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A Bhopal, le désastre continue vingt-cinq ans après

 

La Tribune, 30 novembre 2009

Depuis la fuite de gaz toxique, en 1984, dans l’usine indienne d’Union Carbide, le site n’a toujours pas été dépollué et la population souffre toujours.

PAR PATRICK DE JACQUELOT, à Bhopal

Voir le diaporama associé Bhopal en 2009, le diaporama Bhopal en 2014 et l'article Bhopal, une tragédie pour rien…


« Personne ne nous a aidés. » Dans la minuscule maison qui héberge la famille Irshad avec ses sept enfants, Fahmida, la mère, en a gros sur le cœur. Elle, son mari et sa fille Suhaila, née cinq jours après la tragédie du 3 décembre 1984 qui a fait plus de 3.000 morts sur le moment même, sont hors d’état de travailler. Entre les promesses non tenues des autorités et des indemnités dérisoires rongées par les « commissions » qu’il a fallu verser, la famille survit grâce au travail de broderie effectué par les filles. Pour ce foyer des quartiers populaires près de l’usine, la tragédie de Bhopal s’écrit au présent.

L’usine, à peine touchée depuis l’accident, domine toujours les environs, avec ses tours métalliques rouillées, ses structures éventrées envahies de végétation, son terrain en friche dont le sous-sol renferme, selon les activistes, de grandes quantités de déchets qui continuent à contaminer les nappes phréatiques.

Un quart de siècle après, « la situation a empiré », affirme Rachna Dhingra Sarangi, qui dirige avec son époux Satyu la clinique Sambhavna. Créé notamment par Dominique Lapierre, cet établissement délivre des soins gratuits aux populations affectées. Explication donnée par Rachna : d’une part une nouvelle génération d’enfants, nés de parents affectés, est frappée par le désastre ; d’autre part, la population des environs de l’usine est contaminée par l’eau polluée. Globalement, estime-t-elle, la catastrophe a fait sur vingt-cinq ans « 25.000 morts et 100.000 malades chroniques ». Conclusion : « Dow Chemical doit payer. »

Le grand groupe chimique américain a en effet racheté Union Carbide en 1999. Mais il refuse d’endosser la responsabilité des événements de 1984. Dès 1989, d’ailleurs, dans le cadre d’un accord avec le gouvernement de New Delhi, Union Carbide a versé 470 millions de dollars pour régler l’affaire. « Dow n’a jamais possédé ou opéré l’usine » de Bhopal, souligne le porte-parole Tomm Sprick, si quelque chose doit être fait, « c’est clairement du ressort de l’État du Madhya Pradesh, qui possède et contrôle aujourd’hui le site ».

CYNISME

L'usine en ruine est toujours là, comme au lendemain de la catastrophe

Justement, répond Balulal Gaur, ministre de la Réhabilitation de la tragédie du gaz de Bhopal dans le gouvernement du Madhya Pradesh, dont Bhopal est la capitale, il n’y a plus « aucun problème ». « Grâce à Dieu, se félicite-t-il, depuis vingt-cinq ans les pluies ont tout lavé... » Et si les habitants se plaignent de leur santé, ma foi, « en démocratie, les gens ont le droit de pleurer... »

Aujourd’hui, des procédures judiciaires multiples sont en cours, sur l’avenir du site ou l’octroi d’indemnisations supplémentaires. « Il est clair que la question des responsabilités reste posée, affirme Chandra Bhushan, directeur associé du Centre for Science and Environment de New Delhi, l’accord de 1989 ne traitait que des victimes d’alors, et non des dégâts environnementaux, ni des victimes apparues depuis. » Selon l’expert, les leçons du désastre n’ont été que partiellement tirées. L’Inde a mis en place des institutions environnementales, mais « elles sont faibles », déplore-t-il. Et si l’industrie chimique a fait de vrais efforts de prévention contre les catastrophes, « elle prend beaucoup moins de précautions contre la petite pollution ordinaire » dont les effets cumulés sont également dommageables.

 

Interview

Dominique Lapierre, écrivain : « La situation est catastrophique »

Coauteur, avec Javier Moro, de « Il était minuit cinq à Bhopal », l’auteur de « La Cité de la joie » affirme dans une interview à « La Tribune » que les autorités indiennes aimeraient bien que l’on ne parle plus de la tragédie.

L'eau de la nappe phréatique est sévèrement contaminée

Vous serez le 3 décembre à Bhopal pour l’anniversaire de la tragédie. Pourquoi ?

Parce que cette tragédie est très présente dans mon cœur. Je lui ai consacré un livre, « Il était minuit cinq à Bhopal », qui s’est vendu dans le monde à quatre millions d’exemplaires. Je me suis attaché aux survivants et, avec les droits d’auteur de ce livre, j’ai construit une clinique sur place pour les aider.

Comment décririez-vous la situation vingt-cinq ans après ?

Comme catastrophique. En vingt-cinq ans, les autorités n’ont pas accepté de nettoyer le site, qui est toujours encombré de centaines de tonnes d’effluents toxiques. Ce qui pollue les nappes phréatiques, qui sont les seuls accès à l’eau des gens qui vivent autour de l’usine. Vingt-cinq ans après, des enfants mal formés continuent de naître, des femmes continuent à être atteintes de cancers variés, notamment de l’utérus. Ensuite, beaucoup de ces survivants n’ont toujours pas reçu les compensations financières auxquelles ils avaient droit. Alors, tout ce que l’on peut faire pour les soutenir est légitime. Quand j’ai reçu il y a un an la plus haute décoration indienne donnée à un étranger, j’ai imploré le Premier ministre, Manmohan Singh, de faire quelque chose pour les survivants. Il m’a répondu qu’il allait s’en occuper, ce qu’il a fait. Il a nommé une commission mais malheureusement comme souvent, les travaux de cette commission se sont dilués... Le gouvernement ne s’est pas suffisamment saisi du problème, pas assez efficacement.

Comment expliquez-vous l’attitude des autorités indiennes ?

Elles aimeraient bien que l’on ne parle plus de la catastrophe de Bhopal. Elles voudraient que d’autres industries étrangères viennent s’implanter en Inde et cette tragédie donne une mauvaise image. En outre, le problème est compliqué par le fait qu’Union Carbide a été racheté par Dow Chemical, qui a plusieurs installations en Inde, et qui dit n’avoir rien à voir avec cette catastrophe. Pour ne pas froisser cette société américaine, les autorités indiennes ne font rien. Le résultat, c’est que l’on a repoussé d’année en année un règlement final. Et l’argent versé par Union Carbide a été distribué plus ou moins bien...

Ces indemnités d’Union Carbide n’étaient-elles pas censées traiter le problème ?

Cela aurait pu le traiter si les véritables ayants droit avaient reçu leur part de cette somme. Or cela n’a pas été le cas. Mais bien des gens, qui n’avaient pas été touchés directement par la catastrophe, qui habitent par exemple sur les hauteurs de la ville et qui n’ont pas été atteints par les gaz, ont reçu des indemnités parce qu’ils ont de l’influence ou de bons avocats.

Qu’est-ce qui s’oppose selon vous à une dépollution active du site ?

Le coût de l’opération. Si Dow Chemical acceptait de procéder à cette dépollution, il faudrait sans doute qu’elle le fasse ailleurs ce qui lui coûterait fort cher, car l’entreprise est responsable entre autres de l’invention de l’agent Orange qui a détruit les forêts du Vietnam et d’autres endroits de la Terre...

Propos recueillis par P. de J.

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