peuvent tenir les Indiens à travers le Brahmapoutre, à l’est du pays. Autre point à souligner : les Chinois ont investi énormément d’argent au Pakistan, qui est un maillon important des Nouvelles Routes de la Soie, la Belt and Road Initiative. Enfin, les Chinois occupent une partie du Cachemire et pourraient s’inquiéter d’éventuelles tentatives indiennes pour reprendre le contrôle de toute la province comme certains ministres du gouvernement Modi l’ont parfois laissé entendre.
CASUS BELLI
Revenons sur la décision indienne de suspendre le traité de l’Indus ; n’est-ce pas une décision plus symbolique que concrète, les Indiens ne pouvant pas arrêter les eaux de l’Indus ?
Effectivement, à court terme ils ne peuvent rien faire de très significatif. Il faudrait pour cela disposer de barrages, de retenues. En revanche, en se retirant de ce traité ils peuvent se donner le droit de construire des barrages. Et c’est ça qu’il va falloir surveiller parce que si véritablement ils se mettent à en construire sur les affluents de l’Indus qui traversent l’Inde et qui sont vitaux pour le Pakistan, là ce pourrait être un casus belli.
Il semble bien que dans la stratégie des terroristes, il y a l’espoir qu’en Inde les hindous vont riposter en s’en prenant à leurs compatriotes musulmans à titre de représailles. Y a-t-il des signes que cette tactique fonctionne ?
Oui. Je suis en liaison avec un journaliste spécialisé sur ces questions qui me dit avoir recensé depuis l’attaque d’avril 42 cas d’exactions antimusulmanes justifiées explicitement par la nécessité de venger les victimes du Cachemire. Ce sont des Cachemiris à New Delhi ou ailleurs que l’on persécute, ça peut être des étudiants que l’on fait quitter leur « hostel », que l’on radie de l’université, ça peut être des marchands qui peuvent être expulsés d’un marché, voire d’un Etat – qui sont parfois lynchés. Il y a eu deux ou trois cas de lynchage attribués directement à l’attentat. Donc oui, on peut dire que ça se vérifie même si c’est un peu le quotidien des musulmans indiens, simplement le phénomène est amplifié dans un tel contexte.
RÉSIGNATION
Dans quel état d’esprit les musulmans du Cachemire sont-ils aujourd’hui après avoir perdu leur statut d’autonomie et s’être retrouvés avec ce statut de territoire administré directement par New Delhi ? Avez-vous le sentiment qu’il y a une radicalisation de la société musulmane cachemirie ou est-ce que, jusqu’au 22 avril, il y avait plutôt un retour au calme ?
Il y a toute la gamme des réactions. Parmi les Cachemiris que je connais, les intellectuels, les professeurs, les journalistes ont pris tellement de coups qu’ils sont dans une attitude de résignation. À côté de cela, il y a ceux qui continuent à se mobiliser sur le plan politique et qui ont d’ailleurs disputé les élections à l’Assemblée du Jammu-et-Cachemire en 2024. Un scrutin qui a été remporté par la Conférence nationale et le Congrès en coalition, en dépit d’un redécoupage des circonscriptions destiné à favoriser la représentation de la population hindoue. Ceux-là restent dans l’ordre constitutionnel, ils continuent de demander le retour à un État etc. Enfin, il y a ceux qui se radicalisent, qui sont assez minoritaires. Et d’ailleurs, ce qui est fort intéressant, c’est qu’après l’attentat, il y a eu des manifestations de musulmans cachemiris à Srinagar et ailleurs sur le mode « ce n’est pas ce que nous voulons, nous ne voulons pas de terroristes chez nous, c’est un coup du Pakistan ».
