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LIVRES D'ASIE DU SUD

Les enquêtes du capitaine Wyndham, des polars qui dissèquent l’Empire britannique des Indes


ThèmesCulture
Société

Asialyst, 23 septembre 2025

Avec leur humour caustique et désabusé, les romans policiers de l’écrivain anglo-indien Abir Mukherjee mettent à nu les rouages d’un système colonial qui a façonné l’Inde d’aujourd’hui.

Patrick de Jacquelot

Une plongée dans des années charnière de l’histoire de l’Inde, celles de la montée en puissance du mouvement pour l’indépendance envers la Grande-Bretagne, une description minutieuse du pays au début des années 1920, une analyse impitoyable des mécanismes de la société coloniale britannique, le tout écrit avec un humour ravageur et enveloppé dans des intrigues policières de premier ordre: c’est ce qu’offrent les enquêtes du capitaine Sam Wyndham, dues à la plume de l’auteur anglo-indien Abir Mukherjee, 51 ans, né en Grande-Bretagne de parents immigrés indiens. Cinq volumes parus en français qui raviront autant les amateurs de polars que ceux de romans historiques, ainsi que tous les passionnés de l’Inde.

Sam Wyndham est un officier de police britannique. Traumatisé par les horreurs vécues dans les tranchées pendant la guerre de 14-18, rendu opiomane par les antidouleurs qui lui ont été prescrits et dont il ne peut plus se passer, veuf, il fuit la Grande-Bretagne et débarque à Calcutta en 1919 pour y prendre ses nouvelles fonctions. La ville a perdu son rang de capitale du Raj, l’empire britannique des Indes, au profit de Delhi, tout en restant un centre économique et politique de premier plan. Comme tout le pays, elle est secouée par la montée du mouvement pour l’indépendance dirigé par Gandhi, mouvement qui suscite de plus en plus d’inquiétude chez les dirigeants anglais, très conscients de leur faiblesse numérique.

L’arrivée du prince de Galles à Calcutta en 1921 : les livres d’Histoire n’en parlent pas mais le capitaine Wyndham a sauvé le prince d’un attentat terroriste… (DR)
Au fil de ses enquêtes successives, Wyndham plonge dans les tréfonds du Raj : intérêts financiers des hommes d’affaires britanniques, rivalités entre groupes politiques indiens, intrigues des services secrets de l’empire, etc. Les cinq romans traduits à ce jour en France couvrent avec une régularité de métronome la période 1919-1923, à raison d’un par année. Les intrigues policières, variées, s’inscrivent dans un contexte historique omniprésent, se retrouvant directement imbriquées dans les événements politiques qui secouent le pays.

Plongé brutalement dans cet univers dont il ignore tout, Sam Wyndham reçoit l’aide de son adjoint, le sergent Satyendra Banerjee qui le guide dans le maquis des groupes sociaux, communautaires et religieux de Calcutta. Rejetant, autant que possible, les préjugés anti-indiens de la colonie britannique, Sam se lie d’amitié avec Banerjee, au point de partager avec lui son appartement, ce qui est tout à fait shocking aux yeux de la communauté blanche. Au fil des romans, Satyen Banerjee prend d’ailleurs de plus en plus d’importance : fils de grande famille brahmine, la caste dominante, il est en rupture avec son milieu pro indépendance car il travaille pour la puissance coloniale. Non par dévotion envers les maîtres britanniques, mais parce qu’il estime que, indépendance ou pas, la mission de la police doit bien être assurée. Signe qui ne trompe pas quant à la montée en puissance de Banerjee dans le cycle romanesque : alors que les quatre premiers volumes sont écrits entièrement en faisant parler Wyndham, le cinquième alterne les points de vue des deux policiers.

Tout au long de la série, le lecteur accompagne Wyndham dans sa découverte progressive de l’univers que constitue l’Inde. Après un premier volume, L’attaque du Calcutta-Darjeeling, centré sur la société de Calcutta, le deuxième, Les princes de Sambalpur, nous emmène dans un État princier où l’on complote ferme dans le quartier des femmes… Le troisième, Avec la permission de Gandhi, voit nos deux héros tenter de déjouer un attentat terroriste à l’occasion de la visite à Calcutta du prince de Galles, attentat placé sous le signe d’une résurgence des horreurs de la guerre de 14-18. Dans Le soleil rouge de l’Assam, Wyndham se retrouve dans un ashram de l’État montagnard de l’Assam pour y soigner son addiction à l’opium. Il y retrouve les fantômes de son passé londonien… Le dernier volume, enfin, Les ombres de Bombay, centré sur les tensions permanentes entre les communautés hindoues et musulmanes, toujours prêtes à susciter des explosions de violence, emmène les enquêteurs jusqu’à la capitale financière du pays.

Outre la grande qualité des intrigues policières et la précision des évocations de la vie quotidienne dans l’Inde des années 1920, ce qui singularise véritablement cette série de romans, ce sont les commentaires que nous livre en continu Sam Wyndham sur le fonctionnement de la société indienne. Des commentaires incisifs, formulés sur un ton caustique, désabusé, avec un humour sarcastique omniprésent.

