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Dépolluer le Gange, le défi titanesque de l’Inde
Thèmes: Infrastructures - Business - Développement - Environnement - Société - France-Inde |
Les Echos, 14 juin 2012
Vénéré par les hindous, source d’irrigation pour l’agriculture et véritable ligne de vie du nord de l’Inde, le Gange est souvent un égout à ciel ouvert. Des travaux pharaoniques sont à l’étude pour le nettoyer. Mais la facture promet d’être lourde.
Voir un diaporama sur Varanasi-Bénarès
Tombée de la nuit à Varanasi, l’ex-Bénarès, la plus sainte des villes de la religion hindoue. La foule se presse sur les ghâts, les gradins qui descendent vers le Gange. Au bord de l’eau, une série d’officiants vêtus de tuniques orange font virevolter des lampes à huile en parfaite coordination. C’est la cérémonie de l’Aarti, qui vise à remercier la mère Ganga, déesse du fleuve, d’avoir pourvu aux besoins des hommes, aujourd’hui comme de toute éternité. Ainsi que le disent les religieux, il s’agit « d’une prière pour saluer la divinité et la splendeur du Gange ». Si la scène est magique, le fait qu’elle se déroule la nuit contribue à sa splendeur : les spectateurs ne sont pas confrontés aux détritus qui flottent sur les eaux sacrées. Quelques heures plus tard, au lever du soleil, les fidèles viennent procéder aux ablutions rituelles en une invraisemblable cohue. Beaucoup en profitent pour prendre un bain et se shampooiner, d’autres font leur lessive. Offrandes et détritus sont jetés dans le fleuve où se déversent allègrement les eaux usées de la ville : la rivière sacrée ressemble alors surtout à un égout à ciel ouvert.
Les industries installées le long du Gange – tanneries, distilleries, papeteries... – fournissent 20 % des eaux usées qui y sont déversées, mais ce sont les plus toxiques et les moins biodégradables.
Le fleuve à Rishikesh, encore propre |
Le Gange est le fleuve de tous les superlatifs. Long de 2.500 kilomètres, il traverse les principaux Etats du nord de l’Inde. Son bassin (avec ses affluents) représente un quart de la surface du pays et plus de 400 millions d’habitants, ce qui en fait le plus peuplé du monde. Une trentaine de villes de plus de 100.000 habitants, qui sont autant de centres industriels, jalonnent le cours d’eau principal qui est aussi une source majeure d’irrigation pour l’agriculture. En résumé, le fleuve est une véritable ligne de vie pour la moitié nord de l’Inde. Un rôle qui ne date pas d’hier et qui contribue à son autre caractéristique : son caractère sacré. Pour les tenants de la religion hindoue, la rivière Ganga est considérée comme « la Mère », une déesse de premier plan dans leur panthéon. Se plonger dans ses eaux est un rituel de purification que tout hindou essaye de faire au moins une fois dans sa vie. L’eau du Gange est associée à de nombreux rituels et l’on y jette les cendres des défunts après leur incinération. Des festivals religieux rassemblent d’incroyables foules sur ses rives. Le Mahâ Kumbh Melâ de 2001 a vu plus de 60 millions de fidèles venir à Allahabad, en faisant « le plus grand rassemblement de l’histoire du monde », selon la Banque mondiale.
Une pression extrême
Entre son rôle économique et son importance sociale et spirituelle, le fleuve est soumis à une extraordinaire pression. Au début de son trajet, dans l’Himalaya, les barrages hydroélectriques se multiplient. Arrivé dans les plaines, les problèmes s’aggravent : des prélèvements massifs pour l’irrigation représentent 90 % de la consommation d’eau de la rivière. Surtout, le chapelet des villes qui bordent le fleuve y déverse les eaux usées de centaines de millions d’habitants : 2,9 milliards de litres chaque jour alors que la capacité de traitement est de 1,1 milliard. Sans compter que ces installations « ne fonctionnent qu’une partie du temps, si bien que le traitement effectif est très faible », souligne Sanjay Pahuja, à la division environnement et eau de la Banque mondiale à New Delhi.