Cette modération est assez remarquable étant donné la façon dont le gouvernement de Delhi gère le Cachemire. Premièrement, on assiste à une véritable « décachmirisation » de l’administration provinciale dont New Delhi a évincé bien des Cachemiris, y compris des professeurs d’université qui perdent leur job les uns après les autres. Deuxièmement, le Cachemire ayant désormais un statut de territoire de l’Union, la police n’est plus responsable devant le gouvernement de Srinagar mais devant celui de New Delhi. C’est à l’origine d’un grand ressentiment. Et puis enfin l’armée est en train d’acquérir des terres. Avec le statut d’autonomie, la terre ne pouvait pas être achetée par d’autres que des Cachemiris mais c’est en train de changer complètement. L’armée et les militaires réquisitionnent des terres sous prétexte de sécurité nationale et les Cachemiris souffrent énormément de ce genre de de spoliation.
A priori, plus personne au Cachemire ne rêve d’un rattachement au Pakistan, un État en faillite, et l’idée d’un Cachemire indépendant n’est pas réaliste. Que peuvent donc espérer les Cachemiris ?
Ce qu’ils revendiquent maintenant, c’est de retrouver un statut d’État dans l’Union indienne afin de récupérer une forme d’autonomie et de pouvoir enfin s’autogérer, ce qu’ils n’ont jamais vraiment pu faire étant donné la mainmise de New Delhi sur le J&K depuis les années 1950.
En parallèle, a-t-on une idée de l’état d’esprit de la population pakistanaise face à ces événements ? Que pense-t-elle de ce type d’action terroriste au Cachemire indien et de l’éventuelle implication de certaines autorités pakistanaises ?
C’est difficile à dire. Ce que je constate, c’est qu’il n’y a eu aucune célébration sur le thème d’une victoire remportée contre l’ennemi indien. On a ça pour un match de cricket, mais pas quand il y a un attentat. Ce que j’ai entendu quand j’étais au Pakistan, c’est plutôt « nos frères musulmans en Inde sont maintenant soumis à un statut de citoyens de seconde classe ». L’amendement à la constitution qui transforme l’accès à la citoyenneté indienne en faisant de la religion un critère d’accès à ladite citoyenneté depuis 2019, est vécu comme une forme d’hindouisation de la vie publique. Et la conclusion que j’ai entendu ad nauseam, c’est « on a bien fait de faire la Partition ». Ça, c’est très récent, c’est lié à la politique de Modi. Il y a une vraie tension entre l’idée qui était largement répandue selon laquelle les hindous et les musulmans sont fondamentalement les mêmes et devraient donc s’entendre, et le fait qu’il y a désormais un gouvernement en Inde qui est en train d’hindouiser la politique et la société du pays de telle manière que finalement il n’y a pas moyen de vivre en bonne intelligence.
Il est assez frappant de constater que ces dernières dizaines d’années, quand il y a une phase de relative normalisation au Cachemire, de reprise d’une activité économique plus soutenue et du tourisme, cela ne dure jamais longtemps : il y a toujours un acte terroriste qui vient interrompre le retour au calme. Faut-il désespérer de voir une véritable normalisation un jour ou l’autre parce que les intérêts en jeu en faveur d’une persistance des tensions entre les deux pays continueront à l’empêcher ?
Ce qui est évident c’est que beaucoup de gens ont intérêt à la perpétuation de ce conflit. Si le Cachemire n’existait pas, l’armée pakistanaise devrait l’inventer ! Parce que c’est la meilleure raison qu’elle peut invoquer pour réclamer un budget, des troupes, des armes… Et de l’autre côté, les tenants du nationalisme hindou ne jurent que par « Akhand Bharat » (le concept d’une Inde réunifiée intégrant le Pakistan, NDLR) et dénoncent cet ennemi héréditaire auquel il faut résister. Les campagnes électorales du BJP, le parti de Narendra Modi, sont dominées de plus en plus par ces considérations. Tant que le Cachemire sera un enjeu de politique intérieure des deux côtés, on ne voit pas comment une normalisation pourrait être envisageable. À quoi s’ajoute la question de l’eau qui va être de plus en plus importante parce que le stress hydrique dans cette zone est déjà énorme et va croissant. Si on se met à jouer avec les barrages, les retenues, alors là on atteint des intérêts vitaux.
Tout cela n’est pas encourageant…
Non, ce n’est pas encourageant. On ne peut pas être très optimiste…
Accueil |
Articles |
Photos |
Profil |
Contact |