Fin observateur, Sam n’épargne personne, ni les Indiens ni les Britanniques. Les femmes bengalis, relève-t-il par exemple, « sont souvent une force avec laquelle il faut compter. Quand elles ont une idée en tête, rien ne peut les dissuader. À mon avis, si les hommes bengalis passent tellement de temps à discuter politique et s’opposer aux Britanniques c’est parce qu’il est plus facile de protester contre notre tyrannie que contre celle que leur imposent chez eux les femmes de leur famille. » Les indépendantistes, qu’il est obligé de fréquenter dans l’exercice de son métier, le hérissent – même s’il comprend parfaitement leur détermination. « J’ai toujours eu du mal à savoir sur quel pied danser avec ces wallahs indépendantistes qui s’inspirent de Gandhi. En public ils proclament que les Britanniques ne sont que des vampires suçant le sang de l’Inde, et nous réagissons en les arrêtant en masse et en défonçant au passage un crâne ou deux. Mais loin des feux de la rampe, ils sont bien souvent des individus fort agréables qui vous invitent à prendre le thé avant que vous ne les arrêtiez et qui, s’ils n’avaient pas la peau foncée et n’étaient pas radicalement opposés à la manière dont nous dirigeons leur pays, auraient tout à fait leur place dans votre club de golf. Pour des gens d’un pays avec autant d’analphabètes, ils ont une façon fort civilisée d’orchestrer les insurrections. »

L’inspecteur n’a aucune illusion sur le système colonial qu’il sert par sens du devoir. Il est révulsé par le comportement des Britanniques envers les Indiens. « Vivre une hypocrisie semi-permanente, voilà ce que signifie être anglais en Inde, et je ne suis certainement pas le seul à ressentir cela, lance-t-il. Dieu sait qu’il y a pléthore d’honnêtes hommes et femmes amers et brisés et poussés à la boisson et à l’autodestruction par l’absurdité de la situation : prétendre que nous sommes ici pour améliorer ce pays quand tout ce que nous faisons, c’est le vider de sa substance. »

Plein de bonne volonté envers les Indiens, Wyndham fait ce qu’il peut mais atteint vite ses limites. Alors que son adjoint constate une fois de plus son ignorance à propos de la société indienne, Sam note : « j’ai cru l’entendre soupirer. ‘Jamais je ne comprendrai les Britanniques, a-t-il proclamé. On dirait qu’ignorer les autres est pour vous une preuve de distinction’. Eh bien, c’est important d’avoir un domaine dans lequel on excelle, ai-je répliqué. »

Sam ne peut que constater, impuissant, à quel point le système colonial pénètre les mentalités et dicte les comportements. Un bon exemple survient pendant son séjour de désintoxication dans un monastère. Épuisé, il rechigne à se joindre aux exercices physiques prescrits. Sauf que… « parce que des indigènes sont présents, je sens que je n’ai pas d’autre choix que d’y participer. C’est curieux. Je suis opiomane, le plus méprisable des méprisables, et loin d’être un modèle pour une campagne de défense de l’homme blanc, et pourtant, la nature de l’Empire est telle que même maintenant une part de moi croit que je dois conserver un certain standing. Comme s’il était essentiel de montrer qu’un opiomane anglais est supérieur à un opiomane indigène. Et le pire c’est que je ne le fais pas pour moi, mais parce que je sens que les indigènes l’attendent de moi. »

Si Wyndham – et à travers lui Abir Mukherjee – dissèque impitoyablement le grand Empire britannique, rien n’est moins manichéen que son attitude. Les Indiens en prennent aussi pour leur grade, depuis leur propension à se soumettre à leurs maîtres occidentaux jusqu’à leurs rivalités de castes ou de religions. Quand, dans le dernier volume, Wyndham arrête l’homme manipulé par les services secrets britanniques pour jouer la politique du pire en incitant à la violence les factions les plus extrémistes des hindous et des musulmans, un dialogue saisissant s’engage. « ‘Vous ne comprenez donc pas?, lui demande le terroriste blanc, C’est tout ce que ces gens (les Indiens) savent faire. Haïr autrui, c’est inné chez eux, et l’Empire est fondé sur cette haine. Révisez votre histoire, Wyndham. Votre général Clive, celui que vous appelez le Conquérant des Indes. Les Indes britanniques sont bâties sur sa victoire contre les musulmans à la Bataille de Plassey. Et qui a financé son armée ? Ce n’était pas votre roi à Londres, ni les actionnaires de la East India Company. C’étaient les marchands hindous du Bengale ! (…) J’ai fait la même chose. J’ai soulevé les hindous contre les musulmans et renforcé l’Empire britannique. (…) Souvenez-vous de ce que je vous dis, si un jour ils vous mettent dehors, vous pouvez être sûr qu’ils s’entretueront de nouveau avant même que l’Union Jack n’ait été entièrement baissé. C’est dans leur nature.’ J’ai gardé le silence. L’homme était fou, et c’est déconcertant d’interroger un fou, en particulier lorsque quelque chose vous dit que sa folie contient peut-être une graine de vérité. »

Oscillant ainsi sans cesse entre humour léger ou quasiment désespéré, les enquêtes de Sam Wyndham invitent le lecteur à une plongée vertigineuse dans les tréfonds de l’Empire britannique, et livrent par la même occasion de sérieuses clés de compréhension de l’Inde d’aujourd’hui. La traduction d’un sixième volume est attendue.

Note : chaque livre est un roman indépendant mais il est fortement conseillé de les lire dans l’ordre chronologique afin de suivre l’évolution des personnages et le déroulement très précis des événements historiques.


Les enquêtes du capitaine Sam Wyndham
Abir Mukherjee

L’attaque du Calcutta-Darjeeling
Traduction Fanchita Gonzalez Batlle

464 pages

Folio Policier

9,50 euros

Les princes de Sambalpur

Traduction Fanchita Gonzalez Batlle

416 pages

Folio Policier

9,50 euros

Avec la permission de Gandhi

Traduction Fanchita Gonzalez Batlle

384 pages

Folio Policier

9,50 euros

Le soleil rouge de l’Assam

Traduction Fanchita Gonzalez Batlle

480 pages

Folio Policier

10 euros

Les ombres de Bombay
Traduction Emmanuelle et Philippe Aronson

400 pages

Liana Levi

21 euros


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