Les industries installées le long du Gange – tanneries, distilleries, papeteries... – fournissent 20 % des eaux usées qui y sont déversées, mais ce sont les plus toxiques et les moins biodégradables. Dans la ville de Kanpur, les équipes de Teri, l’organisme de recherche sur l’environnement dirigé par Rajendra K. Pachauri, ont constaté que les responsables des tanneries qui disposent d’installations pour traiter leurs rejets « les éteignent pour économiser l’électricité », raconte Sonia Grover, chercheuse à la division eau. Un autre problème majeur est celui des déchets solides (plastiques, etc.) jetés dans la rivière. Enfin, une pollution agricole est aussi présente mais les données sont à peu près inexistantes et elle est « beaucoup moins importante que celle des villes et de l’industrie », affirme Bharat Lal Seth, directeur adjoint du programme eau du Centre for Science and Environment de Delhi.
Le caractère sacré du fleuve contribue aussi à sa détérioration. Les offrandes continuellement jetées dans les eaux, les festivals où des centaines de milliers de personnes se rassemblent sur les berges sont des sources de pollution, sans oublier des pratiques très particulières. « A Kanpur, racontent Sonia Grover et son collègue Avneesh Nayal, nous avons découvert une coutume que nous ignorions : quand un jeune meurt, il n’est incinéré qu’à moitié et le reste du corps est jeté dans la rivière. Vu la population, cela fait beaucoup de corps... »
Le résultat de tout cela, résume une étude de la Banque mondiale, c’est que « le Gange est confronté à des pressions extrêmes en termes de pollution ». Un exemple : la teneur des eaux en coliformes, qui dénotent la présence de matières fécales. Alors que la norme admissible est inférieure à 5.000 NPP/100 ml [nombre le plus probable, méthode de mesure utilisée en microbiologie, NDLR], les chiffres relevés sont de 74.083 à Kanpur, 111.556 à Varanasi et 352.083 près de Calcutta... Avec de graves conséquences sur la santé des habitants. Selon la Banque mondiale, les maladies propagées par l’eau dans le bassin du Gange coûteraient 4 milliards de dollars par an.
« On parle de traiter les eaux usées de 450 millions de personnes aujourd’hui, qui seront 650 ou 700 millions dans vingt ans, c’est titanesque... »
RÉMY VANDENBUSSCHE, CHARGÉ DU PROJET GANGE AU SEIN DU GROUPE D’INGÉNIERIE FRANÇAIS EGIS
A Varanasi-Bénarès, le Gange est un égout à ciel ouvert |
Face à cette situation dramatique, la prise de conscience est lente. Une première tentative de nettoyage du fleuve a bien été lancée en 1985 par le gouvernement indien. Mais son ampleur très limitée – 250 millions de dollars dépensés en vingt ans – n’a pas donné d’impact visible sur la pollution, qui n’a fait que croître pendant cette période. Aujourd’hui, la mobilisation est plus forte avec des campagnes lancées par les spécialistes de l’environnement, les militants écologistes et des groupes religieux attachés au sauvetage de la « Mère Ganga ». L’Etat indien a donné au Gange un statut de « rivière nationale » et a créé en 2009 la National Ganga River Basin Authority (NGRBA), un organisme chargé d’élaborer une approche globale des problèmes du fleuve. Le gouvernement national et les Etats traversés par le Gange y sont associés, ainsi que la société civile. Objectif : éliminer tout rejet d’eau non traitée dans le Gange d’ici à 2020 ! Ce que les spécialistes les plus polis estiment extrêmement ambitieux... La Banque mondiale fournit un soutien clef avec ses experts et 1 milliard de dollars sur le 1,55 milliard du budget initial (le reste étant apporté par l’Inde).
Faire évoluer les mentalités
La tâche s’annonce complexe... A l’occasion d’une réunion plénière de la NGRBA en avril, le Premier ministre Manmohan Singh a reconnu que les efforts consentis jusqu’ici « n’ont pas eu beaucoup de succès ». Au niveau des études préliminaires déjà, les difficultés sont nombreuses tant les données disponibles sont insuffisantes, souligne Bharat Lal Seth. Pour le seul volet – essentiel – des rejets urbains, « on parle de traiter les eaux usées de 450 millions de personnes aujourd’hui, qui seront 650 ou 700 millions dans vingt ans, c’est titanesque, s’exclame Rémy Vandenbussche, chargé du projet Gange chez le groupe d’ingénierie français Egis (voir encadré). Il s’agit d’identifier toutes les sources de pollution, de faire un diagnostic des réseaux de collecte, de les construire ou de les reconstruire, d’édifier les usines de traitement »...
Plus délicat encore, il faut faire évoluer les mentalités. « Il y a un gros problème d’éducation, explique Sadhvi Bhagawati, une Américaine devenue disciple de Pujya Swamiji, un gourou qui fait campagne pour le sauvetage du Gange. On voit des Indiens pauvres dépenser leurs derniers sous pour offrir des fleurs au Gange... en les jetant emballées dans un sac en plastique. On ne peut pas leur dire : “Vous polluez la rivière”. Car, pour eux, le Gange est le grand destructeur des impuretés et prétendre qu’un sac plastique peut l’affecter serait sacrilège. C’est pour cela que les hindous ont laissé leur fleuve sacré tomber dans cet état. Mais si on leur dit que ce sac plastique va faire mourir une vache qui l’aura mangé au bord de l’eau, ils peuvent comprendre. »
L’engagement de leaders religieux dans la bataille peut aider à cet égard. « Nos langages sont différents mais nos objectifs sont les mêmes », affirme-t-on au Centre for Science and Environment. Ce n’est malgré tout pas toujours le cas. Là où les environnementalistes ne voient pas d’un mauvais œil les barrages en amont du fleuve, Pujya Swamiji dénonce une atteinte intolérable au flot divin et prône un remplacement total de l’hydroélectricité par de l’énergie solaire.
Scepticisme latent
Le nettoyage du Gange sera donc une tâche de longue haleine. 80 % du budget initial de 1,5 milliard de dollars va servir « à monter une dizaine de gros projets pilotes (réseaux d’assainissement, usines de traitement...) pour démontrer leur efficacité », détaille Sanjay Pahuja. Des partenariats public-privé seront testés. Le passage à l’échelle supérieure sera pour plus tard. Personne ne se risque à pronostiquer l’ampleur de la tâche. De nombreuses dizaines d’années et beaucoup, beaucoup d’argent seront nécessaires : « le nettoyage du Rhin a coûté près de 100 milliards de dollars », rappelle le responsable de la Banque mondiale. D’où un certain scepticisme parfois. Bharat Lal Seth estime par exemple qu’il n’y aura jamais assez d’argent pour construire des usines de traitement partout et prône l’utilisation de « technologies non conventionnelles comme des bassins de décantation ». Certains spécialistes en arriveraient presque à douter du bien-fondé du projet. « Vu la facture prévisible, on peut se demander si l’Inde ne ferait pas mieux de construire des routes ou des écoles », entend-on en privé. D’autres estiment la démarche pleinement justifiée vu les enjeux. « Le problème de l’eau est fondamental à moyen terme, affirme Rémy Vandenbussche, le projet est ambitieux mais pas impossible. Il exigera une combinaison de financements, de législation, d’éducation et beaucoup de volonté politique. » Sauver un fleuve sacré, après tout, ça n’a pas de prix.
PATRICK DE JACQUELOT, À NEW DELHI
Encadré
De beaux contrats à la clef pour les entreprises françaises?
Nettoyage. La France se place dans les travaux de préparation du nettoyage du Gange, où elle voit la possibilité à terme de contrats considérables pour des entreprises comme Veolia et Suez. Fer de lance de l’offensive : un financement octroyé par les autorités françaises sous forme d’un crédit Fasep (Fonds d’étude et d’aide au secteur privé) d’un montant de 1,25 million d’euros, qui permet à Egis, la filiale d’ingénierie de la Caisse des Dépôts, de réaliser des études pour le compte de la National Ganga River Basin Authority. Egis travaille à « finaliser le programme d’action, sortir les documents techniques, établir un contrat-cadre qui servira aux appels d’offres » à venir pour le traitement des eaux usées, explique Rémy Vandenbussche, responsable de l’opération chez Egis India, qui considère ce contrat comme « très important sur le plan stratégique ». Chez Suez et sa filiale Degrémont, spécialisée dans la construction d’usines de traitement, on suit le projet de près.
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